les visites d'un petit garçon à " l'illustre tragédienne " Sarah Bernhardt
Souvenirs du fils de Réjane et de Paul Porel.
J'ai dit quelle longue amitié unissait Sarah Bernhardt à mon père (Paul Porel)
Il étaient nés la même année, en 1843.Ils avaient fait ensemble l'apprentissage de l'acteur, au Conservatoire. ils en étaient sortis, au concours de juillet 1862 avec le même second prix.
J'avais, d'elle, une toute petite photo qu'elle lui avait donnée, à cette époque. une phrase très tendre pouvait laisser entendre qu'il y avait eu, alors autre chose entre eux qu'une simple camaraderie. Mon père ne m'a jamais rien dit, bien entendu, mais je savais regarder.
"Comme Montaigne qui dit aimer Paris jusque dans ses verrues, j'aimais à rechercher et à regarder, alors, ce qui se passait de dramatique et de curieux.J'ai suivi la fin du siège et une partie de la Commune avec un intérêt passionné. J'ai dit que, blessé au pied, j'étais en traitement à l'ambulance de l'Odéon. un soir de la fin février, comme les obus tombaient dans le Luxembourg autour de la fontaine Médicis, je dis à mme Lambquin et à Marie Colombier qui aidaient Sarah Bernhardt:
-Nous ferions mieux d'installer nos lits de l'autre côté du théâtre. Nous aurions l'épaisseur du monument entre les projetiles et nous. mon idée fut approuvée; on déménageau.
"A peine étions nous couchés en haut du double escalier du péristyle, devant la statue de Corneille, qu'un bruit formidable éclate. L'obus que j'avais pensé éviter , crevant un coin de la toiture , nous couvrait, sans aucun mal heureusement, de débris de bois et de plâtre. rapidement, nous descendons dans les caves du théâtre, de belles caves voûtées et solides et nous y passons plusieurs nuits à l'abri. Oh, j'ai habité l'Odéon dans tous ses coins. Mais Sarah juge plus prudent de nous faire émigrer, et nous nous installons rue taitbout, dans une maison appartenant au banquier Stern."
Camarades de classe, camarades de guerre, ils avaient entre eux, des souvenirs qui fortifient l'amitié.
La guerre finie, la révolution enfin calmée et mon père revenu à Paris après un long séjour chez George Sand, à Nohant, Sarah et lui vont se retrouver, côte à côte, à l'Odéon, redevenu théâtre, et prêt à rouvrir ses portes. C'est dans "Jean-Marie" d'André Theuriet, et dans "Fais ce que dois", épisode dramatique de François Coppée, grand ami de mon père .
"Le 23 novembre 1871 on risque une comédie, une pièce solide, en quatre actes de MM. Edouard Foussier et Charles Edmond, qui réussit. On a fait venir en représentation Geffroy, sociétaire retiré de la Comédie-Française et Mlle Adèle Page. Avec eux, Sarah Bernhardt, Pierre Berton et Porel se partagent les applaudissements. On fait un mois de belles recettes, le public reprend le chemin du théâtre. Le 6 janvier, Mademoiselle Aïssé de Louis Bouilhet, affronte la rampe. Pierre Berton, en tirant trop violemment son épée arracha sa perruque. Une tirade glorifiant la révolution populaire soulève des protestations, même des sifflets. Flaubert qui avait dirigé la répétition, n'avait pas voulu couper ce morceau dont Duquesne, le directeur, lui avait signalé le danger. Je jouais et je dansais un menuet dans cette jolie pièce incomplète où Sarah fut délicieuse".
« Enfin, le 19 février, reprise de Ruy Blas joué par La Fontaine, Geffroy, Mélingue, Mmes Sarah Bernhardt, Broisat et Lambquin, qui finit avec succès la saison. »
Comme on le voit, à cette époque, comprise entre la guerre de 1870 et 1880, les deux élèves du Conservatoire ne se quittaient guère.
Il faut se rendre compte de ce qu'elle était devenue, de ce que représentait Sarah Bernhardt, vers 1900.
Plus qu'une impératrice, une espèce de divinité. Je crois qu'au point de vue de sa situation dans le monde, Victor Hugo est le seul qu'on puisse lui comparer. Tellement illustre que les rapports avec les autres humains deviennent difficiles, et qu'il doit s'ensuivre une sorte de solitude sacrée mais désolée.
Personne ne devait le sentir plus qu'elle car elle était douée d'un étonnant bon sens, d'un don d'observation qui, sous des dehors dis­traits, lui soufflait sur les gens, des remarques d'une drôlerie irrésistible.
Pour le petit garçon que j'étais alors, elles étaient impressionnantes ces visites à l'illustre tragédienne, un soir de première. Elle envoyait toujours à mon père une loge d'amphithéâtre, avec un petit mot de gentil tutoiement. Mon père n'emmenait que moi. On eût dit qu'il eût voulu garder pour nous deux seuls le privilège de l'entendre. Je l'ai vue, ainsi, dans vingt pièces, assis sur le devant de cette grande loge, mon père derrière moi, silencieux, suivant le drame d'Hugo, de Sar­dou, de Rostand, soufflant un peu, admirant, me faisant par instants, tout bas, une remarque. À l'entracte, je me retournais, je voyais son visage éclairé par les traces de l'émotion.
—    Viens, allons la voir, disait-il.
Et nous allions en toute hâte vers sa vieille amie.
Ce n'était pas si simple de parvenir jusqu'à elle ! Le théâtre était grand. Nous courions presque, en traversant le plateau. J'entendais les « Bonjour » paternels derrière moi, à des amis ou à d'anciens employés de son Odéon. On franchissait, ensuite, plusieurs petits salons. On passait devant Uhlmann, l'administrateur. J'apercevais, de loin, l'élégante silhouette de Maurice Bernhardt qui dirigeait alors le théâtre de sa mère. Je le trouvais très beau, mais distant, inappro­chable, fermé.
