Bromberger : situer la mouvance de Jouvet et du Théâtre de l'Athénée le théâtre des auteurs
Paris a pleuré aux obsèques de Jouvet  Par Eric Bromberger
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En 1906, stagiaire en pharmacie, Louis Jouvet, fils d'un inspecteur des Ponts et Chaussées, feuillette le codex d'un doigt distrait derrière les bocaux d'une modeste officine de Levallois. Chaque semaine, il enfile sa chemise blanche et son costume du dimanche pour se rendre à l'amphithéâtre; pas celui de la faculté de Pharmacie, celui de la Comédie-Française.
Il dira plus tard: "Je n'y ai rien compris: Je me suis trouvé un jour dans une salle, et le lendemain sur la scène." Ce miracle était sans mystère. Le samedi soir, le petit pharmacien de dix-huit ans joue Le Colonel Chabert à l'Université populaire du Faubourg Saint-Antoine.
Après deux ans de comptoir pharmaceutique et de privations, il parvient à réunir, grâce à un salaire quotidien de sept francs, les économies nécessaires pour lui assurer la place de directeur du théâtre du Château-d'Eau. Sa lourde tâche est de maintenir un répertoire dont les titres les plus connus sont: Les Oberlé, Le Chemineau et Roger la Honte. Le service militaire le sauve de la faillite. Quand il retourne à la vie civile, le monde du théâtre est bouleversé. Un inconnu amateur passionné de lettres et de théâtre, Jacques Copeau, qui vient de fonder la Nouvelle Revue Française avec André Gide et Jacques Rivière, crée un centre dramatique qu'il baptise: "Le Vieux Colombier". D'humeur monastique, d'une austérité intransigeante, il supprime le décor et la rampe, joue devant des rideaux gris et déclare: "Les spectateurs n'ont rien à regarder; alors ils voient les mots." Jouvet émerveillé fait connaissance avec cette troupe anonyme: Charles Dullin, Valentine Tessier, Roger Karl, Pierre Scize (acteur avant d'être journaliste). Léon-Paul Fargue rédige les invitations, Georges Duhamel est souffleur et Roger Martin du Gard tient le vestiaire. Jouvet se propose: il sera tout à la fois décorateur, assistant metteur en scène, répétiteur, régisseur, accessoiriste, électricien, habilleur et acteur. C'est cette dernière fonction qui lui cause le plus de souci. En effet, dès que sa réplique dépasse la dimension d'une monosyllabe, il bégaie. Il est condamné aux interjections. Un jour, à court d'acteur, Copeau se résout à lui donner un rôle bavard : celui du père dans Les Frères Karamazov. C'est un vieillard ivrogne et débauché, à la parole autoritaire, mais Dieu merci, incertaine. Jouvet s'installe avec ravissement dans un rôle qui lui permet enfin la lenteur d'élocution et la diction syncopé qui feront sa fortune. De Dostoïewski, il bondit à Shakespeare il joue La Nuit des Rois dans laquelle Copeau affirme son goût pour l'ascétisme : aux planches de bois, trop frivoles à son gré, il préfère la scène en ciment et transforme le Vieux Colombier en casemate d'art dramatique. Une fois (il s'agissait de "Cromedeyre le Vieil", la pièce d'un jeune auteur, Jules Romains), Copeau se risque, dans un mouvement inconsidéré, à déposer un petit paravent sur la scène. "Alors quoi, s'indigne Jouvet, on est au Châtelet, maintenant ?»

Chaque jour devant "le Vieux-Colombier" passent deux jeunes Danoises. L'une s'appelle Else Collin; Jouvet l'épousera. L'autre deviendra Mme Copeau. Las des aventures, "le Janséniste du Vieux-Colombier" rompt avec ses anciens compagnons. Il se sépare de Dullin. Jouvet se sépare de lui. Tenant dans sa main gauche un manuscrit refusé par Copeau, de sa main droite tirant une jeune comédienne: l'un Knock, l'autre Valentine Tessier. Nous sommes en 1922. Il se dirige vers l'avenue Montaigne.