QUEL HOMME !
( les débuts de Louis JOUVET
(1887-1951) au théâtre dans les années 1910 1913,
contemporain de Maxime NEMO sur la scène du
"Théâtre du Château d'Eau")
Dans son enfance et son adolescence, Louis Jouvet n'eût pas
reconnu une vocationpour le théâtre au sens où
l'entend généralement le monde de la scène, sinon
dans la patience obstinée - "obstination vague" dira-t-ilavec
laquelle il repoussa les tentatives de ses tuteurs qui songeaient
à l'orienter vers la marine ou la prêtrise; son
acceptation d'entreprendre des études de pharmacie ne fut qu'un
moyen détourné d'aborder le théâtre. Il
voyait dans la vocation non un départ, mais un provisoire
aboutissement, l'effet d'un choix fondé sur de premières
expériences et la conviction acquise, à leur faveur, que
l'art du théâtre répondait à une authentique
aspiration, à des goûts assurés, appuyés sur
les dons et la volonté pour les satisfaire.
Lorsque le cnadidat bachelier maintient sa détermination en
dépit des avis et objurgations de la famille - "Le
théâtre est un métier honteux" en est l'antienne -,
il n'est pas parvenu à ce point. Il admettra seulement qu'il
était attiré par ce que l'activité
théâtrale a de plus factice et de plus frivole, une
formede passeport pour échapper aux pauvretés du
quotidien que lui promettait la vision de l'officine pharmaceutique de
son oncle.
"Je me suis trouvé un jour au théâtre, dans une
salle puis sur la scène. je m'en étonne encore moi
même"
Pour y accéder, il aura fallu les rêveries sous les
marronniers, au fond du jardin de ses grands parents, à
Belleville sur bar, l'éclat des fanfreluches et
l'exaltation des plaisirs qu'il a découverts à la lecture
du mariage de Figaro, l'intérêt qu'il prend à dire
les textes classiques lors des représnetations du collège
Notre Dame de rethel et, peut-être davanytage, l'odeur du
spectacle qu'il trouve dans le dépôt de pain et de
patisserie que sa mère, après la mort accidentelle de son
mari, tient depuis 1903, à l'entrée de la rue
Caulaincourt, face à des grands lieux du spectacle dans le paris
de l'époque: l'Hippodrome(....)
Louis Jouvet Qui êtes-vous ? Paul louis Mignon (Ed La Manufacture 1988 pp.13-14)
« C'est d'abord par l'étrange, le fabuleux, ou le
fantastique créé par l'appareil de la scène et ses
décors, que le spectateur suit docilement le poète
dramatique dans cent empire inconnu du théâtre qui n'a
plus rien de commun avec le monde sensible qui nous entoure. »
Autant de formules qu'on ne peut contourner par le commentaire,
dans la mesure où le choix des mots et leur alliance
épousent les réalités que Jouvet ressent.
Celui-ci a retenu l'exemple du geste du potier. son tour de main,
l'inflexion de son pouce imprimant « au vase. son vrai galbe. son
vrai sens », pour marquer, dans le mélange de savoir-faire
et d'inspiration, le passage du métier à l'art chez le
machiniste. Il en déduit un principe essentiel qui a
inspiré la réforme de Jacques Copeau au Vieux-Colonibier,
qui avec Jouvet, a guidé Charles Dullinn, Georges Pitoëff
et Gaston Baty, les animateurs du Cartel après la
Première Guerre mondiale : le refus du naturalisme. " Un Objet
qui soit comme un vrai objet et qui soit faux. c'est le
véritable vrai, c'est la vérité du
théâtre. »
"ll n'y a que le faux qui m'intéresse " remarque-t-il en ne
s'attardant pas à contempler la nature, lui qui vit le
théâtre. Mais « faux » ne signifie pas
artificiel , il sera l'expression de la réalité
qu'il reflète ; dans le décalage provoqué entre
elle et lui, le metteur en scène, allié au machiniste,
fera surgir la poésie. Il l'illustre en rappelant le
désespoir surprenant, et apparemment inexplicable pour les
parents, de l'enfant Auguste Renoir, sortant du théâtre
où il avait été conduit pour la première
fois, jusqu'à l'aveu (il y avait un piano dans le décor)
: " C'était un vrai piano !
A l'opposé de l'ordre shakespearien, l'ordre italien lui ouvre
ses perspectives, dans « un enchantement visuel plus savant que
tous ceux inventés jusque-là. Et la scène devient
ce lieu mouvant constamment renouvelé. Grâce à un
agencement particulier des machines, le décor se change en un
autre à la vue même du spectateur, par une substitution
mystérieuse qui mêle et regroupe formes, matières,
couleurs, lumières et ombres. " Fantasmagorie
concrètement et méticuleusement combinée par
le savoir et la main du machiniste. Lorsque Jouvet a
l'opportunité de disposer de l'Athénée, d'une
scène "machinée à l'italienne", il ne l'utilise
pas comme simple facteur de divertissement visuel, il met ses pouvoirs
au service de Molière. Giraudoux ou Marcel Achard, avec la
rigueur même que l'esprit de l'ordre shakespearien lui a
enseignée. commandée.
