Humanisme de Jean-Jacques Rousseau

Si la contradiction n'avait pas été découverte avant sa venue en notre monde, il est certain que Jean-Jacques Rousseau l'aurait instituée.

Événement sur lequel il convient de fixer l'attention de l'esprit et qu'il faut ne jamais perdre de vue, dès qu'il est question de cet homme : Jean-Jacques est l'incarnation de cette disposition, au point qu'il naît avec elle. Tout ce qui, plus tard, le constituera, est présent dans le don, fatal, que la vie lui fait, à sa naissance. Et toute la position spirituelle, morale que l'homme mûr adoptera, vis-à-vis des autres, ou, ce qui est essentiel, vis-à-vis de soi, est ordonnée par la faculté qui « le change en lui-même », dès l'origine de sa vie. Dès ce premier instant, la contradiction est entière.

Peu d'êtres ont été, à ce point, aimés par la Nature ; et peu furent, au même degré, écrasés par elle. La vie lui fait don d'une sensibilité, à coup sûr, exceptionnelle. En particulier, elle le pare d'une imagination sensuelle qui ne cessera de l'exalter et de le torturer, en même temps. Car, la splendeur du don est, instantanément contredite par la présence, secrète, d'une « blessure » que lui octroie, en même temps, une Nature qui se montre, donc, généreuse ; tout en imposant à l'être, ainsi favorisé, l'impossibilité de pouvoir réaliser, autrement que par la seule exaltation imaginative, les aspirations que l'exercice d'une telle disposition engendre en un tel être. Dès la vie primordiale, nous distinguons, dans l'existence de Jean-Jacques, un paradoxe foncier qui fait de cet amant de la Nature, un être, dont les dispositions, dans ce domaine de la sensualité qui a tant d'importance pour lui, ne peuvent lui permettre d'accéder à la satisfaction normale des sens. Cependant, ce n'est jamais la Nature qui est l'objet de son ressentiment, mais ces formes sociales qui ont eu pour lui une indulgence, poussée bien au delà de la bienveillance.

II naît de la contradiction et il vivra d'elle ; puisque, non seulement nous le verrons diriger ses sarcasmes vers des formes de vie collective dont il obtient tant de faveurs ; mais il placera le prin­cipe de toute bienveillance, presque, de toute perfection, dans ces dispositions naturelles dont il est, cependant, l'innocente victime. Aussi, peu de personnages sont à ce point déconcertants ; il suffit d'un instant d'inattention pour tomber dans l'une des exagérations que cet être troublant, fascinant même, suscite peut-être involontairement 1 « Je veux montrer à mes semblables, notera-t-il, au début des Confessions, un homme dans la vérité de la nature »

Dans une lettre au R.P.Deschamps, du 12 septembre 1761 (Correspondance générale, Tome VI,p.108) il indique : « Au reste, je suis persuadé qu’on est toujours très bien peint lorsqu’on s’est peint soi même, quand même le portrait ne ressemblerait point. » Egalement, dans le manuscrit des Confessions conservé à la Bibliothèque de Neuchâtel, on peut lire un début, fort différent, de celui que nous citons. Jean Jacques précise : « Nul ne peut écrire la vie d’un homme que lui-même. Sa manière d’être intérieure, sa véritable vie n’est connue que de lui ; mais en l’écrivant, il la déguise ; sous le nom de sa vie, il fait son apologie : il se montrer comme il veut être vu, mais point du tout comme il est. Les plus sincères sont vrais tout au plus (admirons, au passage, la restriction du terme !)dans ce qu’ils disent, mais ils mentent par leurs réticences, et ce qu’ils taisent change tellement ce qu’ils feignent d’avouer, qu’en n disant qu’une partie de la vérité, ils ne disent rien. »

Si le monde dit moderne et qui me paraît poindre avec cet homme, est celui de l’ambiguïté, on dirait que Jean jacques plonge dans le secret de cet avenir et qu’il l’ exprime, avant qu’il soit ; en traduisant, simplement, ce côté trouble d’une nature qui s’analyse, non seulement dans sa simplicité , mais à coup sûr dans le mélange de ses divers états. La connaissance d’un tel être fait qu’un second Jean Jacques émerge de celui qui se plaît à créer de si contradictoires réalités ; il n’ets pas toujours aisé de recomposer l’unité qui, à coup sûr, relie les deux êtres – au moins !- que nous découvrons dans Jan jacques. Aussi Albert Schinz, était-il fondé à déclarer en 1939 : « Il faut conclure que dans « l’état présent » la psychologie de Rousseau n’est pas faite. »(The Romantic Review, University of Pennsylvania, octobre 1939)

Il semble, cependant, que l’inquiétude inspirée par la dualité de cet homme, finit par accorder à la pensée et à la recherche qu’elle suscite à travers ses « êtres », la satisfaction espérée. Et, lorsque la relation, entre les « moi » multiples, est établie, sa position dans l’humanité semble assurée. En définitive, il semble même qu’une contradiction majeure peut-être évitée, Jean Jacques gagnant à cet approfondissement de lui-même par autrui, une signification de laquelle, tout d’abord, tout paraissait l’exclure. Cette signification se dégage du mélange de notre sympathie profonde, avec l’hostilité attentive que certains aspects de l’homme nous inspirent… Il engendre donc, selon les contacts auxquels il oblige, des sentiments contraires. Comme pour certaines peintures, le recul est parfois nécessaire. Alors, l’être se reconstitue…

