Saint Patrocle, sa biche et ses colombes
 

Il se nommait Patrochin, mais on l'appelle Patrocle. C'est l'un des saints les plus honorés du Bourbonnais. Grégoire de Tours, qui fut son contemporain et dut le connaître, a écrit sa vie, probablement très peu de temps après sa mort. Il nous apprend qu'il était Berrichon, né à Bourges à la fin du Ve siècle, exactement croit-on, en 496.

Il commença par garder les troupeaux, fut même emmené en esclavage, assurent d'aucuns et maltraité par son maître. Sans être très riches, ses parents étaient libres et demeuraient attachés à leurs anciens dieux. Ils ne le contrarièrent pas, quand il se convertit au christianisme.

Intelligent et travailleur, il s'intruisit très vite dans les sciences, les lettres sacrées et profanes. L'évêque de Bourges l'ordonna diacre à l'âge de vingt-cinq ans, puis archidiacre. On le considérait comme l'un des hommes les plus saints et les plus cultivés de son époque.

Devenu le précepteur des fils de Clodomir, roi des Franks, il eut pu vivre à la cour, être l'un des conseillers du royaume. Les honneurs ne le tentaient pas, une existence fastueuse ne convenait pas à son caractère. Le clergé séculier lui parut même trop attaché aux biens de ce monde. Il avait l'ardent désir de se consacrer uniquement à Dieu et il se retira dans la solitude, pour y vivre, prier, méditer.

Une épaisse et sombre forêt couvrait alors des territoires très étendus entre le Berry et l'Auvergne. Le Cher la traversait et y recevait de nombreux ruisseaux. Les importants massifs du Tronçais, qui existent encore, dépendaient de cette sylve immense. Au fond de ces bois pleins d'un vaste silence, d'épouvante aussi, dans une gorge abrupte et rocheuse, entre Villebret et Néris, Patrocle fixa ses pas, après avoir erré de longs jours. Il se construisit une hutte de terre, de pierres sèches et de branchages. Il pensait y couler ses jours, indifférent aux rigueurs des saisons comme à l'infinité des bêtes sauvages, nombreuses aux environs. Celles-ci d'ailleurs ne lui voulaient aucun mal: les buffles, les sangliers, les loups même s'arrêtaient dans leur course pour le laisser passer et le saluaient. Une biche blanche, qu'il avait guérie, s'était attachée à lui. Elle ne le quittait pas, quelque chemin qu'il parcourût.

Un jour qu'il se rendait à Néris, où les faux dieux régnaient sur les sources et les thermes, il rencontra deux jeunes filles qui menaient en forêt les troupeaux de leur père. Elles étaient jolies et gracieuses. Bien que surprises de voir cet errant dans la force de l'âge, accoutré d'une peau de bête, appuyé d'une main solide sur un bâton et, de l'autre, caressant la tête d'une biche, elles lui sourirent. Il se fit alors connaître d'elles.

- Je suis Patrocle, leur dit-il, et je viens à vous de la part de Dieu.

L'aînée lu répondit:

- Nous voudrions bien écouter vos paroles, mais nous avons des devoirs à remplir. Tout en gardant les moutons de notre père, ma soeur et moi comptons cueillir les plus belles et les plus odorantes fleurs de la forêt, pour les déposer sur l'autel de Nérius qui, jusqu'à ce jour, nous a toujours protégées.

Patrocle répliqua très doucement:

- Ce n'est pas Nérius qui vous protège, mais le Dieu tout-puissant que je sers et veux vous enseigner. Lui seul est grand, lui seul est bon, lui seul est juste.

Il leur expliqua la sagesse et la beauté des saints mystères. Ses paroles étaient empreintes de tant de foi, eclairées de tant de flamme, que les deux soeurs s'en émurent. Cependant l'aînée lui déclara encore:

- Comment pouvons-nous distinguer la vérité de l'erreur? Nous n'avons jusqu'ici connu que les dieux de nos pères. Quand, par un acte, un signe annonciateur, vous nous aurez prouvé que votre Dieu est plus puissant que les nôtres, nous croirons en lui.

- Avant peu, répondit-il, le signe que vous réclamez se révélera. Un appel vous viendra, vous l'écouterez, vous y obéirez. Vous le suivrez et il vous conduira jusqu'à moi.

