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Notre priorité de Style de vie :
la bulle personnelle et familiale
1980 : c'est la crise et la déprime collective.
1990 : le cocooning passif et protecteur.
2000 : l'autoconnexion,un retour à soi optimiste
et dynamique.
Selon le célèbre météorologue nous avons
décidé de prendre notre bonheur en main.
Entretien avec Bernard Cathelat
Docteur en psychologie sociale, Bernard Cathelat prend le pouls de
la société et étudie ses modes d'être.
II guide (équipe du CCA (Centre de communication avancée)
depuis plus de vingt-cinq ans et partage son temps entre l'analyse des
« Socio- Styles de vie », la détection des grandes
tendances sociales, et enseignement.
II a publié, en 1990, "Socio-Styles système : les
styles de vie, théorie, méthodes, applications" (Éditions
d'Organisation)
l'autoconnexion
On cherche le sens de sa vie en soi même: on ne va plus chercher ses valeurs ni sa morale dans le regard des autres et dans des normes collectives, mais en soi. On se ressource en famille et entre amis: La réussite aujourd'hui? Ni l'argent ni la carrière, mais l'épanouissement personnel et le temps libre. On a besoin d'un espace de vie privé : Dans cette vie sous pression, il faut avoir un territoire privé, un jardin secret : c'est à la fois moi, les miens, ma maison, mais surtout mon intériorité, mon corps. On aspire à la vitalité : C'est auprès de mère Nature que l'on cherche à la fois la santé physique, psychologique et spirituelle. |
Psychologies : Selon vous, nous sortons
de la déprime collective. Qu'est-ce qui a changé?
Bernard Cathelat : Inquiétude pour soi, grande méfiance
à l'égard du monde extérieur: dans les années
80, nous étions en pleine crise, une crise incompréhensible,
irrationnelle, trou noir dévorant les individus. Face au «
monstre », c'était la paralysie et la certitude que nous n'en
sortirions jamais. Puis, au milieu des années 90, un mécanisme
psychologique nouveau apparaît :
L" egocentrage » ? le centrage sur soi. Traduction : «
Puisque
le monde devient une jungle, je n'ai plus de compte à rendre à
personne, la seule logique qui vaut est la mienne. » Mais on
ne lutte pas: on se contente de se protéger passivement en entrant
dans sa coquille. Absence de rêve, d'utopie, d'esprit d'entreprise,
le climat dominant est une sorte de « dépression nerveuse
collective ». On se lève le matin en se disant: «
Je
n' y arriverai pas, de toute façon, ça ne sert à rien.
» Et, soudain, notre dernière étude enregistre les
premiers signes d'un rebond d'énergie. Après s'être
egocentré sur soi, avoir
« cocooné », et même « bunkerisé
» défensivement, on affronte l'obligation de s'adapter au
XXIè siècle, par un ressourcement en soi-même. Proche
de l'egocentrage par certains aspects - notamment la déconnexion
sociale -, cette autoconnexion, elle, est active : elle marque l'envie
de se reconstruire et de prendre sa vie en main.
Que signifie concrètement être
" autoconnecté " ?
Contrairement à l'individu egocentré, l'autoconnecté
n'est pas un survivant déprimé. Il pense que le bonheur est
à sa portée. Mais il ne compte plus sur la société,
sur un projet collectif ou un leader politique pour l'atteindre.
Le bonheur réside dans les « petites choses de la vie
», on le cherche en soi ou auprès des siens.
Etre heureux aujourd'hui, c'est être en harmonie avec soi-même,
être équilibré, « cool », convivial: une
conception assez zen. L'autoconnexion s'exprime également
par une tendance à se « déconnecter » du social,
à s'y impliquer un minimum pour ne pas être marginalisé.
S'il y a investissement d'énergie, c'est dans la vie privée
: dans la « niche » familiale.
Ensemble, on constitue une entité solidaire qui fait face au
monde extérieur.
Comment concilier le besoin de trouver son
équilibre personnel et ce regain d'amour pour la famille?
Un constat se dégage des dernières décennies :
« On ne peut pas être seul, trouver seul son équilibre.»
En fait, c'est la notion de « bulle personnelle » qu'il
convient de retenir: dans cette vie où l'on est sous pression, il
faut avoir un petit territoire privé, un jardin secret. C'est à
la fois moi et les autres moi-même avec qui je vis en osmose, mais
c'est aussi ma maison,
le « chez soi », l'intériorité et également
mon corps. Car, dans cette société d'ordinateurs et de caméras
où notre espace de liberté et d'intimité se réduit
comme peau de chagrin, le corps est en train de devenir le dernier territoire
dont on se sent réellement propriétaire. Le piercing, le
tatouage, la chirurgie esthétique, sont autant de langages symboliques
pour poser
« Ceci est mon corps, j'en fais ce que je veux. »
Sommes-nous heureux ?
