Chapitre XII
La Reine Victoria
Si j'avais suivi un
ordre chronologique dans l'évocation de mes souvenirs et surtout si j'avais écouté
ce qu'un poète a, si joliment, nommé l'instinct du cœur: c'est en tête de ce
livre que j'aurais inscrit le nom de la reine Victoria à laquelle me rattachent
d'indissolubles liens de respectueux attachement et de fervente gratitude ...
Elle personnifiait, en effet, une des plus fortes qualités du caractère anglais
: la fidélité dans l'amitié. Quand, une fois, elle avait donné sa confiance au
plus humble comme au plus puissant, elle la lui conservait envers et contre
tout tant qu'il en demeurait digne.
On le savait...
aussi la sympathie de la vénérable souveraine était-elle un talisman précieux
pour celui qui en était honoré ; je puis dire qu'elle constitua, pendant plus
de vingt ans, mes véritables lettres de créance auprès des souverains et des
princes auxquels je fus attaché et c'est pourquoi, j'ai voulu terminer ce
volume par celle qui m'a, en quelque sorte, fourni l'occasion de l'écrire...
Ma perplexité
serait grande, assurément, si l'on me demandait de « raconter » la souveraine telle que la représentent ses portraits officiels
et la chronique de la Cour. Je n'ai point connu, en effet, dans la reine
Victoria, celle que la vénération si touchante de son peuple et l'estime si
justifiée des hommes d'État, ont placée sur un piédestal de gloire. Je revois
simplement, l'auguste voyageuse qui, pendant les quinze dernières années de son
règne, nous honora d'une visite annuelle et qui, chaque fois qu'elle
m'apercevait sur le quai de Cherbourg où j'allais régulièrement l'attendre, me
disait, toute souriante :
« Toujours fidèle au poste, mon bon Paoli ?
» Je revois dans cette Reine, qui me témoignait sa bienveillante sympathie et
sa confiance, en m'admettant dans son cercle intime, celle qui
personnifiait avec
tant de simplicité, de bonté indulgente et d'ingénuité, le type classique de la
Dear Old Lady, de la « chère vieille dame », dans toute la
grâce de son charme secret.
Elle aimait notre
pays, non pas comme d'autres souverains, par politesse ou parce qu'ils y
trouvent le repos et des distractions à leurs soucis ; elle l'aimait d'une
affection profonde, sincère, dans laquelle il entrait une sentimentalité
étrange, une sorte de superstition mystérieuse... Par suite d'un curieux
contraste, en effet, cette souveraine, que son éducation rigide, sa mentalité
essentiellement luthérienne, ses idées nationalistes eussent dû éloigner de
nous, goûtait notre « latinité », se plaisait à nos enthousiasmes spontanés, admirait
nos facultés artistiques et, par-dessus tout, appréciait notre climat auquel
elle attribuait d'extraordinaires vertus curatives. Dès qu'elle arrivait chez
nous, son regard brillait de plaisir, sa figure s'illuminait de satisfaction et
elle était plus sensible au salut d'un chef de gare qui l'avait reconnue et au
bouquet d'une paysanne, qu'à n'importe quel hommage officiel.
La seule pensée que
des événements politiques pouvaient entraver sa villégiature annuelle, la
désolait. Ainsi, je me souviens qu'à l'époque de la malheureuse affaire de
Fachoda, qui avait éclaté quelques mois avant l'époque où elle devait se rendre
à Nice, une presse mal intentionnée ayant déconseillé ce voyage, la Reine me
fit exprimer ses hésitations et ses anxiétés. Sachant le tort considérable que
son absence causerait à notre littoral, je fis une rapide enquête sur les
sentiments de la population ; à la suite de quoi je conseillai vivement à la
souveraine de ne rien changer à ses projets. Je n'étais pas, heureusement, seul
de mon avis ; j'avais dans la personne de lord Salisbury, alors premier
ministre, un auxiliaire précieux. Il ne se lassait pas de répéter :
— Plus que jamais,
il est indispensable que Sa Majesté aille, cette année, en France.
La Reine vint. Un
peu inquiète d'abord, elle se rassura bien vite en constatant que la population
lui témoignait le même respect et la même déférence que précédemment.
Quelques jours,
après, elle disait à l'impératrice Eugénie, qui s'entretenait avec elle du
conflit franco-anglais, alors dans sa phase la plus aiguë.
— Si une guerre devait éclater entre la
France et l'Angleterre, je demanderais à Dieu de m'accorder la grâce de mourir
avant !
Je suis certain que
ces belles et touchantes paroles étaient l'expression vraie de sa plus sincère
conviction.
C'est, enfin, à
nous qu'elle pensait encore lorsque, quelques heures avant de mourir, dans une
dernière lueur d'espoir, elle s'écriait :
— Ah I Si seulement j'étais à Nice, je
guérirais !
Elle arrivait à
Cherbourg le soir, à bord de son yacht Victoria-and
Albert, et ne débarquait que le lendemain matin pour gagner son train qui
l'attendait le long du quai. Composé de sept voitures, dont deux étaient la
propriété de la souveraine, le train royal représentait, pour l'époque, la
suprême expression du confort. Entièrement capitonné de soie bleue, le wagon de
la Reine, dans sa splendeur un peu rococo, offrait exactement l'aspect d'un
antique appartement de province. Tout y était spacieux, moelleux et lourd. Afin
de ne pas troubler le sommeil de la souveraine, il ne possédait pas de frein et
la suspension en était parfaite ; d'ailleurs, il ne marchait jamais à plus de
56 kilomètres à l'heure le jour et 40 kilomètres la nuit. Il stoppait,
également, pendant les heures de repas et le matin, entre huit et neuf heures,
pour permettre à la Reine de vaquer aux soins de sa toilette ; on l'arrêtait
enfin, en cours de route, lorsque Sa Majesté désirait recevoir un personnage de
distinction ou qu'on devait lui remettre les dépêches du gouvernement. J'avais
l'illusion de voyager en roulotte à vapeur et j'avoue que, dans ce palais roulant,
le trajet ne paraissait ni trop long, ni trop fatigant. Il offrait, de plus,
l'avantage de nous permettre d'admirer le paysage tout à loisir.