Patrocle toucha de sa main le front des deux jeunes filles. Son pouce y traça le signe de la croix et, les ayant bénites, il les laissa aller, pendant qu'il reprenait le chemin de son ermitage.

A peu de temps de là, l'ainée des deux soeurs se tenait assise devant le foyer de la maison de son père. Elle filait de la laine. Une biche blanche franchit le seuil de la pièce ou elle se trouvait et vint à elle. La jeune fille la reconnut pour l'avoir vue aux côtés de Patrocle, quand elle et sa soeur s'étaient rencontrées avec lui. De son pas léger, la biche s'approcha de la fileuse, posa sa fine tête sur ses genoux, puis s'éloigna vers la porte, où elle attendit. La jeune fille ne bougea pas, se contenta de la suivre des yeux. La biche revint vers elle, posa de nouveau sa tête sur ses genoux, puis s'en alla encore du côté de la porte, où elle demeura. C'est seulement à la troisième fois que la fileuse comprit et vit dans la présence de cette biche blanche le signe annonciateur, qu'elle avait demandé à Patrocle, dont il lui avait promis la venue prochaine. Elle abandonna sa quenouille et suivit la gracieuse envoyée.

Toutes deux s'enfonçèrent dans la forêt. Les ronces et les branches s'écartaient devant elles pour leur livrer passage. Les animaux sauvages fuyaient pour ne pas les effrayer. Elles arrivèrent au bord d'un torrent. La biche se jeta à l'eau et le traversa. La jeune fille ne savait pas comment faire, car le torrent était profond et rapide. Elle ne voyait aucune pierre où elle put poser ses pas. Tout à coup, la branche d'un saule s'abaissa devant elle. Elle y prit place et fut transportée sur l'autre rive. La biche repartit devant elle et la conduisit à l'ermitage de Patrocle.

Le saint l'acceuillit d'un front rayonnant. Il lui dit avec de tendres paroles toutes les raisons qu'elle devait avoir de croire à son Dieu. La jeune fille l'écouta avec attention. Elle sentit peu à peu la foi chrétienne se substituer en son âme à ses anciennes croyances. Elle demanda à Patrocle de lui apprendre à prier. Tous deux se mirent à genoux sur le sol et récitèrent de pieuses oraisons.

La jeune fille regagna cependant la maison de son père. En y arrivant, elle trouva filée toute la poupée de sa quenouille de laine. Plusieurs jours de suite, chaque matin, la biche revint chercher la jeune catéchumène et, par les mêmes voies, la conduisit à l'oratoire de Patrocle.

- Je crois en votre Dieu, lui annonça-t-elle un soir, au moment où elle s'apprêtait à rejoindre la maison de son père.

Patrocle alors la baptisa et lui donna le nom d'Agathe, vierge et martyre sicilienne, morte en l'an 251.

La soeur et le père d'Agathe, ce dernier après une cruelle maladie que Patrocle avait guérit, se convertirent à leur tour, ainsi qu'un grand nombre d'habitants de leur voisinage. Afin qu'ils puissent y venir prier, le saint fit bâtir une église, à côté de laquelle il édifia un monastère, pour y soigner les vieillards et les malades. Il en confia la direction à Agathe.

Le bruit des conversions et aussi des miracles accomplis par Patrocle, étendit sa renommée très au loin. De toutes parts on accourut vers lui, pour réclamer son appui, son secours. Il ne pouvait plus prier et méditer autant qu'il le désirait. Il résolut de chercher une autre solitude, d'autant plus qu'il sentait son coeur épris d'une si profonde affection pour Agathe, qu'il redoutait qu'elle ne devint coupable aux yeux de Dieu.

Il quitta son ermitage par un clair matin de printemps. Les branches des arbres commençaient à se velouter de verdure. Mille oiseaux chantaient en construisant leur nid. Il s'enfonça plus avant dans la forêt, toujours accompagné de sa biche.

Il vit se dresser devant lui les ruines d'un temple romain, au confluent des deux rivières l'Oeil et le Clérault. Afin de sanctifier ce lieu, d'en chasser l'atmosphère païenne qui l'enveloppait encore, il voulut y élever une croix. Comme il procédait à cette édification, une blanche colombe, poursuivie par un épervier, vint à lui. Il tendit la main et elle s'y posa. L'épervier comprit que l'oiseau était maintenant sous la protection d'un saint. Il s'enfuit.

