LE COLLOQUE INTERNATIONAL DE ROYAUMONT

du 28 JUIN au 4 JUILLET

" Jean-Jacques Rousseau et l'homme moderne "

Evidemment, le seul nom de Jean-Jacques suffisait à provoquer l'intérêt des « forces pensantes » dont nous entendions solliciter le concours. Cependant, il nous paraissait utile d'éveiller leur curiosité à l'aide d'une formule résumant nos intentions. Des entretiens multiples, avec des personnalités de l'U.N.E.S.C.O., des services Culturels des Ambassades, les membres de notre Comité-directeur, nous incitèrent à proposer ce thème central : « J.-J. Rousseau et l'homme moderne ». Restait à définir quelques principes pouvant assurer la liaison des exposés des orateurs. Dans une lettre adressée en mai 1961 au Directeur général dé l'U.N.E.S.C.O., notre président, Charles Vildrac résumait notre point de vue :
« Le rayonnement de j.-J. Rousseau atteint, à l'heure actuelle, non seulement une élite européenne, mais celle du monde. Aussi, pouvons-nous espérer voir ces manifestations (du 250' anniver­saire) coïncider avec l'affirmation d'un Humanisme pour la première fois à l'échelle de la Race et de la planète. Par conséquent, nous espérons pouvoir orienter l'érudition des participants au Colloque vers une recherche rattachant le « problème » de Rousseau aux inquiétudes du monde moderne. Une telle préoccupation suppose la collaboration des « forces pensantes » de notre temps.
Ces dispositions pouvaient nous permettre d'écarter tout détail anecdotique pour définir cette « maturité » humaine que provoque le XVIIIè siècle. C'est à partir de ce moment que l'homme, en se détachant de la fascination que le Passé a exercé sur sa sensibilité, tend à introduire dans sa
« condition » la part de perfection ou, au moins d'amélioration, qui doit caractériser son destin terrestre
.
Non seulement l'U.N.E.S.C.O. s'intéressera à ce projet, mais sa généreuse participation financière nous permettra d'accueillir dans le cadre de Royaumont, pendant six jours, les 80 délégués qui seront ses hôtes.
Dès octobre 1961, un texte est répandu à travers le monde qui propose l'ordre de discussions que nous résumons :
1. Eveil de la maturité ;
2, L'homme de la connaissance selon l'Encyclopédie ; celui de la Nature, d'après Rousseau ;
3. Formation de la sensibilité du XIXe siècle ;
4. Intervention de la Science ;
5. L'homme du XXe siècle. Valeurs : créer de la vie ; maîtriser le hasard ;
6. Ebauche d'une transcendance humaine ;
7. La Pédagogie aux dimensions de la Vie.
L'annonce de ces dispositions provoque un si vif intérêt que 20 Nations — d'Afrique, d'Amérique, d'Asie et d'Europe — affirment qu'elles participeront au Colloque dont la séance inaugurale s'ouvre le 28 juin. M. Stéphane Hessel, qui préside, prend la parole au nom de la Commission Française, tandis qu'ensuite, M. L. Gomes Machado parle pour l'U.N.E.S.C.O., Charles Vildrac pour l'Association J.-J. Rousseau, et, enfin, Jean Fabre au nom du Comité pour le 250° anniversaire.
Dans la salle, garnie de hautes tapisseries, la plupart des délégués sont présents : MM. Kuwabara, directeur de l'institut des Sciences humaines du Japon et E. Nagata, de l'Université de Kyushu, venus spécialement pour le colloque, sont présents, ainsi que le professeur Michel Dynnik qui représente l'Académie des Sciences de Moscou. Celle de Pékin a envoyé ce message de sympathie : « Pour nous, Rousseau est la personnalité culturelle la plus renommée du monde et je suis heureux de vous faire savoir que des célébrations du 250è anniversaire sont en préparation en Chine et qu'elles se produiront à la même date que les vôtres. » L'Académie des Lettres de l'Inde nous a écrit, ainsi que celles de Suède, de Belgique, d'Allemagne. Le Centre didactique de Florence devait être représenté par son président : G. Galô. La Roumanie l'est par Mme Héléna Vianu, professeur à l'Université de Bucarest et M. Stanciu Stoïan, directeur de l'Institut Pédagogique. Galvano della Volpe est venu de Rome ; F. Glum, de Munich ; Tobiasan, d'Oslo ; Jean Starobinski, de Genève; Agbessy, du Dahomey, tandis que la France est représentée par Lucien Goldmann, Pierre Grosclaude, Pierre Burgelin, Jutier, J.-J. Cheval­lier, Schmelz, Suffert, Roger Gal, André Ravier, Jacques Berque, Debesse, R Dreyfus, etc.