...Dès que la Reine
était à Nice, une grave responsabilité incombait à ceux qui, comme moi, avaient
mission de protéger la résidence royale sans grand déploiement de forces,
presque sans manifestation apparente. Jamais, en effet, service d'ordre ne fut
organisé auprès d'un grand personnage avec plus de réserve et de discrétion,
car, en réalité, le poste d'infanterie que l'on installait dans les dépendances
de l'hôtel, pendant toute la durée de la villégiature royale, ne servait qu'a
rendre les honneurs soit à la souveraine, soit aux personnages officiels
qu'elle recevait volontiers.
11 m'advint même, à
ce propos, une piquante aventure. Je me rendais, un après-midi, auprès de la
Reine lorsque j'aperçois dans la cour, la garde rangée sous les armes. Étonné,
j'interpelle l'officier et lui demande la cause de cette mobilisation, que ne
comportait pas le programme de la journée. Plus surpris, encore, que moi-même,
l'officier me répond qu'il a réuni la garde sur l'invitation du courrier de la
Reine qui lui a dit qu'on attendait une « tète couronnée. » Un peu vexé de mon
ignorance, je m'informe auprès du courrier, M. Dosse.
— Vous ne savez pas ?
— Ma foi, non.
— Eh bien ! Mais nous attendons la visite
de l'impératrice Eugénie. Je bondis !
— Comment, lui dis-je effaré ; vous voulez
faire rendre les honneurs à l'ancienne impératrice des Français par les soldats
de la République ?
— Je vous avoue, réplique M. Dosse, que je
ne m'étais pas placé à ce point de vue.
— Mais moi, je m'y place ; rompez au plus
vite, criai-je à l'officier qui n'y comprenait plus rien.
Quelques jours
après, j'eus l'occasion de raconter la chose à l'Impératrice.
— Oh ! comme je suis contente, me
répondit-elle, que vous m'ayez évité cet incident. On n'eût pas manqué dans
certains journaux de m'en rendre responsable et ma position si délicate n'en
eût pas été améliorée...
Le fait est qu'on
aurait été bien capable d'attribuer ce simple malentendu à quelque complot
politique. à une tentative de restauration impériale, que sais-je ?
La maison de la
Reine, lorsqu'elle venait en France, se composait, presque invariablement, des mêmes
personnages. Le plus important de tous, celui qui remplit le plus longtemps une
des charges les plus considérables de la cour et qui se fit une place à part
dans la confiance de Sa Majesté, fut sans contredit le général Ponsonby. Actif
et intelligent, expansif et discret à la fois, il cumulait les fonctions de
trésorier de la Bourse particulière et secrétaire privé de la Reine...
lorsqu'il mourut, la responsabilité de sa succession parut tellement lourde
qu'on la divisa en nommant, séparément, un trésorier de la Bourse particulière
et un secrétaire privé de la Reine. Le lieutenant colonel sir Fleetwood Edwards
fut investi de la première fonction et le lieutenant colonel sir Arthur Bigge
de la seconde. L'un ou l'autre accompagnait, toujours, la Reine à Nice. 11
était secondé soit par le lieutenant colonel Arthur Davidson, soit pas le
lieutenant Ponsonby, fils du général, tous deux écuyers de Sa Majesté. Le lieutenant
colonel sir William Carrington remplissait, d'autre part, les fonctions de
Grand Maréchal de la petite cour niçoise, tandis que sir James Reid, ce
charmant écossais dont j'ai tracé la silhouette dans le chapitre sur le roi
Edouard. y occupait celle de médecin particulier et ordinaire de Sa majesté.
Parmi les dames du
palais qui se succédaient auprès de la Reine durant ses séjours à Nice, il faut
citer lady Southampton, lady Churchill, la comtesse Antrim, la comtesse Lytton
ri miss Harriet Phipps qui elle, ne quittait jamais la souveraine.
Outre ces
dignitaires, un nombreux personnel subalterne suivait la Reine dans ses
déplacements sur la côte d'Azur.
Il se composait
d'une première femme de chambre secondée par six soubrettes, d'un chef de
cuisine français, M. Ferry, ayant sous ses ordres trois ou quatre lieutenants
et d'un véritable bataillon de marmitons d'un cocher, d'un piqueur, d'une
douzaine de valets d'écurie, car la Reine se faisait toujours accompagner de
ses équipages et ne sortait, même à l'étranger, que dans ses propres voitures.
La « suite » se
complétait, enfin, de la petite troupe de serviteurs indiens qui faisaient.
volontiers, bande à part. Ces personnages mystérieux, impassibles et dédaigneux,
étaient de fort beaux gaillards coiffés de larges turbans, vêtus d'admirables
cachemires aux couleurs éclatantes. Ils formaient, autour de la souveraine, une
sorte de garde attentive et silencieuse et semblaient comme figés dans
l'importance presque religieuse de leur rôle. Ils jouissaient de quelques
privilèges, pratiquant librement tous les rites de leur culte, rompus à la
discipline, fidèles et dévoués à leur souveraine, à la ‘rte, à la mort. Il y
avait aussi le valet de pied écossais, qui portait le pittoresque costume de
son pays et jouait de la cornemuse à l'Office.
Tous ces serviteurs
avaient fort à faire, surtout à l'arrivée et au départ, car la Reine se faisait
toujours accompagner de son linge et de sa vaisselle, de la plus grande partie
de son mobilier d'Osborne ou de Balmoral ; depuis la belle glace de Venise qui
ornait son boudoir et le petit secrétaire en bois de rose surchargé de
photographies et de papiers, jusqu'au lit en acajou, ce lit étroit et haut à la
façon d'autrefois qui la suivait partout depuis quarante ans.