Patrocle construisit un petit abri où la colombe se réfugia. Une autre la rejoignit. L'anachorète vit dans la réunion des deux oiseaux le gage symbolique de la paix à laquelle il aspirait. L'endroit où il se trouvait lui parut être le calme et propice asile qu'il recherchait. Il édifia une nouvelle cabane auprès d'une source, ou venaient boire les oiseaux du ciel et les bêtes sauvages. Certains assurent que c'est lui-même qui en fit jaillir l'eau.

Quand ils surent qu'il y avait dans le voisinage de la fontaine, au coeur de la forêt, un pieux ermite qui soulageait les douleurs du corps et les maux de l'âme, les habitants accoururent vers patrocle. Ils lui demandèrent de les secourir et de les réconforter. Il les reçut avec sa coutumière bonté, leur parla du Père, du Fils et de l'Esprit-Saint, leur montra dans les trois bassins emplis par la source voisine le symbole même de la Trinité, ne formant qu'une seule personne, une divinité, de même qu'une seule onde pure circule pour animer chacune des trois vasques.

Comme son verbe était convaincant, qu'il savait trouver les mots qui touchent les coeurs et frappent les esprits, beaucoup voulurent devenir ses disciples, rester à ses côtés, partager sa vie pour l'entendre toujours. Sa cabane ne les pouvait tous abriter.

Il construisit une chapelle, puis un prieuré, qu'il appela le monastère de la Colombe (Monasterium Columbarii) afin qu'il soit à jamais gardé mémoire des deux oiseaux qui, les premiers, étaient venus à lui et, aussi, parce qu'il entendît que la colombe devint l'emblème de ses religieux, qu'ils en aient la douceur et la pureté.

Ses disciples l'auraient voulu comme abbé. Il s'y refusa, ne se sentant aucune aptitude à gouverner. C'est pourquoi, à la Celle comme à Colombier, ses statues le représentent simplement en prêtre, non crossé, ni mitré, comme le sont les abbés et les évêques.

Dès que les cellules de ses moines furent bâties, il s'éloigna d'eux, s'avança encore plus profondément dans la forêt, avec le désir de découvrir enfin la thébaïde où il pourra, jusqu'à son dernier jour, mener la vie qu'il rêve, en dehors des autres cénobites, loin de tous bruits.

C'est au sommet du plateau où s'élèvent aujourd'hui l'église romane et le village de la Celle que, pour la troisième fois, Patrocle se construisit une cellule (Celle- la Celle), reprend ses méditations et ses prières, qu'un trop grand nombre de disciples ont troublées. Le jeûne et les mortifications deviennent sa règle absolue. Il dort sur un lit de feuilles et de fougères sèches. Une pierre lui sert pour appuyer sa tête. La porte de sa demeure est toujours ouverte. Sa biche en est la gardienne. Les animaux sauvages la respectent comme ils respectent son maître, devenu leur ami. Il n'est pas rare qu'ils l'accompagnent quand il va par la forêt. Les oiseaux les plus farouches se posent sur ses épaules. Il leur parle et ils lui répondent dans leur langage. Il écoute avec ravissement les murmures du vent dans les feuillages joints aux bruissements harmoniques des insectes, emplissant en sourdine, d'un choeur frémissant, l'espace.

Les fleurs des bois inclinent devant lui leurs corolles quand il passe, leur parfum devient plus odorant, attire les papillons aux ailes de gaze, les abeilles au corselet d'or. La nature entière semble s'unir pour fêter en lui le serviteur du Dieu qui l'a créé. Patrocle vit dans la béatitude et l'adoration, présage de la béatitude et de l'adoration céleste auxquelles il aspire...

Hélas, une douloureuse épreuve trouble cette paix. Des chasseurs ont débuché sa biche. Ils ont lancé leur meute sur elle. La meute s'arrête, retenue dans son élan par une force invincible. En vain l'excite-t-on par des cris. Elle se tient en respect devant la bête. Furieux, l'un des chasseurs vise celle-ci et tire. Blessée par la flèche, le flanc ensanglanté, la biche se traîne en bramant jusqu'aux pieds de Patrocle. Les chasseurs suivent sa trace et la rejoignent à la cellule du saint. Il les supplie de ne pas la tuer. Le chasseur qui l'a blessé répond qu'il est le propriétaire de la forêt et que tout le gibier qui s'y trouve lui appartient. Sous les yeux de l'anachorète il l'achève. Le vieillard ne peut retenir ses larmes. Il maudit le meurtrier de sa fidèle compagne et demande au ciel, qu'en punition de son forfait il n'ait jamais de descendance mâle. On assure que le ciel l'écouta. C'est pourquoi le nom du brutal est perdu.