En tout cas, peu d’hommes, au degré de celui-ci, ont justifié la qualification de « non », ou, même de « a-humaniste » Et cependant, à la réflexion, il est possible que quelque chose de mystérieux, ce quelque chose qui procède à la formation et à l'accomplissement de son destin, autorise sa rentrée dans la religion commune. Tout est loin d'être simple en notre nature profonde. Jean-Jacques ne nous a pas appris l'existence de nos singularités ; mais il a su les incarner, avec une puissance qui explique, sans doute, le degré de fascination que, chose étrange, il exerce, à la fois, vis-à-vis des êtres simples et sur les plus compliqués.

Lorsque nous étudions les êtres, les caractères, et, surtout, ce qui touche à l'apparence obscure de chacun, et que nous nommons l'âme, sans doute est-il urgent de se souvenir que les conditions de la vie sont, avant tout, celles du mouvement.

Que ceci plaise ou non à l'instinct de paresse qui sommeille en chacun de nous, il convient de nous convaincre que ce qui est subit la pression de l'évolution constante, donc, d'une emprise qui emporte les aspects de l'existence vers d'imprévisibles associations.

Notre conception de l'Humanisme ne saurait être soustraite à l'étreinte de l'énergie vitale qui modifie, tour à tour, les contours, les couleurs, et jusqu'à la signification que nous avons attribuée aux mots. Notre position dans la vie, nous rend esclaves du relatif ; si enclins d'absolu que nous puissions nous découvrir — au point que, si la conscience de notre relativité s'exerçait sur nous, tout devrait émaner de l'axiome, affirmant qu'il n'est, nous concernant, d'autre certitude que la constance du mouvement.

Plus, note Bergson (L'évolution créatrice, p. m et 12), nous approfondirons la nature du temps, plus nous comprendrons que durée signifie invention, création de formes, élaboration continue de l'absolument nouveau.

Une intense humilité pourrait être, alors, la conséquence du juste orgueil qui nous emporte à la recherche de la découverte. Peut-être la présence d'une telle humilité est-elle plus indispensable à l'humain de notre époque ; celle-d se trouvant caractérisée par l'effet d'un changement capital. Le genre humain, auquel nos immédiates générations sont rattachées, traverse une crise dont la certitude devrait habiter la conscience de tout être actuellement vivant. Cette présence, et la modestie qui en serait la conséquence, éviteraient à ceux qui la subissent, leur chute en bien des dogmatismes superflus. Nous ne sommes plus qu'en apparence, reliés à l'humanité antérieure ; c'est-à-dire à l'ensemble d'un fonctionnement dont la base reposait sur une vie encore « natu­relle ». A la solidité de cette organisation, le souci de changement qui nous caractérise a substitué un genre d'existence que, faute d'une autre expression, nous devons appeler « artificiel ».

 Cette évolution d'une stabilité vers une autre, surtout si la plus récente est loin de se trouver acquise ; ordonne un réajustement de nos définitions.

Hommes, que, tout de même, nous demeurons, nous nous découvrons immergés par un intense désir de « nous savoir » et de nous situer ; et ce souci nous rend fraternel celui, qu'en leur temps éprouvèrent Pétrarque, Marcile Ficin et Guillaume Budé. Cependant, notre inquiétude a des formes différentes. Nous n'en sommes plus à simplement rechercher la valeur, la signification des beaux textes antiques, sauvés de l'ensevelissement des âges.... Cette gratuité ne nous est plus permise L'évolution apporte avec elle des rapports qu'à coup sûr, les grands réalistes de l'anti­quité, s'ils se trouvaient à nos côtés, ne dédaigneraient pas d'approfondir. C'est, me semble-t-il, l'inquiétude de l'homme, plus que le sens de sa manifestation qui importe. En un monde — ne conviendrait-il pas de dire : en un moment, plus simple que le nôtre, ces Antiques ont essayé d'approfondir l'organisa­tion de ce réel — dont nous tentons de percevoir les secrets, avec l'intention d'y découvrir une possible corrélation entre les données humaines et celles de ce concret. L'Humanisme est né de ces tendances. Or, voici que, par l'effet d'inventions, peut-être imprudentes, hommes du xxe siècle, nous nous trouvons en présence de manifestations desquelles il est permis de dire cuti- l'originalité est déconcertante. Nous sommes tenaillés — n'est-ce point là notre honneur par le désir de nous « reconnaître dans ce tohu-bohu, né de notre accomplissement, au moins, sur un plan, et d'affirmer la permanence de notre inquiétude, de nous-mêmes et du Monde, dans la continuelle évolution des aspects et des êtres. L'homme est engagé dans l'Homme ; mais celui-ci l'est, à son tour, dans un ensemble qui l'amplifie et le personnifie à la fois. Et l'homme a, peut-être, ceci de personnel et de particulier : il semble pouvoir et devoir être la matière de son oeuvre. Il est ce personnage étrange qui se vit ; peut-être, afin de se faire, selon son rêve. C'est dire que l'Humanisme est la conscience de tous les moments humains. De même, en effet, qu'il se découvre, dans les natures les plus perverties, un atome de grâce et de bonté bouleversante ; de même, il n'est pas un instant de notre longue et pénible expérience, qui ne mérite l'attention de notre considération la plus attentive, et, peut-être, la plus émue.