Si elle habitait
l'hôtel de préférence à une villa, c'est pour la simple raison qu'il lui
fallait des appartements spacieux et nombreux. Elle occupa, successivement, au
cours des cinq villégiatures qu'elle fit à Nice, le Grand Hôtel de Cimiez puis
le Regina Excelsior Hôtel : le premier était loué à raison de 40 000 francs
pour six semaines, le second, 80 000 pour deux mois. Une pareille « cliente »
était — on le conçoit — une exceptionnelle aubaine pour le pays : aussi bien
s'ingéniait-on à lui rendre son séjour agréable et à satisfaire ses moindres
désirs. Ainsi, la municipalité n'hésitait pas à entreprendre d'importants
travaux de voirie afin d'améliorer les routes de la contrée ; les propriétaires
de la région s'empressaient d'ouvrir leurs jardins à l'illustre voyageuse,
voire de percer leurs murs, s'ils donnent sur le parc de l'hôtel, afin qu'elle
pût se croire partout chez elle. Les journées de la souveraine, dans ce cadre
familier et somptueux, étaient méthodiquement réglées.
Elle se levait
généralement à neuf heures, procédait à sa toilette, prenait son premier
déjeuner, dont le menu variait chaque jour. C'était tantôt du café, tantôt du
chocolat, tantôt du thé accompagné de petits pains, d'un plat d'œufs, de
poissons frits, de « bacon » et de saucisses de Cambridge, auxquels elle
touchait à peine.
Venait ensuite
l'heure de la correspondance. Sa Majesté recevait, régulièrement, les courriers
de cabinet qui soumettaient à sa signature les pièces officielles, les rapports
ministériels. Elle lisait avec un soin méticuleux toute la paperasserie
administrative, échangeait avec son gouvernement un nombre considérable de
télégrammes chiffrés et, comme elle tenait à répondre sur l'heure aux lettres
qu'elle jugeait importantes, ses deux secrétaires avaient fort à faire. Ajoutez
qu'elle recevait, chaque jour, une quantité innombrable de lettres de
solliciteurs que l'on me transmettait pour le cas où elles eussent nécessité
une enquête. Ces missives, la
plupart du
temps, finissaient au panier ; j'en ai pourtant conservé qui
s'ajoutent à
celles que j'ai recueillies auprès du shah de Perse, du roi
d'Italie et du roi
Édouard. Ce sont toujours les mêmes
procédés, les mêmes « trucs »
ingénieux ou
naïfs et surtout une étonnante dépense d'imagination.
Les uns faisaient
écrire leurs suppliques par des mains enfantines dans l'espoir de provoquer
plus aisément un attendrissement ; les autres employaient la menace ou
l'ironie. Ceux-ci affectaient la plus entière confiance dans le succès de leur
entreprise. "rd ce vieillard de quatre-vingt-deux ans qui écrivait :
« Combien il me
serait pénible et écœurant, au moment de descendre dans la tombe de changer
d'opinion que j'ai de la grandeur d'âme, de la noblesse et de la générosité royale
! »
Ceux-là faisaient
preuve de pessimisme :
« Si votre Majesté
n'entendait pas la voix de ma prière, il ne me resterait plus d'autre ressource
que d'en finir avec la vie.
Je passe sous
silence les offres courantes de participation aux œuvres de charité, de
souscription aux entreprises les plus diverses et, parfois, les plus baroques.
Quant aux fous, ils apportaient, eux aussi, leur contribution à cette
correspondance variée.
lin certain comte
de C... somme la Reine de donner des ordres à son gouvernement pour le faire
rentier en possession de « su Couronne égyptienne ». Un autre se croit tout
simplement fils de la reine d'Angleterre, et s'avise subitement, de faire
valoir ses droits en termes d'ailleurs Fort respectueux :
« Madame et bonne
Mère,
«J'apprends que
vous êtes en France en ce moment ; aussi je m'empresse de vous écrire pour vous
demander de vous souvenir un peu de moi, qui suis votre fils, que vous avez
abandonné dans les Indes. Je ne puis vivre plus longtemps en Afrique où je
souffre toutes sortes de misères. Veuillez, je vous prie, m'envoyer quelques
secours en argent, pour pouvoir vivre comme je dois vivre, c'est-à-dire comme
doit vivre le fils de la reine d'Angleterre.
« Dans l'espoir, chère maman, que vous
serez assez bonne pour donner satisfaction à ma demande, je vous embrasse bien
tendrement. « Votre fils qui vous aime toujours.
D. Ben A..., à Oran
(Algérie).
Comment répondre à
tout cela ? C'était en vérité, impossible. Je me souviens qu'un jour un
secrétaire de la Reine reçut cette lettre émanant d'un correspondant mécontent
:
« Mon voisin qui a un peu mauvaise
langue, prétend que, sur sa demande, Sa Majesté Victoria a bien voulu
m'accorder un assez joli et généreux secours et que par oubli, monsieur, vous
l'avez mis dans votre poche. »
Nous préférions, je
l'avoue, le persiflage, voire l'injure, aux épîtres désespérées qui
s'achevaient, le plus souvent, par une menace de suicide... Ce moyen
d'intimidation, malgré qu'il soit classique, m'impressionnait quelque fois
lorsque je croyais reconnaître dans le ton de la lettre, un accent de
sincérité. J'expédiais un de mes inspecteurs à l'adresse indiquée, dans
l'intention de prévenir un malheur et, chaque fois, il revenait m'apprendre
qu'il avait trouvé le futur suicidé dans les meilleures dispositions à l'égard
de la vie...