Sur le plan matériel et personnel, oui ? 80 % des sondés
se disent personnellement heureux, et 70 optimistes pour demain. Mais aussi
formidablement stressés car, simultanément, le réel
d'une sortie de crise, selon le modèle ultralibéral de société
jungle darwinienne, fait peur. D'où le succès d'Internet,
des jeux vidéo, l'engouement pour le virtuel, les voyages lointains
et l'exotisme. On repère un besoin vital de se mettre entre parenthèses
sociales, de récréation, évasion, fuite loin du monde
de la compétition pour récupérer sans pression. Nos
façons de voyager ou de consommer témoignent de ce désir.
On fuit désormais à la première occasion vers un ailleurs
dont les règles sont différentes ; l'imaginaire du monde
virtuel, le monde de la nuit, le désert, etc. Quant à notre
manière de dépenser, le redémarrage de la consommation,
en 1999, est volontiers boulimique et irrationnel, quasi névrotique:
on achète sporadiquement, un peu comme on dévore trois tablettes
de chocolat d'affilée pour calmer ses angoisses. Cette année,
on a connu une ruée sur les soldes qu'on n'avait pas vue depuis
vingt-cinq ans.
Vous nous voyez de plus en plus émotifs,
intuitifs. Est-ce encourageant ou inquiétant ?
Si l'on veut être positif, considérons que, depuis cinquante
ans, nous vivions dans une société toujours plus hyperpragmatique,
calculatrice, rationaliste et froide, engendrant un manque d'émotion
et d'affectivité, donc de désir légitime de leur donner
enfin une place. En fait, dans la vie professionnelle et publique, les
émotions :ont toujours mal vues. Elles restent synonymes de fragilité.
Si elles trouvent à s'exprimer, c'est ans la vie privée,
l'imaginaire ou des parenthèses sociales : la bouffée d'émotion
à la mort de Diana , l'instant de communion fraternelle pluriculturelle
lors de la Coupe du monde de football. Quels sont les dangers de cette
résurgence émotionnelle? Va-t-elle produire une haine de
la raison et, par conséquent, un obscurantisme moderne ? Les sectes,
les intégrismes, la magie se portent bien! A court terme, nous envisageons
plutôt un rééquilibrage entre émotion et raison:
un droit reconnu de nouveau de piloter sa vie selon une passion,
une vocation, un feeling.
Sommes-nous de plus en plus égoïstes
?
Oui et non .
Oui, car on devient plus opportuniste. On ne croit plus que
la soumission aux règles du système garantit sa reconnaissance,
donc on vire « surfer acrobate » et « renard malin ».Oui,
encore, car l'autoconnexion n'est pas vraiment synonyme d'altruisme, du
moins pas de solidarité universelle. Elle va plutôt de pair
avec un certain « chacun pour soi ». Le meilleur recours: soi-même.
« La force est en toi! »
Non, pourtant, car, simultanément, on note un renouveau
d'intérêt pour tout ce qui est « microsocial »
: vie de quartier, associations et opérations caritatives, humanitaires,
tous ces lieux et activités collectives - toujours à taille
humaine - que l'on fréquente par affinités, dans lesquels
on peut s'impliquer et se désimpliquer à volonté.
Car plus question de s'engager à vie dans un parti, un syndicat.
D'un côté, c'est la renaissance positive de nouvelles microsolidarités
« tribales » de proximité. De l'autre, plus inquiétant,
l'évolution insensible vers une société mosaïque,
émiettée en clans et tribus... avec ce que cela peut générer
de corporatisme, xénophobie, racisme, ghettos.
De quoi avons-nous le plus peur ?
De la pauvreté, de devenir SDF incontestablement. L'inconscient
collectif est plein de fantasmes terrifiants, entre Zola et science-fiction
des années 60, dans un univers postapocalyptique : société
fracturée, à plusieurs vitesses, où l'on meurt dans
la rue livrée à la guerre des ghettos et à la force
pure. Curieusement, cette vision de l'avenir est présente aussi
bien chez des jeunes cadres nourris à la gelée royale que
chez des loubards de banlieues ou des vieilles dames. Et nos études
ont détecté cette vision ultrapessimiste aussi bien à
San Francisco qu'à Mexico, San Paolo, Shanghai et Hong Kong. Les
peurs écologiques - pollution, catastrophe nucléaire
- viennent en second rang, avec l'angoisse d'une science qui dérape,
les mutations monstrueuses créées par des savants fous.