L'Homme se fait, parce qu'il change. Il modifie sa nature — au moins, son expression ; selon les instants de son inspiration ; selon, également, les élans que lui impose l'expérience humble­ment accomplie. Peut-être, pour cette simple raison, Jean-Jacques peut-il apparaître à l'horizon de préoccupations ayant pour cause cette sollicitation de nous-mêmes, que nous ne restons de ressentir,

Un esprit, doté de rigueur, objecterait à cet essai, que Rousseau n'eut guère d'autre souci que de soi seul ; qu'en raison d'une dis­position à ce degré particulière, toute participation à l'obscure et cependant certaine communion des êtres humains que suppose l'Humanisme, est à exclure de ses possibilités, Jean-Jacques, il est vrai, sort difficilement de son essence. Il serait extravagant de prétendre que, cette essence est créée par lui physiologique­ment (ce que Jean-Jacques a dû regretter bien des fois 1) ; cepen­dant, ce sens de soi seul, il est possible de soutenir qu'il le fonde. L'acte initial dépassé, tout vient de lui — pour, il est vrai, aboutir à lui seul. Sous l'aspect de quelque étrange démiurge — qui n'aurait d'autre souci que de s'instituer ! — il s'établit en un univers qui est le sien, et qui n'a, lui aussi, d'autre intérêt que celui de la dimension de son unique habitant. Or, c'est par cette attitude que l'Homme est incarné ; évidemment, pas l'homme abstrait, surgi de notre rêve ; mais bel et bien l'Homme réel, immergé dans le courant vital, dont les moments d'évolution disent au cadran de l'Histoire à quelle heure de son accomplisse­ment le genre humain est parvenu.

Il est évidemment impossible de remplacer la réalité de l'expé­rience vécue par sa seule hypothèse ; mais comme Jean-Jacques apporte de l'humain substantiel à l'Homme, peut-être convient-il de formuler une question : Au moment précis de son appari­tion parmi nous, une autre forme d'affirmation était-elle conce­vable ? Même avant d'estimer la valeur de l'apport rousseauiste, n'est-il pas indispensable de revoir le phénomène historique, au sein duquel la réalité du phénomène est intervenue ? Il s'agit, non seulement, d'analyser une nature individuelle, mais de tenter d'embrasser l'ensemble d'un état d'esprit se produisant à telle heure de notre marche ; à tel moment de notre évolution et qui est tel que son influence se prolonge jusqu'à nous, deux siècles après son apparition, puisqu'un créateur comme André Gide est le dernier représentant de l'exaltation sensitive qui est à supposer sous ce nom de rousseauisme.

Si l'influence a déjà cette efficacité : une durée de deux siècles ; n'est-il pas possible de prétendre que cet individualisme parti­culier coïncide avec une obscure et constante nécessité de la personne humaine ? Peut-être, et c'est le point qui nous intéresse, pourrons-nous alors examiner la réalité de l'apport obtenu et discerner si notre simple pouvoir humain s'est trouvé enrichi et accru par cette singularité passionnelle qui est celle de Jean-Jacques, et qu'il paraît avoir transmise à pas mal de ses descendants.

Jean-Jacques naît le z8 juin 1712 ; Louis XIV mourra trois ans plus tard. Il est impossible de ne pas établir de relations entre les deux événements, car il paraît douteux que l'impérieux d'une question n'effleure pas la pensée : « Qu'est-ce, en effet, qui naît et meurt ; si proche de la naissance constatée ? » Il faut bien supposer que c'est un état humain qui s'évanouit, au moment où l'autre va surgir ; et que la naissance du petit être annonce; sans que rien, encore, laisse prévoir la substitution opérée par le temps.

Deux créations de l'esprit vont symboliser, rien que par la confrontation de leur titre, le caractère de l'évolution, en germe dans le réel ; les Mémoires de Saint-Simon et les Confessions de Jean-Jacques Rousseau. Quelle indication naît d'un simple rapprochement 1 L'un des titres résume ce souci du collectif d'une société à tendances encore théocratique et monarchique. L'autre condense les possibilités investigatrices d'un écrivain, uniquement dans l'exaltation de la sensibilité subjective. Il est question, dans un cas, de rendre compte du comportement d'autrui ; donc, de participer, à l'aide de l'acte littéraire, à l'ex­plication d'événements, collectivement « expérimentés » ; alors que, dans l'autre position, il n'est question que de « confesser » une nature, et, peut-être, avec l'obscure obsession (nous l'avons vul) de « la faire », selon ce rêve de soi que l'on porte en soi-même, et d'après cette loi du « bovarysme » dont Jules de Gautier décrivit le mécanisme. 11 s'agirait, en ce cas, de parvenir à l'amplitude de soi seul par soi-même ; en libérant, au besoin, les puissances du « moi » des entraves imposées à son épanouissement, par le caprice d'une injuste réalité. Dieu sait si, avec Jean-Jacques, une semblable prétention risque de se voir justifiée ! c'est la raison pour laquelle il ne se raconte pas, selon les exigences de la réalité objective ; mais, bel et bien, selon les agencements d'une autre réalité, plus mystérieuse, et qu'il prétend s ordonner ».