Mais, revenons à la
journée de la Reine. Quand la souveraine avait terminé son travail matinal —
c'est-à-dire vers onze heures, —elle mettait une mante de soie, se coiffait
d'un large chapeau de jardin qui remplaçait le bonnet de tulle blanc qu'elle
portait à la maison, puis, après s'être fait apporter sa canne, descendait,
appuyée sur le bras d'un de ses fidèles Hindous, jusqu'au perron, où l'attendait
sa petite voiture attelée du fameux âne gris qui avait nom Jacquot. Jacquot a
joué, à la Cour d'Angleterre, un rôle considérable.
Il avait été, en
effet, élevé à la dignité de favori, et il tenait son emploi avec modestie.
Nullement grisé par sa fortune inespérée, il accomplissait, ponctuellement, les
devoirs de sa charge, qui consistaient à promener la Reine à travers les
jardins des diverses résidences habitées par Sa Majesté. Docile aux caprices de
sa royale maîtresse, il s'arrêtait, repartait, attendait au gré de la Reine, et
il ne marquait jamais d'impatience lorsque les enfants royaux lui tiraient la
queue ou venaient pousser des cris stridents dans l'entonnoir de ses longues
oreilles. J'éprouvais pour Jacquot une affection émue, sans doute parce que je
le savais mon compatriote — il était Français — et aussi à cause de l'histoire
pittoresque de sa vie ; il aurait pu, en effet, écrire ses mémoires comme l'âne
immortel du livre de Mme de Ségur et raconter comment il advint qu'il passât,
un beau jour, de la grange d'une pauvre ferme de la Savoie, dans les écuries de
Buckingham Palace.
C'était lors du
séjour de la Reine à Aix-les-Bains en 1892. A cette époque elle marchait, déjà,
avec beaucoup de difficulté et se plaignait de ne pas avoir un moyen de
locomotion apte à être utilisé aisément et sans grands préparatifs. Or, comme
elle se promenait, un après-midi, en voiture sur les bords du lac du Bourget,
elle rencontra un paysan qui, lentement, cheminait dans une petite charrette
traînée par un âne assez jeune encore, mais si maigre, si maigre, si mal peigné,
qu'il ne payait guère de mine. La Reine fit arrêter sa voiture et manda le
bonhomme.
— Voulez-vous consentir à me vendre votre
âne ? lui demanda-t-elle.
Sans savoir à qui
il avait affaire, avec la méfiance habituelle instinctive des gens de la
campagne pour ceux de la ville, le paysan répondit :
— C'est selon.
— Combien
l'avez-vous payé ? reprit la souveraine.
— Cent francs... et il n'était pas cher à
ce prix !
— Je vous en offre deux cents...
Voulez-vous ?
Le paysan simulait
une hésitation. Je lui dis, à mon tour :
— Avec cette somme, vous aurez de quoi en
acheter deux.
Il se décida enfin.
Le marché fut conclu et l'âne, devenu une propriété de la Reine, fut lavé,
étrié, peigné, bichonné. Il fut, surtout, mieux nourri. Peu de temps après, il
fut chargé de promener la Souveraine à travers les petits chemins et les allées
étroites où ne pouvait s'engager sa voiture. Baptisé du nom de Jacquot, il eut,
dès lors, une vie facile, douce, agréable, car la Reine adorait les animaux et
insistait pour que les meilleurs soins fussent donnés à tous les chevaux de ses
écuries.
Quand la Reine fut
sur le point de revenir en Savoie, en 1893, il fut décidé que Jacquot serait du
voyage. Le jour de son arrivée à Aix, le vieux malin prouva qu'il avait bonne
mémoire. Il s'échappa de son fourgon, huma, avec délice, l'air du pays natal,
s'orienta, puis avant qu'on ait pu le retenir, il détala. D'une traite, il se
rendit à l'écurie où il avait été soigné l'année précédente.
La Reine, mise au
courant de l'aventure, me dit en riant :
— Il faut modifier,
maintenant, le dicton français « bête comme un âne 1 »
Jacquot sut, en
effet, se ménager une fin de carrière que bien des fonctionnaires pourraient
lui envier. Soigné, dorloté et respecté, il prit sa retraite quelques années
avant la mort de la Reine et acheva ses jours à Windsor, traité à l'égal d'un
pur-sang.
Il fut remplacé par
un poney, puis par un autre âne ; la Reine qui avait, néanmoins, gardé une
reconnaissance affectueuse pour son premier serviteur, voulut perpétuer son
souvenir en appelant tous ses successeurs du nom de Jacquot.
La Reine rentrait à
une heure et demie à l'hôtel, déjeunait assez copieusement, puis, vers la fin
de l'après-midi, repartait en landau ; cette fois, pour une excursion aux
environs de Nice, qu'elle prolongeait jusqu'à la tombée de la nuit.
On ne dînait guère
avant neuf heures ; aussi bien dressait-on, dès six heures, dans la salle à
manger une sorte de copieux buffet froid à la manière russe avec cette
différence, toutefois, qu'au lieu des « zakouski » on y trouvait un choix de
rosbifs et de jambons ou bien, encore, du consommé de volaille en gelée.
La cuisine était,
pourtant, invariablement française, à l'exception d'un plat — d'ailleurs
excellent — que lui confectionnait le cuisinier indien.