Les débats s'écartent de ce ton « académique » qui engendre l'ennui. C'est, parfois, avec passion que les orateurs exposent leur point de vue. On nous dira, par exemple, que la leçon d'Emile est inapplicable dans toute société, encore injuste ou irrationnelle, où la puissance des « hiérarchies particulières » rend illusoire manifestation de cette volonté générale qui est la preuve de la maturité d'un peuple. Les sociétés mal faites, affirmera encore J.-J. Chevallier, professeur à la Faculté de Droit de Paris, sont la source d'un mal dont souffre l'être social. Or, c'est par l'évidence de la volonté générale que l'idée de « communauté » se fonde, et que naît la notion du bien commun, inspiré par la Loi, et non par la mystique du sang. Alors surgira ce système logique qui éliminera les combinaisons hasardeuses du passé. Mais il convient d'unir la connaissance de l'organique à celle du juridique, si nous voulons un être humain complet. Il faut donc placer, à côté du livre de l'Histoire, celui de la Nature qui contient le secret de ces lois organiques, dira Roger Gal, de l'Institut Pédagogique. L'homme apprend alors par lui-même et pour lui-même, en vue d'une autonomie fonctionnelle, et cet apprentissage, s'il débute avec la vie, doit être poursuivi jusqu'à la mort.
L'importance de ces considérations devait être encore explorée par M. Jacques Berque, du Collège de France qui mentionne que, si l'apprentissage des techniques détache. l'être humain de la condition naturelle et engendre cette nostalgie qui se discerne à travers tant de sensibilités, c'est pourtant à travers ce nouvel apprentissage que l'homme retrouve le secret de l'organique universel ; mais, cette fois, c'est son intelligence qui perçoit ce secret qu'auparavant, seule, la sensation de son état contemplatif lui avait révélé. C'est à cette condition prométhéenne qu'achemine toute méditation sur l'anthropologie de Jean-Jacques.
S'il est impossible de résumer des exposés faits dans une parfaite indépendance d'expression, on peut cependant dégager une loi de ces discussions : l'oeuvre de Jean-Jacques constitue un cri d'amour pour l'existence. Pour lui, la Vie n'est pas un Mal, mais un problème.
A la séance de synthèse que présida M. René Maheu, Directeur général de l'U.N.E.S.C.O., on devait faire état de l'universalité de la pensée de Rousseau. Cette pensée s'appuie sur une force de compréhension qui est sa valeur essentielle et sans laquelle aucun Humanisme ne peut être efficace. Le moment de mettre en oeuvre les « vertus » de Rousseau semble être intervenu, puisque, si l'homme a jusqu'à ce jour été séparé de son « semblable » par l'étendue des distances, cette circonstance est pratiquement éliminée.Il convient d'aborder l'étude de notre condition, en partant de ce postulat. Il est probable que notre recherche nous permettra de constater l'existence d'une identité qui devrait donner naissance à un esprit de communauté, contenu, semble-t-il, dans la logique du temps. C'est alors que se vérifiera cette sorte de prophétie d'Alain qui, au sujet de Rousseau, écrit cette phrase : « La pensée de cet homme devait ébranler le monde ». Il semble que ce soit la conclusion qu'on puisse extraire des entretiens de Royaumont.