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Le Centre de communication avancée étudie avec finesse les styles de vie des Français. Bernard Cathelat, son patron, explique comment, au fil des décennies, nous avons diversement goûté - boudé parfois -nos plaisirs
Assiste -t -on à un retour de l'hédonisme ?
Le mouvement auquel on assiste à présent n'a rien à voir avec la vague d'hédonisme -briseur de morale, briseur de tabous -qui avait tout emporté sur son passage dans les années 70. Ce fut une période pendant laquelle le plaisir était recherché de façon systématique dans tous les chapitres de la vie, en toutes circonstances -ce qui n'est pas le cas actuellement. On découvrait qu'on pouvait s'habiller de toutes les couleurs, travailler en s'amusant, faire l'amour sans contraintes. C'était un hédonisme affiché, officiel, triomphant, exacerbé, voire hystérique. La jouissance était devenue une valeur en soi : il fallait jouir. Ce fut une période exceptionnelle. On vit encore sur les braises de cet hédonisme.
Dans l’intervalle, les Français ont traversé des épisodes beaucoup plus matérialistes, glus agressifs et moins lyriques.
Les années 80 ont célébré les dernières messes de la richesse et du luxe. La crise économique alors se durcit, et on se met à vouer un culte à l'argent - avant qu'il n'y en ait plus. Des années d'ostentation, avec des pubs provocantes : " Osez Porsche " . L’esprit killer triomphe. On aime les griffes de luxe et les brokers. On multiplie les signes extérieurs de richesse. Ce fut un peu le carnaval avant le carême.
Le carême, ce fut la décennie 90 ?
-Oui, des années de pénitence et de deuil. Cela ne signifie pas qu’on ne prend pas de plaisir à cette époque. Mais on le prend en cachette. On s’habille monacal. L’architecture fait dans le glaciaire. On se maquille nature. On valorise le sérieux, le pragmatisme , le rationalisme. On traque les mauvaises graisses dans l’économie et sur soi- même. La pub montre des femmes translucides. Le corps n’est plus fait pour être touché ni caressé, mais pour être regardé. Bodybuilding, chirurgie esthétique : seule compte l’apparence. Dans ce monde des images, on oscille entre des êtres angéliques au corps refroidi et des silhouettes hypersexualisées façon poupées Barbie en plastique. Le plaisir est mis sous le boisseau.
Et aujourd’hui ?
- On revient à l’hédonisme, mais à temps partiel. Les Français sont traversés de sentiments contradictoires quand on leur demande comment ils voient leur avenir personnel dans les prochaines années, 72 % répondent que ça va aller mieux pour eux. Il y a cinq ans, le taux de réponses optimistes ne franchissait pas la barre des 50 %. En revanche, si on leur pose la question sur la société française en général, 58 % des gens répondent que ça va aller de plus en plus mal, alors que, il y a cinq ans, les réponses pessimistes étaient moins nombreuses. C'est paradoxal on a, au même moment, une progression de l'optimisme individuel et du pessimisme social. Les chiffres se sont croisés à la fin des années 80. Même les jeunes cadres super diplômés ont maintenant la certitude que le redémarrage de l'économie va se payer d'une crise sociale: 70 % des Français sont convaincus, non sans nostalgie, que l'Etat providence a vécu. La société jungle fait horreur, mais on s'y résigne. Un peu paumés, les gens n'ont plus confiance en leur patron, ne s'attachent pas à leur entreprise, remplissent leurs obligations sociales tout en s'en déconnectant : ils jouent des rôles. Ils s'adaptent, se camouflent ; bref, ils adoptent un pragmatisme à géométrie variable, et n'expriment leur vraie personnalité que sur leurs territoires privés.
Aujourd'hui, on prend donc son plaisir chez soi, dans sa vie privée. D'où votre expression l'hédonisme à temps partiel
La vie sociale reste dominée par un objectif de fonctionnalité. Pour compenser, on va organiser de grandes fêtes collectives fusion pelles, à l'occasion d'un événement sportif ou de la visite du pape: on vit des légendes à durée limitée. Dans la sphère privée on voit renaître un hédonisme de consommation, boulimique. Comme lorsqu'on s'est fait une grosse peur et qu'on s'offre trois tablettes de chocolat. Mais on achète tout de même malin, on calcule, on marchande. Les couleurs gaies et acidulées reviennent dans l'électroménager. On aménage sa maison. Les magazines de décoration se vendent très bien. On se recentre sur sa vie, sa maison et son corps. Dans cette société où l'on se sent de plus en plus conditionné et surveillé, le corps est proclamé dernier territoire de liberté. D'où l'évolution des attitudes à l'égard de la chirurgie esthétique et du piercing : je suis maître chez moi. Il y a une jouissance du caché, de l'ego secret : être plus que ce qu'on montre. II y a aussi une jouissance de la parenthèse sociale : les vacances sont au premier rang des dépenses cette année. Envie de partir, de s'abstraire, de jouer à être quelqu'un d'autre. II y a enfin un hédonisme du fantasme, lié aux médias, à un monde irréel qui vous offre des échappées belles de plaisir symbolique
Le plaisir serait donc moins lié à la transgression des interdits qu'au retour aux abris...
Les années 90 avaient vu monter les petits plaisirs modestes et aristocratiques de connaisseurs. Il fallait un alibi. Exemple : c'est légitime de dépenser 500 francs pour une bouteille de vin si je m'y connais. Actuellement, on va vers une culture de l'épanouissement. On préfère aux plaisirs brefs, intenses et extatiques, le plaisir profond et harmonieux. Dans notre dernière enquête, nous avons demandé aux Français quels étaient à leurs yeux les mots clefs du bonheur. Ils ont plébiscité cool, harmonie, paix, tranquillité, fraternité, convivialité, équilibre. L'épanouissement, c'est lent, ça prend du temps, ça vient de l'intérieur, ça se déploie. Comme une fleur.
Propos recueillis par Jacqueline Remy