La soirée
s'achevait autour de la lampe, dans le petit salon royal. La souveraine qui
adorait la musique et qui rappelait, volontiers, l'époque lointaine où, jeune
mariée, elle chantait des duos avec le prince consort, accompagnée par
Mendelssohn ; la souveraine, dont l'éclectisme en matière musicale confondait
dans une égale admiration la beauté sereine d'une mélodie de Glück et la
sentimentalité expressive d'une romance italienne, priait la princesse de
Battenberg, pianiste émérite, de se mettre au clavier et de lui jouer ses
auteurs préférés. D'ailleurs, il n'y avait pas que les concerts du soir ; il y
avait, également, les aubades du matin. Nous vivions en musique 1 Les aubades
du matin étaient fournies par les chanteurs napolitains, les chanteurs et
guitaristes ambulants qui évoquent, si pittoresquement, le soleil d'Italie et
parmi lesquels on découvre souvent des voix admirables. La Reine aimait leurs
chansons et s'amusait de leurs mimiques endiablées. Toute la confrérie des
gratteurs de cordes et de Caruso de jardins savaient la prédilection dont ils
étaient l'objet et la généreuse obole qui les attendait ; aussi, chaque matin,
sur le coup de dix heures, on en voyait surgir à l'entrée du parc... Ils
s'approchaient, en tapinois, jusque sous le balcon de la chambre royale, où,
une heure durant, ils égrenaient leurs « Vorrei Morir » et leurs « Funiculi,
funicula » avec toute la flamme qui les dévore, cherchant du regard — et de
quel regard 1— la fenêtre derrière laquelle un rideau frémissait, parfois
s'écartait, pour laisser tomber sur les flots d'harmonie et sur les ut de
poitrine, un sourire approbateur et bienveillant.
Quel que fût;
toutefois, le plaisir qu'elle prit à écouter ces musiques populaires, la Reine
ne s'intéressait pas moins aux manifestations d'un art plus élevé. Elle tenait
en haute estime nos grands artistes. M. Saint-Saëns pourrait, je crois, raconter
la réception flatteuse dont il était l’objet chaque fois qu’il était invité à
Windsor ou à Londres et les attentions déicates que la souveraine se plaisait à
lui prodiguer.
Je me souviens,
aussi, de la vive impression que produisirent sur la Reine le jeu et la voix de
Mme Sarah Bernhardt lorsqu'elle assista, pour la première fois, à une
représentation de l'illustre tragédienne. C'était précisément à Nice, au
printemps de 1897 ; la Reine était à l'hôtel Excelsior lorsqu'elle fit prier I4
1 Sarah Bernhardt, qui donnait une série de représentations à Nice, de lui
accorder la joie de l'applaudir. Celle-ci s'empressa d'accepter et proposa de
venir jouer devant la Reine, Jean-Marie
d'André Theuriet. La soirée s'organisa aussitôt. On improvisa une scène dans le
grand salon de l'hôtel en plaçant au fond de la salle une simple estrade ; on
remplaça les décors par des paravents et l'admirable artiste remporta, ce
soir-là, un des plus inoubliables succès de sa carrière bien qu'il n'y eût
qu'une trentaine d'auditeurs pour l'applaudir. Sitôt la toile baissée, la Reine
appela Ne. Sarah Bernhardt près d'elle. Après l'avoir chaleureusement
complimentée, elle lui attacha un de ses bracelets et lui offrit sa
photographie aimablement dédicacée. À charge de revanche, Mme Sarah Bernhardt
inscrivit une pensée sur l'album royal et l'Impératrice des Indes parut
considérer comme très précieux l'autographe de la Reine de l'art.
En dehors de ces
distractions qui étaient relativement rares, et quand, pour une raison ou pour
une autre, il n'y avait pas de musique le soir, la vénérable Souveraine se
réfugiait, volontiers, dans la lecture. Elle se faisait lire soit quelques
pages d'un roman nouveau, soit un article de
« Magazine » dont
le titre ou la signature avait éveillé son attention.
Détail curieux ; on
avait pris l'habitude de lui cacher, soigneusement, toute publication qui
pouvait lui être désagréable ou l'attrister ; c'est ainsi que s'explique son
imperturbable, son candide optimisme. Elle croyait, très sincèrement, à la
fraternité universelle et le touchant complot qui s'ingéniait à ne lui laisser
entrevoir l'humanité que sous un aspect réconfortant, lui assura, jusqu'à son
dernier jour, une quiétude et une sérénité que son entourage finissait par
partager et que reflétait son « journal » dans lequel chaque soir, lors qu’elle
se retrouvait seule dans sa chambre, elle avait pris l'habitude de consigner
ses impressions ainsi que les moindres incidents de sa vie heureuse et
tranquille.
J'ai dit que ses
après-midi étaient régulièrement consacrées à de longues excursions en voiture.
Ces promenades me causaient toujours, une certaine inquiétude. Certes, j'avais
la plus grande confiance dans le bon esprit des habitants de Nice. Je
n'ignorais pas, cependant, qu'une population flottante et cosmopolite comme
celle de cette ville, pouvait contenir des éléments de désordre.
Sachant, d'avance,
l'itinéraire que devait suivre la calèche royale, j’envoyais en éclaireurs des
agents bien stylés qui affectaient le plus souvent des allures de touristes, et
je postais le long du parcours les hommes dont je disposais — des gardes
champêtres d'ordinaire —qui, sans être remarqués de personne, me renseignaient,
de place en place, sur ce qu'il m'était utile de savoir. Grâce à ces simples précautions,
sans autre déploiement de forces, la Reine put faire pendant ses cinq
villégiatures, d'innombrables promenades aux environs de Nice sans que jamais
le moindre fâcheux incident vint lui en déflorer le charme.
La Reine connut,
peu à peu, tous les sites remarquables de la région. On lui avait fait préparer
des guides spéciaux illustrés d'aquarelles que je complétais par des
explications orales. Ma royale cliente aimait à recueillir les vieilles
légendes que l'imagination populaire avait fait surgir des œuvres de la nature
ou des vestiges du passé. Elle aimait, aussi, à se rendre aux fêtes locales,
notamment à celles qui rappelaient les anciennes coutumes du pays, telles. le «
festin des reproches » et le « festin des
congourdons ». Le « festin des reproches » se tient à Limiez, le premier
dimanche de Carême. Jadis les jeunes époux venaient, mutuellement, s'y faire
l'aveu des fautes commises pendant les débordements du Carnaval. On se
confessait ingénument, on se grondait pour la forme, on assistait à un office,
puis on se répandait sur la place ombragée de magnifiques oliviers, dans les
arènes et les sentiers voisins, et l'on se réconciliait en s'embrassant et en
rompant ensemble le pan bagnat, « pain mouillé » traditionnel.