Après avoir vécu durant vingt années dans cette austère solitude, rendu les plus grands services à tous ceux qui s'adressèrent à lui, Patrocle sentit approcher sa fin. Sa pensée se reporta vers Agathe. La tendresse, qu'il avait jadis ressentie pour elle, troubla de nouveau son coeur. Il demanda à Dieu de lui permettre de la revoir avant de mourir. Mais, à peine eut-il terminé sa prière, qu'il chassa ce désir, considéré par lui comme coupable. Peu de temps après il expira.

Loin de le punir de ce retour de son affection pour celle qui était devenue sa servante, Dieu voulut exaucer son dernier voeu. La nuit où Patrocle mourut, Agathe eut un songe. Elle vit venir à elle la biche du saint, qui posa sa tête sur ses genoux ainsi que jadis, et lui fit comprendre qu'elle devait la suivre. Agathe regarda ce rêve comme la révélation du décès de son initiateur. Elle se mit en route le lendemain en emportant un suaire qu'elle avait tissé et brodé de ses mains. Bien qu'elle ne sut pas où se trouvait l'ermitage de Patrocle, elle s'y rendit directement. Il semblait dormir allongé sur son lit de feuilles et de fougères. Un nimbe de lumière illuminait son front, prouvant qu'il avait désormais pris place dans l'immense phalange des bienheureux. Elle s'agenouilla à son chevet, prit sa tête dans ses mains, baisa sa joue avec respect. Elle eut la sensation que le défunt tressaillait sous la caresse de sa lèvre, comme pour remercier Dieu d'avoir permis que celle qu'il avait chastement aimée répondît à son amour. Ensuite, Agathe lava le corps, le para et l'ensevelit...

Les moines du monastère de la Colombe, ceux du prieuré de Néris, avaient été divinement prévenus de la mort du thaumaturge. Ils arrivèrent devant la cellule de Patrocle au moment où Agathe terminait sa funèbre toilette. Les uns et les autres firent valoir leurs droits à assurer la sépulture de leur maître. D'autre part, les habitants de la Celle affirmèrent que le corps devait demeurer chez eux, puisque Patrocle y était décédé. Ils voulaient qu'il continuât à préserver leurs récoltes de la grêle et des sangliers, à veiller sur leurs foyers.

Pour les départager, d'un commun accord, tous décidèrent de placer le cadavre sur une charette, qu'on attelerait de deux boeufs blancs et qu'on laisserait ensuite aller librement, suivant leur fantaisie. On construisit la charette. Un pied d'arbre en forma le timon, la plate-forme fut faite de branches assemblées et les roues furent coupées en tambours pleins, dans l'épaisseur d'un chêne.

Deux bouvillons à la robe immaculée, choisis parmi les plus beaux, furent jougués, puis on déposa le cerceuil de Patrocle sur le char. Les boeufs se mirent en route, suivis par les moines et les habitants. Ils allèrent devant eux, de leur pas tranquille et sûr, sans qu'aucun obstacle: arbres, rochers, torrents ne les arrête. Dans chaque ferme, les autres boeufs sortaient de l'étable, les regardaient passer, les saluaient de la tête. L'attelage s'immobilisa devant le monastère de la Colombe.

Les moines de Néris et les gens de la Celle crurent encore devoir élever une protestation, insinuant que ceux du Colombier avaient recouru à des subterfuges secrets pour guider les boeufs. A ce moment une éclatante lumière auréola le cercueil et montra que c'était bien la volonté de Patrocle de reposer au monastère de la Colombe.

Le tombeau du saint ne tarda pas à devenir le but de nombreux pélerinages. On vint de toute la Combraille lui demander de continuer sa douce protection aux descendants de ceux qu'il avait secourus de son vivant et répandre sur eux et leurs familles ses inépuisables bienfaits. Tous exprimaient leur reconnaissance par le don d'oboles généreuses et le dépôt de cierges allumés devant son autel.

 

Extrait de: "Légendes et traditions du Bourbonnais" Octave-Louis AUBERT

Editions du Bastion (1998)