Et ensuite, l'insécurité peur de la violence urbaine
quotidienne, aussi bien que montée des intégrismes et des
fanatismes.
La vitalité est l'un des mots clés
de notre époque...
C'est une idée liée au besoin de ressourcement, propre
à la tendance à l'autoconnexion. Elle traduit l'envie de
reconstruire par soi-même son potentiel vital. La vitalité
n'est pas seulement la santé, définie comme absence de maladie,
c'est une forme de potentiel à la fois physio et psychologique,
un rayonnement interne, associant force mentale, dynamisme entreprenant,
charme, beauté et séduction. Simultanément, elle participe
du respect de soi-même ; on désire se traiter bien pour durer,
mais également pour protéger le vivant -la vie sacrée
- en nous. On va se mettre en vacances du stress de la vie socioprofessionnelle
pour renaître. Faire du yoga, lire de la poésie pour élever
son esprit. Ce mouvement s'accompagne d'une conception presque mystique
de la nature : retour vers « maman Nature », symbolisant à
la fois la vérité, la sagesse et une forme de morale universelles.
Propos recueillis par Isabelle TAUBES
SOCIO-STYLES AU CINEMA
Mourir ou rebondir? Dans "Extension du domaine de la lutte", une comédie douce amère, Philippe Harel nous offre à son insu une savoureuse illustration des deux dernières études du CCA. Son film, tiré du roman du même nom de Michel Houellebeck - dont la fin a été modifiée dans un souci d'optimisme - aurait pu s'intituler « De l'egocentrage à l'autoconnexion ». Notre « héros», technicien en informatique - nous n'apprendrons jamais son nom -, a depuis longtemps remisé ses ambitions professionnelles et ses espoirs amoureux à la cave. Son travail l'oblige à se rendre en province avec un collègue, Tisserand, pur idéaliste. Et nous voici témoins de leur dialogue. Qu'on ne s'attende pas à un film d'action. En revanche, on assiste à une éclairante exploration psychologique du mouvement de repli sur soi du milieu des années 90. Notre héros se contente de surnager. II se pose en spectateur blasé d'une société aux allures de jungle où il faut se battre pour réussir, et avoir le droit d'aimer et d'être aimé. La société n'est pourtant pas seule responsable de son apathie : notre héros est bien névrosé. II n'empêche qu'après quelques somatisations et épisodes dépressifs majeurs, il devra faire son choix : mourir ou rebondir . DE PHILIPPE HAREL. AVEC PHILIPPE HAREL ET JOSÉ GARCIA. SORTIE : 13 OCTOBRE 1999. |
Vous vous reconnaissez ?
Voici quatre des quinze "Socio-Styles" brossés par le CCA. Ils correspondent à des profils de lecteurs de "Psychologies". Pouvez-vous vous identifier à l'un d'eux ? Les dériveurs Urbains, trentenaires, classe moyenne, en période de remise en question sur les plans privé et social, en quête d'épanouissement personnel, d'évolution, dans une société tolérante, opérationnelle, de culture moderniste, consommateurs de hightech et de qualité de vie. Les butineurs Jeunes aisés chez leurs parents, hédonistes, instruits, ayant de la compassion pour les exclus, en quête d'une société tolérante, solidaire et compétitive, très paraître et loisirs, consommateurs d'innovation. Les attentistes jeunes cocooners endettés, centrés sur le bonheur familial, en attente providentielle de mieux-être, individualistes, en quête d'une société sécuritaire pour prévenir l'insécurité urbaine, de culture audiovisuelle populaire, consommateur de modernisme branché. Les bâtisseurs Cadres supérieurs et retraités parisiens aisés, des grandes villes, élitistes, moralistes, tolérants, socialement impliqués, en quête d'une société moderne libérale sans conflit, consommateurs haut de gamme innovateurs de marques réputées pour leur authenticité, leur éthique et leurs services. Revue : Psychologies n° 179 |
Interview de Bernard CATHELAT
Directeur du CCA par Jacqueline Remy pour le magazine l'Express du 13 Janvier
2000 :
" On revient à l'hédonisme ,
mais à temps partiel ": comment nous avons goûté -
boudé parfois nos plaisirs...