Il est bien des manières de procéder à l'expansion de soi-même. On la peut obtenir par la constante intervention de la vie des autres dans la sienne ; c'est à ce phénomène qu'acheminent les Mémoires de Saint-Simon. On peut, aussi, par la seule extase de soi, contribuer à cette élaboration de l'homme dans l'homme ; et c'est ce qu'entreprit essentiellement Jean-Jacques. L'un des procédés pénètre la réalité qui est extérieure au « moi » ; l'autre concentre les passions investigatrices sur ce centre de toute chose. Dans un des cas, c'est l'inspiration sociale qui apparaît au premier plan ; dans l'autre forme d'expression, cc sont les fantasmagories de la vie intérieure. Ce sont deux expériences différentes, mais ce sont deux expériences, et qui touchent à l'humain, l'une et l'autre.

La nature de Saint-Simon est aussi passionnée que le devait être celle de son successeur dans l'événement littéraire. Ce sont d'ailleurs ces états d'intensité passionnelle qui procurent à la pensée l'exactitude de la perception qu'elle doit traduire. Ce grand aristocrate-citoyen, ainsi qu'on l'a défini, voit loin, tout autant qu'il voit grand ; il est, de plus, permis d'ajouter qu'il voit juste, Son hostilité au règne personnel n'est pas qu'une posi­tion subjective ; c'est celle d'un esprit soucieux de l'harmonie d'un accomplissement collectif constant. Les lois de l'édification sociale sont présentes à sa pensée ; c'est la négation de ces intui­tions, indispensables à la continuité monarchique, qui lui per­mettent d'envisager, comme il le fait, les effroyables lacunes du long règne qu'il vit. Il se refuse à un certain ordre de sublimation, et d'abolir, dans le monarque, l'homme au dépens du dieu ; état vers lequel tendait la personnalité de Louis XIV. Cette soif de puissance limitée à la personne individuelle paraît conduire au vide pur :

Je me sus gré (Mémoires, vol. V, p. 432, 433) d'avoir jugé depuis longtemps que le Roi n'aimait et ne comptait que lui et était en soi-même sa fin dernière.

Lorsqu'un régime aboutit à ce genre d'absolu, et en dépit de l'éclat manifesté par lui, il couronne, mais il absorbe. L'essence de l'avenir n'est plus en germe dans le présent qui s'écoule ; un aspect du monde humain glisse invisiblement vers sa tombe. - Louis XIV eut-il l'intuition de la fatale brièveté d'une telle splendeur, et chercha-t-il la démesure afin d'éblouir le présent, en l'arrachant au pressentiment de sa fin prochaine ?.. ou, cet homme, né, dit Saint-Simon : « avec un esprit au-dessous du médiocre » fut-il la première dupe du faste déployé ? Les êtres meurent avec leur mystère ! mais les dernières heures du Roi incitent à la méditation. En tout cas, si au commencement du règne : u tout était florissant (dans le royaume) tout y était riche s ; à la mort du grand.Prince la pompe-est proche de la misère, ce qui est grave ; mais le terrible apparaît surtout dans l'usure des 'sentiments civiques, dont les ressorts sont détendus. L'homme qui expire en 1715 n'a gouverné qu'en vue de sa satisfaction personnelle ; le royaume a produit pour elle, uniquement ; mais il est à bout, et le grand souci collectif, et de respect de ce puissant principe, si admirablement incarné par Louis XIII, aboutit à cette glorification qui est, avant tout, celle d'un individu. La transfiguration illustre un principe, mais c'est en le vidant de sa signification durable. Lorsque la splendeur d'un tel absolutisme est éteinte, et à peine l'est-elle, qu'une impression de vertige, parce que de vide, se manifeste. Elle éclate à travers la France, parce que ce pays a. fait l'Europe ; mais les liens sont à ce point intimes que l'impression d'effondrement intérieur sera ressentie à travers l'étendue du monde civilisé c'est-à-dire : à travers l'Europe. Ne quittons pas la France, où ta manifestation est plus intense, parce que c'est là, surtout, que le phénomène a vécu et que c'est là que les favorisés du moment, ont été comme entraînés dans la tourmente qui emporte les normes sociales au delà de leurs limites. Ébloui par le rayonnement qui masque tant de réalités; chacun a imité le faste royal et a vécu « au-dessus de ses moyens u, ainsi que nous disons de nos jours ; on s'est appauvri ; on s'est ruiné, mais le faste a élevé à ce point le niveau de vie et de jugement, que, chacun, dans sa sphère, jouit de la faveur qui, peut-être, à Versailles, procure l'illusion au plus grand nombre. A force d'emprunter au Roi ses qualités et ses défauts, tout ce qui compte est à la Cour, vit à la Cour, en dehors du pays, si bien qu'on constitue — et c'est encore Saint-Simon qui te note (vol. 8), «une espèce tout à fait à part n. Mais cette solennité particulière, n'est plus naturelle ; elle frôle l'inhumain ; si bien qu'avant que le responsable de tant d'éclat soit mort, le sarcasme éclate, dans l'entourage du grand Roi ; le futur Régent se gausse d'une majesté qui s'épuise à mourir, et ne renaîtra jamais.