Le « festin des congourdons » a lieu à Cimiez
également, le 25 mars, jour de l'Annonciation. C'est le plus important de tous
les « festins » et, chaque année, plus de 25 000 visiteurs viennent y assister.
Ce ne sont que petites boutiques volantes, étalages rustiques. La Reine aimait
beaucoup cette exhibition originale. Presque chaque année, elle y allait faire
des emplettes avec les princesses, et l'on devine l'empressement des marchands
à attirer son regard sur leurs éventaires, à obtenir la faveur de « fournir »
Sa Majesté. Dès sa seconde visite, elle ne fut pas peu surprise de constater
qu'un grand nombre de courges ou
« gougourdes »
(d'où le nom de la fête) étaient ornées de ses armoiries ou revêtues
d'inscriptions en son honneur. On me tirait à droite, on m'interpellait à
gauche.
— Celle-ci encore, Monsieur Paoli...
Regardez comme elle est belle !
Et l'on m'en
donnait des brassées. La Reine riait de bon cœur de me voir, ainsi, aux prises
avec les vendeurs et surtout les vendeuses.
— Vous allez être
forcé de tout acheter ! me disait-elle.
Elle était devenue
très populaire à Nice, à cause de sa bonté, qui lui suggérait des pensées d'une
délicatesse touchante et jolie.
Ainsi, elle avait
fait la connaissance d'une pauvre mère de famille, Mme B..., à qui elle s'était
intéressée, parce qu'un jour, en passant devant la chaumière de cette pauvre
femme, celle-ci, qui n'avait dans son jardin qu'un lilas, l'avait cueilli et
offert à la souveraine. Depuis lors, la Reine lui envoyait, régulièrement, des
secours.
Or, un jour qu'elle
s'en allait en promenade, en compagnie de la princesse Christian de
Schleswig-Holstein et de lady Antrim, elle aperçoit, tout à coup, un cortège
qui se déroulait un peu plus loin sur la route. Aussitôt, elle me fait signe de
la rejoindre.
— Qu'y a-t-il là-bas, M. Paoli, me
demanda-t-elle ; est-ce une procession ?
— Je crois, plutôt, que c'est un
enterrement, répondis-je. Votre Majesté va, du reste, s'en rendre compte dans
un instant.
Il s'agissait bien,
comme je pensais, d'un convoi funèbre, mais le plus humble, le plus triste
convoi de pauvre qu'on pût imaginer.
Quelques personnes,
à peiné, marchaient derrière le corbillard sans apparat et sans couronnes ; je
m'informai : c'était Mme B... que l'on conduisait à sa dernière demeure. La
Reine eut alors une inspiration attendrissante. Au lieu de faire dépasser
vivement le convoi, elle donna l'ordre au cocher de se rapprocher du cortège,
tout doucement, et de le suivre, au pas, jusqu'au cimetière.
Prenant alors une
brassée de mimosas qu'une petite fille avait jetée dans la capote de sa voiture,
elle me dit :
— Ayez la bonté
d'aller déposer, pour moi, ces fleurs sur le cercueil de ma vieille amie qui
m'en offrit si souvent. Je lui dois ce souvenir.
Il n'y avait de sa
part nul calcul, nul souci de popularité comme on pourrait le supposer, dans sa
constante sollicitude pour les déshérités, pour les humbles et pour les misères
humaines. Elle était, naturellement, spontanément, bonne et cette souveraine
qui savait diriger d'une main si ferme et si habile les destinées du plus grand
peuple du globe, découvrait dès qu'elle quittait son cabinet de travail et
qu'elle descendait du piédestal formidable où elle faisait si grande figure «
d'homme d'État », un cœur de brave femme dans toute sa simplicité bourgeoise et
dans toute son ingénuité touchante. Elle s'intéressait aux petites choses avec
autant de sérieux que s'il s'agissait d'un grave problème « mondial ».
Ainsi, je me
souviens qu'un certain après-midi où elle revenait de la villa de la Bastide,
la résidence de lord Salisbury avec lequel elle venait d'avoir une longue
conférence politique, nous croisâmes sur la route une « nurse » qui promenait
un baby à l'aspect pâle et chétif.
La Reine le
regarde, s'émeut, et, donnant l'ordre au cocher de s'arrêter, appelle la
nourrice tout ahurie.
— Cet enfant est malade ? lui
demanda-t-elle.
— C'est-à-dire, madame, qu'il est anémique
; c'est pourquoi, nous sommes venus de Copenhague où habite la famille. On lui
a ordonné le Midi.
— Fort bien, mais
cela ne suffit pas. Voici comment on devrait le soigner.
Et la Souveraine
explique, minutieusement, à la nurse le traitement qui conviendrait à l'enfant.
Elle lui recommande, entre autres, de lui donner du lait d'ânesse.
La nourrice lui
promet d'exécuter, à la lettre, ses prescriptions.
À quelque temps de
là, nouvelle rencontre de la bonne et de l'enfant. La Reine fait arrêter, prend
le bébé dans ses bras, constate qu'il est devenu rose et joufflu, complimente
la nurse en lui glissant une pièce d'or dans la main et paraît aussi ravie de
sa cure que si l'enfant était sien.
Cette sollicitude
maternelle s'étendait également aux animaux, ainsi que l'a déjà attesté
l'heureux sort de Jacquot et que le témoignaient les soins constants dont on
entourait « Spot », le fox-terrier, « Roy », le colley, et « Marco », le chien
lion minuscule. Elle se manifestait, encore, dans les recommandations
qu'adressait la Reine à son piqueur, de disposer des relais, de distance en
distance, chaque fois que nous devions parcourir un trajet long et scabreux.
