Rencontres avec Pierre Loti
Il existait toutefois une exception notable à l'attrait qu'exerçait sur lui la simplicité, car il n'y avait rien de simple chez Sarah Bernhardt, avec laquelle il était maintenant dans des termes familiers. Il note qu'il est allé au "Théâtre-Français" pour la voir jouer "Dona Sol" une fois de plus, qu'il a pris un fauteuil d'orchestre au premier rang et qu'il portait encore la tenue bleue et blanc des marins.
La grande actrice lui fit signe par-dessus la rampe tandis que le public tendait le cou pour voir le matelot qui avait obtenu cette marque de faveur. A cette époque, Sarah Bernhardt était à l'apogée de sa carrière. Le théâtre. la sculpture, la peinture, des intérêts multiples, des amants et un public passionné, Victor Hugo en tête — telle était sa vie. Mais elle trouvait aussi du temps pour le jeune admirateur obscur. Il lui écrivait, parlant des heures d'extase passées a ses pieds. « quelque chose d'inespéré et impossible. depuis que vous m'avez tout à fait admis auprès de vous... » Dans une autre lettre, il lui dit : « Ce côté sombre de votre nature m'attire autant peut-être, que tous ses côtés charmants. » Les brouillons de ses lettres montrent qu'il connaissait déjà bien l'étrange chambre tendue de noir : si, dit-il. elle ne lit pas ses lettres, qu'elle les donne à Lazare (le célèbre squelette! qui les lira au vampire. Ces objets peu aimables faisaient partie du décor, ainsi qu'un cercueil capi­tonné de satin blanc où l'actrice se reposait parfois. [...)
Sur une page volante ajoutée au journal, où il notait d'autres détails le mot dites devient connues, ce qui ne fut pas imprimé dans le "Jour­nal intime plus discret publié par son fils après la mort de Loti. Mais j'imagine que c'était plus près de la vérité. Ont-ils été amants ? Briè­vement, peut-être. Ç'aurait été dans leur caractère à tous deux de cou­ronner ainsi leur rencontre. À travers une longue série de querelles et de réconciliations, Sarah et son Julien le Fou se comprenaient parfai­tement. Leur goût du fantastique s'accordait, comme leurs appétits sensuels. La description qu'avait faite Loti de son ami Yves avait intrigué Sarah : il fit donc pour elle un dessin de son Adonis breton, nu — une statue en bronze de perfection masculine chose qu'ils pou­vaient apprécier l'un et l'autre avec un œil de connaisseur.
Tandis que la famille, à Rochefort, rayonnait de joie à l'idée que le livre de leur Julien avait été accepté pour la publication, sa mère éprouvait une certaine inquiétude quand on mentionnait le nom de Sarah Bernhardt. Loti avait écrit pour demander à ses chères vieilles d'apporter de légères transformations à l'un de ses costumes turcs. Sa mère répondit que c'était fait. Elle ajouta : « Est-ce pour faire une visite à Sarah Bernhardt ?... O, mon chéri, ne fais pas des folies pour cette femme ! »
Mais lorsque, quelques années plus tard, l'actrice arriva à Rochefort pour jouer dans le ravissant théâtre bleu et or du XVIIIe siècle qui met une note d'élégance raffinée dans la petite ville, elle rendit visite à Loti dans sa vieille maison : « Juin 1888... Nous passons dans la chambre turque où je la fais asseoir sur le divan du fond : puis je m'éloigne pour mieux regarder combien elle est jolie et comme elle fait bien dans ce milieu avec sa robe blanche et son manteau rouge... » Ils dînèrent en tête à tête, mais Mme Viaud les rejoignit pour le café. Elle portait, pour l'occasion, sa plus belle robe de satin noir et les deux femmes prirent plaisir à la rencontre. Mme Viaud déclara que la divine Sarah était « tout à fait comme il faut — si honnête et si jeune ! »
Journal inédit, 1890. Collection Loti-Viaud.