Comme après chaque tension vers le surnaturel, ou l'artificiel — serait-il fondé sur le droit divin ! — l'instinct de mesure prend sa revanche et il va, cette fois, la prendre avec une précipitation extraordinaire. La scission entre la génération qui décline et celle qui progresse est définitive. On va changer d'égocentrisme. De celui qui recevait à peu près tout de l'extérieur on passe à l'autre, qui n'attend plus que de la vie intérieure. Entre les deux, il n'est guère qu'une jouissance crapuleuse, celle des « roués s, qui demanderont à l'avilissement de les sauver du désarroi qu'ils éprouvent. Mais, dans ce qui veut éviter la chute au sein d'une telle misère, surgit, soudain, et dans tous les domaines, un besoin de subite intimité, que toutes les formes d'art vont traduire et qui est profondément significative. La joie, elle aussi, change d'expression, en cessant de demander aux autres, et afin 'de trouver sa cause dans un univers ramené d la dimension &eta personne individuelle. On tend à vivre, enfin t pour soi, dans la délicatesse du charme des choses, comme atténuées, dont on entoure son existence. Le guindé s'est effrité ; les orgueils dog­matiques font sourire ; on est las, et la lassitude entraîne à tous les relâchements ; comme elle favorise tous les abandons. C'est au sein d'un tel « moment u que l'influence de Rousseau va s'affirmer. Chose étrange, toujours I avec cet homme : il va demander à cette suprême élégance de s'orienter vers la négation de son acquisition ; et une telle nonchalance a succédé à tant de rigorisme extérieur, que, ce qui compte, en cette société, admettra la magie, si l'on peut dire, de l'invite, ou de la suggestion. Cette époque se permet tout :

Même l'obscène ne l'engluait pas (l'homme de ce moment). On était si spirituels, si incrédules. si amoureux de lumières, que l'on se sentait ne pouvoir être souillés, ni dégradés, ni affaiblis par les idées, par les propos les plus hardis, ni par les expériences les plus chaudes. Ils allèrent jusqu'au suprême artifice qui est d'inventer la nature et de prétendre à la simplicité. Ce genre de fantaisie marque toujours la fin du spectacle et le demie r moment du goût. (Paul Valéry, Préface aux Lettes Persanes.)

Il y eut donc une évidente conjonction de coïncidences entre le génie d'un tel homme et les aspirations, confuses, d'un grand nombre de ses contemporains, à tel point qu'il est permis d'affirmer que, né un demi-siècle plus tôt, Rousseau eût traîné, parmi les hommes de la génération précédente, une existence sans éclat. Au contraire, 5o ans plus tard, en ramenant la vie humaine, en quelque sorte, à sa source, il devient ce symbole sur lequel non seulement le temps fixe les yeux, mais sur lequel, encore, l'avenir sculptera certains de ses aspects essentiels. Comme si le besoin de solitude qu'il éprouve, la retraite qu'il compte faire au sein des choses simples et familières, correspondaient à cette nécessité dont le genre humain éprouve la hantise, presque périodiquement.

Jean-Jacques est cet exemple qui autorise, dirons-nous, l'homme à chercher le sens de la personnalité, non plus à travers l'infinie complexité des intrigues, dont les Mémoires de Saint-Simon nous apportent le puissant écho ; mais dans la con­frontation de nos effusions avec celles de la Nature. L'esprit change d'orientation ; il va se chercher a en soi-même » ; s'aban­donner à ces puissances d'introspection que Jean-Jacques n'a pas inventées, mais dont il rappelle l'existence. 11 ne fait que suivre la pente indiquée par le monothéisme, et dont le christia­nisme primitif est la plus ravissante image. Il est, spirituellement, un fils des Évangiles ; remettant, ainsi qu'il tente de le faire, l'homme entre les mains de la Nature ; donc, en le ramenant à la confrontation de la créature avec son Créateur. Délivré de soucis, qui sont, avant tout, ceux de la personnalité extérieure, l'Homme se reprend à rêver aux facultés qui constituent l'inti­mité, même, de sa personnalité pensante. Tout évolue du simple caractère aux ressources de l'âme ; engendrant cette alternance de tendances religieuses qui va du social, ou du civique, à la seule contemplation. L'Homme se fait, grâce à l'interpénétration, le réciproque enrichissement qui naît de l'échange du psychique avec le psychologique, et inversement.