Tandis qu'il lit, note. annote, dessine, établit des plans,
dresse les perspectives de décors, vaque aux tâches
multiples de la régie, le comédien amateur du
"Théâtre d'action d'art" tient. en quatre ans, de 1907
à 1911, une bonne trentaine de rôles. Il n'ignore pas
sans doute l'obstacle qu'il aura à surmonter pour s'affirmer
dans cette discipline, une diction heurtée qui le porte
à avaler les fins de phrases et que, bien des années plus
tard. des critiques lui reprocheront encore. " Si je suis parvenu
à être comédien, a-t-ii confié à
Valentin Marquetty, c'est que j'aimais le théâtre plus que
ma fierté. » La maîtrise qu'il a atteinte en faisant
une vertu de ce qui, au départ. paraissait un défaut, a
été une longue et patiente conquête. Jouant "Au
grand large" à la Comédie. des Champs-Elysées, on
l'entendait répéter inlassablement certaine
réplique pour arriver à la donner pleinement sans buter
sur un mot ou une syllabe. Ses trois échecs au concours
d'entrée au Conservatoire, alors "de musique et de
déclamation " s'expliquent peut-être par cette
particularité.
Un des professeurs. toutefois, Leloir, l'admet dans sa classe en
qualité d'auditeur, car il n'a pas manqué d'être
frappé par ce que.. Jacques Copeau, critique dramatique, a
noté lors des débuts professionnels de Jouvet. en 1911,
au "Théâtre
des Arts" : "sa tenue, sa sobriété et même une sorte de profondeur qui annonce l'artiste".
Copeau, dont l'adaptation des "Frères Karamazov" est
représentée dans ce théâtre ,Jouvet y
apparaît dans le rôle modeste du père Zossima
— a surpris, un soir, son interprète assoupi dans les
coulisses en attendant son entrée en scène. « En le
regardant dormir, j'ai pris conscience de la force de son
tempérament de comédien. »
De la classe de Leloir qui a éclairé, pour lui, deux
problèmes, celui du comique et celui du style, Jouvet est
passé à l'école du drame et du mélodrame.
Son maître est un acteur vedette des théâtres
périphériques du temps. théâtres de
quartier, Léon Noël. Il l'a vu au théâtre
Montparnasse il devient son disciple favori. Grâce à
Léon Noël, il est engagé par les tournées
Zeller pour "Le juif errant", à "l'Alhambra" de Bruxelles.
Il y éprouve, dans la pratique de la vérité de
deux lois qui seront deux de ses commandements : le
théâtre est action, le théâtre réclame
du comédien une attention constante du public : l'état de
celui-ci, ses réactions guideront son jeu influeront sur son
ton, sur son rythme.
Toute expérience nouvelle, même si elle ne satisfait pas
à son idéal, est enseignement. Il a le sentiment de
retirer d'une saison au "Théâtre des Arts" de Jacques
Rouché son « certificat d'études primaires du
théâtre ». Il ne renouvelle pas son contrat parce
que les cachets sont si misérables qu'il en a trop souffert et
qu'il met un point d'honneur à refuser des conditions qui sont
celles d'une forme de servitude. En revanche, le pactole que
représente l'interprétation au Châtelet, du grand
prêtre dans "Champion de l'air" d'Emile Codey ne lui laisse
aucune illusion sur la valeur de l'ouvrage : « Pièce
stupide et un rôle évanouissant de bêtise
», écrit-il à Copeau. Seulement, " je suis curieux
de leurs procédés et de leur métier". Il aimerait
effectuer une tournée avec Lugné-Poe — il a
créé chez lui « l'homme » de L'Annonce faite
à Marie
la première pièce jouée de Claudel — car
« il y a profit à tirer de sa méthode de travail .
Une ambition se fait jour. Son projet de « faire un peu la
philosophie de son métier » a pour objectif de «
toucher par là la mise en scène ». Il prend des
notes pour "L 'Ecole des femmes", rêve d'entrer dans
un de ces théâtres de quartier en qualité de
"régisseur-metteur en scène" . Et, lorsqu'il loue pour
une saison d'été le théâtre du
Château-d'Eau, il y voit un moyen d'apprendre « les
rudiments de ce métier si complexe de directeur et de
metteur en scène », un directeur qui apprend à
dévoiler les « crapules », à découvrir
« des malhonnêtetés insoupçonnées
», à voir « la misère qui défile toute
la journée » .Jouvet constate qu'il y a " une
infinité d'apprentissages à faire ".
Pendant près de dix ans, l'apprentissage du métier de
directeur et de metteur en scène va se poursuivre dans une
aventure à la base du théâtre contemporain :
la réforme que Jacques Copeau entreprend à l'automne de
1913, en ouvrant le théâtre du Vieux-Colombier.
Certes, Copeau apprécie la personnalité du
comédien Jouvet, mais il sait sa science déjà
exceptionnelle de la scène, et c'est un "régisseur
général" que, d'abord, il engage.
Louis Jouvet Qui êtes-vous ? Paul louis Mignon (Ed La Manufacture 1988 pp.32-33)