On connaissait si
bien ses sentiments d'humanitarisme à l'égard des bêtes qu'on s'ingéniait, dans
l'entourage royal, à les combler de prévenances. Ainsi, le valet de pied
écossais qui prenait, toujours, place à côté du cocher sur le landau royal, se
croyait-il obligé, afin de complaire à la souveraine, de descendre de son siège
chaque fois que l'équipage gravissait une montée et de marcher à côté de la voiture.
Malheureusement, l'Écossais était gros et gras, et les coursiers étaient minces
et fringants. Le pauvre homme, pour peu qu'il eût copieusement déjeuné et que
la côte fût longue, était au supplice. Au bout de dix minutes, il traînait la
jambe, cramoisi, fourbu et haletant.
J'eus, à la fin, tellement pitié de lui que je lui proposai, un beau jour, de
monter dans ma propre voiture qui suivait celle de la Reine. Il fit d'abord
quelques difficultés, alléguant que « Sa Majesté pourrait s'apercevoir de ce
subterfuge ». Je crois, en réalité, que c'était uniquement par amour-propre,
car je ne fus pas long à vaincre ses scrupules. Il prit la douce habitude de se
hisser dans ma voiture, dès que l'équipage s'engageait dans une montée, et il
reprenait ensuite, tout guilleret, son poste sur le siège du landau royal
lorsque nous approchions du sommet de la côte. La Reine s'en apercevait-elle ?
Peut-être. Mais
comme elle était très bonne, elle faisait semblant de ne rien voir.
*
* *
Elle était
militariste... et s'intéressait à nos soldats. Sans en avoir l'air,
j'exploitais ce sentiment qui flattait mon amour-propre. Il arrivait,
fréquemment, au cours de nos promenades, qu'une petite troupe surgissait au
détour de la route, feignait d'interrompre ses exercices, et rendait les
honneurs au passage de la Reine ; d'autres fois, nous tombions au milieu d'un
régiment en manœuvres, dans le feu d'un assaut ; l'artillerie tonnait, les
fusils crépitaient, une trombe de cavaliers filaient à travers champs, saluant
au passage notre cortège qui s'était arrêté au bord du chemin. La bonne Reine
ravie applaudissait et me disait :
— Comme ils sont
gentils, comme ils ont belle allure !
Convaincu du
plaisir qu'éprouvait la Reine aux spectacles militaires, je devins ambitieux...
Je m'imaginai qu'un solennel témoignage d'intérêt et de sympathie donné par la
souveraine à notre armée produirait un excellent effet non seulement en France,
mais à l'étranger. J'imaginai donc de lui faire passer en revue, sur la
promenade des Anglais, la garnison de Nice et les bataillons alpins de la
frontière.
Cette proposition
la séduisit aussitôt ; devinant même — car elle était très fine — la partie
politique que j'attachais à cette manifestation, elle me montra avec une
délicatesse charmante qu'elle entrait dans mes vues et qu'elle entendait lui
donner la signification que je souhaitais lui attribuer :
— Non seulement je
me rendrai à la revue, me dit-elle, mais je quitterai, pour cette occasion, mon
incognito et je prierai les officiers de ma suite de m'accompagner, en grand
uniforme.
C'est ainsi que par
une matinée radieuse, en face de la mer bleue, on put voir dix mille hommes
défiler devant un landau dans lequel, entourée de brillants uniformes, une
vieille femme souriait sous son ombrelle blanche, un peu émue... Lorsque enfin,
fermant la marche
dans un ordre
magnifique, les alertes bataillons de chasseurs alpins s'avancèrent à leur tour
et que leur fanfare attaqua une marche entraînante, une formidable clameur
s'éleva de la foule.
Comme la Reine
s'étonnait que la musique eut provoqué ce redoublement d'enthousiasme :
— C'est qu'ils
jouent la marche d'Alsace-Lorraine lui dis-je.
— Ah très bien... je comprends,
répondit-elle, en attachant sur moi un regard profond.
Elle était sensible
à toutes les nuances et s'alarmait volontiers de ce que les autres n'y fussent
point aussi attentifs qu'elle-même.
Je me souviens de
son émoi à la suite d'un petit incident qui se produisit lors du passage de M.
Félix Faure à Nice au mois d'avril 1898. Il advint en effet que le Président
avant qu'il n'ait eu le temps de rendre visite à la Reine, croisa, étant en
voiture, le landau de la Souveraine qui effectuait sa promenade quotidienne.
Comme il devait se
présenter, officiellement, chez la Reine clans la soirée, et qu'il était très
scrupuleux sur le chapitre de l'étiquette, le Président estima qu'il devait se
contenter de la saluer. Lorsque son équipage arriva à la hauteur de la berline
royale, il lui adressa, de ce geste large et solennel dont il possédait le
secret, un de ces plus beaux coups de chapeau et passa. Or, dans l'intervalle,
la Reine à qui l'on avait dit que le Président venait de la reconnaître et de
la saluer, avait aussitôt fait arrêter son attelage, persuadée que M. Félix
Faure allait revenir sur ses pas pour s'entretenir avec elle. J'espérais qu'il
se retournerait ; mais, toujours correct, il ne se retourna pas ; la voiture
présidentielle disparut bientôt dans un nuage de poussière. Il n'y avait plus
lieu de s'éterniser ; nous repartîmes un peu gênés.
En rentrant à
l'hôtel, la Reine me dit avec une pointe d'humeur
— Mais pourquoi le Président ne s'est-il
pas arrêté comme je rai fait moi-même ?
— Parce qu'il n'a
sûrement par remarquer que Votre Majesté voulait bien l'attendre, lui
répondis-je.
— C'est étrange, ajouta-t-elle.