Depuis la fin du moyen âge, depuis que le principe civique a, de plus en plus empiété sur le développement contemplatif de la pensée religieuse, ce heurt de l'homme avec l'homme, produit l'épanouissement psychologique dont Le XVIIIe siècle est le vivant témoignage. Par l'effet d'une telle et constante co-habitation, l'homme s'apprend et, dans une certaine mesure : se sait, grâce à l'intensité de la dépense intellectuelle, que cette co-habitation suppose ; et qu'elle exige, en réalité. Il se crée alors, cette finesse des aperçus et des échanges, née de la constance des contacts humains. La notion de l'Homme se fait jour à travers ce déve­loppement psychologique, sans lequel Racine demeure inconce­vable. Puis, lorsque l'épanouissement est acquis, une sorte de sécheresse lui succède, qui oblige l'esprit à se poser la question : Ainsi fait par lui-même, et, presque, par lui seul, l'Homme est-il achevé ? La lumière, née d'échanges rien qu'humains, est-elle suffisante pour permettre à l'homme d'acquérir la conviction de sa totalité ? et ne risque-t-il pas de verser dans une cérébralité trop rigoureuse, lorsqu'il demeure, ainsi, isolé en lui-même, et loin de tous autres contacts ?

L'un des splendides apports de la Renaissance consiste, je le sais, en cette secrète exclusion des forces naturelles : tout y devient soumis à l'Homme qui est, ainsi, le thème épique de l'épopée vitale. L'influence méditerranéenne (et classique) apparaît avec ce personnage essentiel, au centre de toute préoccu­pation, comme de toute conception. L'Homme, seul, peut faire l'homme, semble dire cette expression. Il se produit alors une dilatation de notre principe, dont la conséquence éclate dans « l'âme s (ou le caractère) d'un état général, en marche vers une Dorme de civilisation. Puis, l'excès se produit, sous la forme d'une cérébralité acheminant chaque chose créée à la stérilité pure et simple. L'évolution générale ne permet sans doute pas encore à l'homme de s'alimenter, uniquement, de sa propre substance ; un souci de changement, caractérisé par le besoin d'autre chose que la constance humaine, se fait jour à travers l'infini des pré­occupations ; acheminant ce vivant à la durée qui : « signifie invention, a dit Bergson, création de formes, élaboration continue de l'absolument nouveau ». Sous l'influence de Jean-Jacques, qui coïncide avec l'un des aspects de notre évolution, l'homme sorti des mains de la Nature, revient à elle ; mais non plus sous l'aspect de l'être passif qui se soumet, absolument, à son com­portement ; mais dans le but de ressouder son être aux choses, pour étudier le parcours de la vibration qui l'unit à elles. Le rousseauisme incarne donc l'alternance de la nécessaire évolu­tion ; car l'Homme ne se réalisera, en tant que tel, qu'à l'aide de successifs accomplissements, en apparence (mais en apparence seulement) contradictoires.

Tout emporte cet être « prédestiné » vers la conséquence qui doit être la sienne : la foi en soi-même poussée jusqu'à l'exalta­tion du sens individuel, au concept de soi ; ce concept excluant, selon le principe spinozien, la présence de tout autre concept. Une transcendance du « moi », comme à l'état pur, se situe au début de tout rousseauisme qui s'exprime. Puissant de ce point d'appui, Jean-Jacques s'abandonne à une exacerbation de la sensibilité, pour que, d'une part, l'analyse de tout le mouvant vital, serait-ce celui de la maladie et de la névrose I puisse s'exercer ; et que, par ailleurs, cette analyse aboutisse — quand même — au culte de la joie dionysiaque. A partir de cet instant, dans l'Histoire générale de l'Humanité, paraît l'histoire parti­culière d'un homme qui est, non plus l'homme de santé, dont des siècles de création sociale avaient rendu la présence et l'étude indispensables ; mais, bel et bien : l'homme « étrange », dont les contradictions étonnent, déroutent, au besoin l'observation. Bien avant Baudelaire, il n'est plus question d'être sain, mais simplement, si l'on peut ainsi dire : fascinant ; l'attrait psycho­logique naissant d'une complexité qui s'alimente  elle-même, et directement. Il convient, désormais, d'approfondir la personna­lité en la cherchant non dans ce qu'elle manifeste, mais dans ce qu'elle tend à dissimuler. L'intimité non dominée, dirai-je, par l'intervention du caractère ; l'intimité-nature, avec le trouble qu'elle comporte, l'amoralité qu'elle fait intervenir, dès qu'elle cesse d'être régie par une autre forme de volonté (car elle est volonté vitale I) constituent la base essentielle de ce que nous nommons : le rousseauisme.

Cette nature, à la fois profonde et secrète, Polir la mieux saisir, il convient de l'isoler en elle-même, et, par conséquent, de la séparer, non, tout à fait, du lien social, mais de l'attraction mon­daine, où l'intrinsèque de sa valeur risque de se voir dilué dans un système de conventions incompatibles avec la pureté e natu­relle s. Mais afin qu'elle se concentre, cette individualité, sur elle-même, il faut lui fournir l'équivalent des prestiges que la dis­persion mondaine est capable de lui apporter ; donc, une autre -forme de griserie. Où découvrir un apport comparable ? Sans :cite, dans le culte de la sensation-mère et duras l'observation de son emprise sur les êtres. Afin que le « Programme » soit complet, il convient d'exalter les puissances de magie, en repos dans la sensation, et qu'elle est capable d'extérioriser en les mani­festant, précisément, dans le secret individuel d% tout être choisi. Il s'agit de découvrir, là où elle existe, une forte  d'ondes qu'on fera chanter sous les doigts, comme une harpe.