 Il était déjà un homme près de la quarantaine. On le disait fils du prince de Ligne.
On passait devant quelques admiratrices souriantes qui prenaient là une permanente faction : Mme de Najac, Louise Abbéma. Papa don­nait la main au peintre Clairin, « Jojo », le grand ami de Sarah.
Enfin, là-bas, dans le fond de sa loge, assise, souriante, se reposant un peu, l'extraordinaire créature. Très vite — c'était une personne d'une grande rapidité — elle avait vu mon père :
—    Ah, te voilà, mon Paul ! Et tu as amené le petit. Ça c'est bien. Elle savait très bien que le petit était là chaque fois, qu'il était inséparable de son vieil ami Porel.
Alors la même cérémonie se renouvelait, une fois de plus. Mon père dans un immense sourire rose , avait envoyé à Sarah un baiser de la main, il se penchait vers moi et puis, me poussant du genou, il ajoutait, avec une légère ostentation de théâtre, qui parfois me gênait :
—    Allez, mon fils, vas-y ! Là-bas, dans les lumières mille fois reflétées par les glaces, vingt
impératrices, vingt reines, vingt divinités — Sarah enfin — les bras ouverts et tendus, la tête légèrement inclinée, un sourire d'éternité sur son visage, Sarah, de son geste célèbre, m'attendait.
J'y allais comme dans une espèce de sprint vers la gloire. Je tombais dans ses bras. Je ne voyais plus ses yeux. Ma joue s'accrochait à la robe byzantine. Je plongeais dans la forte odeur de tous les fards de l'époque. Et, un instant, j 'entendais rouler dans mon oreille le doux murmure de sa diction fameuse. Je ne comprenais pas, mais déjà elle m'avait légèrement redressé, me tenait aux épaules, me fusillait de son sourire interminable.
—    Comment va ta maman ? Il ne faut pas oublier que Sarah adorait son fils — si beau — et qu'en serrant sur son coeur le fils d'une autre, c'était un peu le sien qu'elle retrouvait dans ses bras.
Et puis, cette autre était Réjane, et elle avait pour ma mère, mieux que de l'amitié, une vraie tendresse. Il y avait aussi Paul-Désiré, l'ami de toujours. J'ai profité de ces trois avantages, et toute ma vie, la chère, l'admirable femme, m'a montré une indulgente bienveillance.
Enfin, il y avait chez Sarah, une grande loyauté envers certaines familles d'artistes. Elle adorait Lucien Guitry : elle adora Sacha. Elle aimait infiniment ma mère et mon père : fidèle à elle-même, elle fut très bonne pour moi.
Je rentrais aux Champs-Élysées, vidé, fourbu de ces expéditions au théâtre Sarah Bernhardt.
Je regardais mon père se déshabiller — nous partagions la même chambre, comme deux frères. Ses mouvements étaient plus vifs. Il chantonnait de vieux airs. Il pensait au passé, c'est certain.
Il allait, parfois, dîner chez elle, en tête à tête. Elle lui lisait des pièces qu'elle écrivait. Comment en avait-elle le temps ! Comme je m'en étonnais, il me dit : « Elle a le même don que Napoléon, elle peut dormir debout, accoudée à une cheminée, cinq, dix minutes. Elle se refait ainsi continuellement. »
Ses rapports avec ma mère méritent d'être signalés. Il est rare, dit-on, de voir deux actrices fameuses, qui, le rideau tombé, ne se déchi­rent pas.
À mon sens, le plus grand mérite en revient à Sarah. Quoi de plus pénible, en effet, pour une aînée à l'apogée de sa gloire, que de voir grandir le prestige d'une femme, de douze ans votre cadette ?
Car enfin, qu'est-ce qui frappait le plus quand on voyait jouer Sarah, Réjane sinon cette manière qu'avait l'une ou l'autre de s'en aller à sa guise, sur un chemin choisi par elle-même ?
Les êtres qui ignorent l'envie, sont seuls capables d'avoir cette démarche. Les grands artistes vont droit devant eux. Sarah Bernhardt, Réjane avaient dépassé le stade de la compétition. Elles allaient droit devant elles.
Quelques années plus tard, peu de temps avant sa mort, elle me fit dire par un ami de lui amener ma femme dont on lui avait vanté la beauté. Nous fûmes donc boulevard Péreire. J'étais ému de me retrou­ver devant elle. Elle sentait bien, l'étonnante Pythie, que le fils de ses deux amis disparus et une jeune et jolie femme, c'était du bon public. Elle eut la bonté de nous recevoir seuls. Heureusement, car voici ce qui se passa. Sarah nous attendait, assise sur une sorte de trône. Sou­riante, infirme, magnifique. Je m'approchai respectueusement pour lui présenter Anne-Marie. Celle-ci la regarda. Et je ne pus rien dire car ma femme éclata en sanglots.
Sarah était ravie. Elle avait bouleversé son public sans dire un mot. Rien qu'en apparaissant. Quand tout fut calmé et qu'elle nous eut donné vingt témoignages de sa drôlerie et de son exquise gentillesse, je lui demandai à brûle-pourpoint :
—    Mais enfin, madame, dites-moi ce que vous aimiez tant en ma mère ?
—    C'est facile, mon petit. Je vais te le dire : Réjane était simple et, pourtant, elle n'était comme personne. Voilà.
On ne pouvait mieux dire, chère madame Sarah.
Jacques Porel, Souvenirs, t. I (1895-1920), Plon, 1951.