Je me hâtai, comme
bien vous le pensez, de prévenir M. Félix Faure de l'incident afin qu'il pût
s'excuser de ce malentendu involontaire et je n'ai pas besoin d'ajouter que «
tout s'arrangea » comme dans les comédies de M. Alfred Capus.
Au reste, de tous
les présidents français qu'elle eut l'occasion de connaître. M. Félix Faure est
certainement celui qui lui produisit la meilleure impression ; elle appréciait
son allure cocardière, son amabilité et ses prévenances ; elle était très
touchée en effet des moindres attentions dont elle était l'objet, étant,
elle-même, très attentionnée à l'égard de toutes les personnes qui l'approchaient.
Ainsi, en dehors des gratifications en argent qu'elle distribuait
généreusement, elle ne manquait jamais avant de quitter Nice, d'offrir des «
souvenirs » à toutes les personnes qui avaient été, plus ou moins directement,
en rapport avec elle. À cet effet , elle apportait toujours, en venant en
France, une énorme provision de bijoux. La malle des cadeaux dans les bagages
royaux représentait un véritable fonds de magasin comprenant chaînes, montres,
épingles, bracelets, bagues, portefeuilles, photographies, encriers. Sa Majesté
y puisait, à chaque instant, pour récompenser le zèle des fonctionnaires, des
agents de surveillance, des employés de chemin de fer, etc. Lorsqu'elle allait
quitter sa villégiature, la distribution s'étendait à plus de cent personnes.
Depuis la femme du préfet jusqu'au gendarme, chacun recevait son petit écrin et
— chose admirable — il n'y avait jamais d'erreur ni double emploi dans les
attributions. la Reine se rappelait, parfaitement, ce qu'elle avait donné
l'année précédente, et tenait son « livre de cadeaux » avec autant de méthode
qu'un commerçant son livre de caisse. Si le chef de gare avait reçu l'année
précédente un portefeuille, il recevait, l'année suivante, un fume-cigarette,
et, ainsi, la Reine, méticuleusement, dressait sa liste...
Mais, je ne me
lasserai pas de le redire, parce que j'ai été un des rares témoins et l'un des
privilégiés complices. c'est encore plus, c'est encore mieux par ses bienfaits
et par ses présents restés volontairement ignorés que par ses largesses
notoires, que l'on devrait mesurer et apprécier le grand cœur de la Souveraine.
Il me fallait, à
tout instant, la mettre en garde contre les exploiteurs qui, sous couvert de
misère faisaient appel à sa bonté.
— Tenez, me
disait-elle tout bas, prenez cela, portez-le à telle personne sans lui dire que
cela vient de moi...
Et fréquemment elle
me glissait, ainsi, 100, ou 1 000, ou 1 500 francs dans la main. Lorsque je
savais que le destinataire d'une de ces généreuses aumônes n'était qu'un
vulgaire maître chanteur qui cherchait à apitoyer la Reine, je la prévenais
aussitôt, sans d'ailleurs la convaincre.
— Voyez-vous,
Paoli, me répondait-elle, je sais que je suis quelquefois exploitée, mais je
préfère me tromper en donnant, que de me tromper en ne donnant pas. Et qui sait
? Il y a, peut-être, derrière ce faux mendiant, une femme, un enfant qui
profiteront, indirectement, de mon aumône...
Je ne la vis qu'une
fois protester oh I bien doucement — contre l'abus qu'on faisait de sa
généreuse compassion. Un brave cul-de-jatte, en effet, jovial et bavard, avait
réussi à attirer son attention en se postant, sur sa route, dans sa petite
carriole primitive et basse attelée de deux gros chiens. Chaque fois, la Reine
lui faisait remettre dix francs, et chaque année, elle lui envoyait cinquante
francs, la veille de son départ. Le vieux mendiant, qui était Marseillais,
avait fini par se considérer comme faisant partie de la Cour d'Angleterre. Il
disait « Notre Majesté » et avait appris à baragouiner quelques mots d'anglais.
Une année, enfin, il s'enhardit jusqu'à faire inscrire en lettres rouges, sur
un panneau de sa carriole, By special
appointment of her Majesty,
formule réservée aux fournisseurs attitrés de la Cour.
Lorsque la Reine
apprit la chose, elle trouva que le cul-de-jatte abusait et nie pria de le lui
faire savoir ; elle lui continua, néanmoins, sa pension.
...Et ainsi, à tout
propos, en maints détails futiles, s'attestait le cœur charitable de la vieille
souveraine et s'affermissaient les liens qui unissaient son cœur à notre sol.
J'encourageais de mon mieux ce rapprochement sentimental parce que j'estimais
que mon pays devait en bénéficier, et que j'étais déjà, dès cette époque, un
partisan convaincu de l'entente cordiale, à laquelle, pourtant, nul ne songeait
encore
La Reine, de son
côté, me savait gré de mes efforts et m'en témoignait la plus touchante
gratitude. C'est ainsi que je fus le premier Français titulaire de l'ordre de
Victoria qu'elle me conféra elle-même, à Nice en 1896, le lendemain du jour où
elle signa le décret qui l'instituait : c'est ainsi, qu'elle m'invita à
assister comme son hôte, aux fêtes de son jubilé... J'étais, en effet, à ses
yeux, non seulement confident de ses
pensées généreuses, et de ses menues préoccupations, le gardien de sa tranquillité
; j'étais, aussi et surtout, le fonctionnaire immuable qu'elle trouvait fidèle
à son poste, chaque fois qu'elle venait en France. Les présidents de la
République se succédaient, les ministères croulaient, les préfets et les
généraux changeaient; seul, je ne bougeais pas, j'étais toujours là, donnant en
notre pays où tout casse, tout passe, tout lasse, l'illusion de la stabilité
Extrait :
« leurs majestés » de Xavier PAOLI ( Ed. Atlantica – sceptre et
couronne )