C'est vers cet ensemble de dispositions que Jean-Jacques se dirige, lorsqu'il part à Montmorency, pressentant, exactement,la puissance de symphonie qu'il est susceptible de dégager de lui-même ; la vie aux Charmettes constituant le premier mouve­ment de l'orchestration à laquelle il rêve. Il devine que l'accom­plissement de tous les êtres qui dorment en lui va se réaliser dans cette solitude, et peut, au rappel de sa première nuit, vécue à l'Ermitage, écrire : « Enfin, tous mes voeux sont accomplis. » Et il notera, avec une intonation charmante : « Ce lieu solitaire, plutôt que sauvage, me transportait en idée au bout du monde. » Il se trouve, en effet, seul avec lui-même, après beaucoup de dispersions. Et comme la personnalité de Jean-Jacques contient sinon l'homme total, du moins, un être complet, c'est cette idée qu'il lui faut approfondir à travers les remuements de son « moi » fondamental, avec l'espoir de retrouver, dans ses propres émo­tions, le sens des vertus sensitives qui, selon lui, peuvent consti­tuer le principe d'unité de tous les êtres animés. Deux siècles avant Freud, la sensation-mère — la libido si l'on veut I — constitue le lieu de ses observations premières et où il espère découvrir l'obscur de son être dans la secrète ambition de par­venir, ainsi, à la commune identité :

En sondant en moi-même et en recherchant dans les autres à quoi tenaient ces diverses manières d'être, je trouvai qu'enta dépen­daient en grande partie de l'impression antérieure des objets exté­rieurs, et que, modifiés continuellement par nos sens et par nos organes, nous portions, sans nous apercevoir, dans nos idées, dans nos sentiments, dans nos actions mêmes, l'effet de ces modifications.

Encore quelques lignes après, il note :

Les climats, les saisons, Ies sons, les couleurs l'obscurité, la lumière, les éléments, les aliments, le bruit, le silence, le mouvement, le repos, tout agit sur notre machine et sur notre âme : par consé­quent, tout nous offre mille prises presque assurées, pour gouverner dans leur origine les sentiments dont nous nous laissons dominer.

Tel devait être l'idée essentielle de l'ouvrage auquel il songeait: « La Morale sensitive, ou le Matérialisme du sage. » La Nature a pour fonction, par conséquent, de le rendre à la primordialité de l'impression. Mais il s'agit de comprendre qu'il n'écrit pas uniquement pour lui ; il songe à cette sensibilité, proche de la sienne, que le rigorisme du XVIIe siècle a un peu étouffée, et qui rêve, comme parallèlement, de s'affranchir à travers lui ou à travers quelqu'un. Ainsi, après s'être élevé au degré que nous savons, l'élan humain tend à repartir, non du sauvage, comme certains l'ont prétendu, par erreur ; mais de l'élémentaire, ce qui est fort différent. Il s'agit d'observer, si cela est encore permis, l'étendue de la nature humaine, en excluant, tout d'abord, le maximum des acquisitions faites en cette serre chaude qu'était devenue la vie civilisée. Il est donc question de revoir l'Homme dans l'état où il peut se découvrir, avant qu'aucune déformation soit intervenue. Et comme il faut, à ce retour au concret, un premier champ d'expérience appartenant, lui-même, à cette qualité ; c'est par lui, par son propre approfondissement que l'opération va commencer, et pour qui la solitude est indispensable. Par le mélange, l'amalgame des réactions subies, il pense parvenir à une connaissance expérimentale de son individu, de laquelle il compte partir, pour aboutir à l'être plus général, qu'est l'homme, tout court.

Tel est, au moins, le plan qu'il élabore à l'Ermitage et dans l'enthousiasme que suscite en lui ce retour à la solitude.... Mais, l'homme, et surtout celui-ci, est-il le maître de son destin ? Tout, dans celui de Jean-Jacques l'emporte hors de la possible objectivité. Né passionné, c'est par l'exercice et l'expression de la passion qu'il parviendra à lui-même et, par là, à sa signification dans l'Homme. On ne peut se défendre d'une attention profonde, lorsqu'on suit son évolution ; qu'on assiste à l'élaboration de ses projets et qu'on constate la déviation à laquelle son tempéra­ment le conduit. Le voici, en somme, paisible, avec des amitiés sûres (et je range celle de Madame d'Épinay au nombre de ces dernières) ; tout paraît calme et comme assuré ; mais le tumulte passionnel fait surgir la tempête dans sa vie intérieure, et c'est à travers les flamboiements de tant d'orages, dans le déchaînement des forces à travers sa nature, que Jean-Jacques doit découvrir la loi de l'être qu'il cherche, pour l'enseigner aux autres. A ce moment même où il pense à l'unique aventure intérieure, l'in­tervention de la Femme se produit, se précise ; l'illumination amoureuse l'emporte vers des soucis imprévus ; et à la place de la Morale sensitive, directement exprimée, c'est la Nouvelle Héloïse qui nous en apporte les premiers échos, traduisant la fougue passionnelle à laquelle — chose étrange et qui marque que le destin de cet homme est ailleurs que dans le calme — la solitude, même, l'achemine. Pauvre Jean-Jacques ! il préside, le premier, à cette existence dangereuse dont le nietzschéisme sera le splendide épanouissement. Toutes les forces de la vie, mêlées, brassées en lui, vont l'inciter à considérer l'expression immédiate de sa nature fougueuse, comme plus essentielle que celle pouvant surgir de l'observation méticuleuse et objective. Au sens pathé­tique du terme, cet homme va vivre alors ; et, comme il lui est impossible de contenir les secrets de cette nature que l'impulsion fait luire, il va nous les transmettre à l'aide d'un Verbe transfiguré par l'exaltation ; si bien que tout le contenu musical qui vibrait en lui, depuis toujours, va se voir libéré, grâce à l'afflux des sensa­tions impérieuses ; au point que nous pouvons dire que, dans l'ordre littéraire, un Musicien est né, qui apporte au génie d'une langue, l'élément d'onde dont sa prose se trouvait encore dépourvue.

Muni des dons qui sont les siens, il communique, à l'expression de ses sentiments, une gravité qui n'était pas habituelle. C'est qu'il porte en lui cette grandeur passionnelle qui transfigure ce qu'elle atteint, en conférant aux actes, aux pensées l'équivalent de la puissance mystique. Certains accents des lettres adressées à Madame d'Houdetot ont ce caractère de vie haussée au-dessus de l'ordinaire accomplissement, par l'exaltation d'une cohérence intérieure qui résonne à travers les accents employés. Tout le phénomène romantique est en germes dans cette tendance au sacré des choses et des actes, qui prédispose Jean-Jacques à l'emploi de certaines tonalités, réservées, jusqu'à lui, à ce que les hommes considèrent comme sacré ou divin. C'est qu'il dispose de cette attente émotive qu'on ne rencontre que chez les grands mystiques, et que la simple venue de l'événement exalte. Au sujet de cet amour de Jean- Jacques pour Sophie d'Houdetot, à lui seul, le ton des Confessions indique la violence de l'éclosion sentimentale et charnelle qui se produisit en lui, en cet instant. Avant qu'elle n'intervienne, les puissances d'amour dorment en lui ; il songe à les réaliser, au moins sur le plan de l'idéal et du rêve. Les personnages de Julie, de Saint-Preux (de l'amie Claire, aussi !) vont être la figuration de son rêve à travers les ondula­tions d'une aventure imaginaire. Lorsque Sophie d'Houdetot arrive, un jour, à l'Ermitage... tout s'incarne ; en elle d'abord ; en lui, après, et cette fois, avec une intensité qui ne peut conduire qu'à la félicité, si la passion est assouvie ; ou qu'au délire inverse, si elle demeure sans emploi.

Parlant de cette intervention de la jeune comtesse dans sa vie, Jean-Jacques écrit :

Elle vint, je la vis ; j'étais ivre d'amour sans objet ; cette ivresse fascina mes yeux ; cet objet se fixa sur elle ; je vis ma Julie én madame d'Houdetot, et bientôt, je ne vis plus que madame d'Houdetot.

Il plonge dans l'expérience amoureuse, que sa seule passion peut alimenter ; car la jeune femme aime le marquis de Saint-Lambert, et prétend rester fidèle à cet autre amour, sans renoncer, cependant, à écouter cette voix chantante et toute proche, qui lui parle du sien. C'est le déchaînement de la passion, non plus à travers le vide imaginaire de la Nouvelle Héloïse, mais en présence d'un personnage qui renvoie à Jean-Jacques, non l'écho de sa propre tendresse, mais, bel et bien, celui d'un autre amour, dont la comtesse confie les secrets — quel paradoxe 1 —à un être qui ne pense qu'à l'assouvissement du sien. Alors, de cette souffrance, peut-être cherchée I mais, en tout cas, rencontrée, naissent des accents qui semblent inoubliables et dont une lettre, au moins, est le puissant témoignage. Tout ce que la musique et les langues humaines exalteront dans un avenir tout proche, est en puissance dans ces pages où la passion tourne, tour à tour, autour de la tendresse, exaltée par son expression ; ou du désespoir que la perte de la tendresse suggère. L'être passe à travers la brûlure de flammes diverses, dont pas une n'épargne son visage ou son cœur.

Viens, Sophie, que j'afflige ton coeur injuste ; que je sois, à mon tour, sans pitié comme toi. Pourquoi t'épargnerais-je tandis que tu m'ôtes la raison, l'honneur et la vie ?.., Vois ce que j'étais et ce que je suis devenu ; vois à quel point tu m'avais élevé et jusqu'où tu m'as avili....

Rappelle-toi ces temps de félicité qui, pour mon tourment, ne sortiront jamais de ma mémoire. Cette flamme invisible dont je reçus une seconde vie plus précieuse que la première, rendait à mon âme ainsi qu'à mes sens, toute la vigueur de la jeunesse. Combien de fois ton coeur, plein d'un autre amour, fut-il ému des transports du mien ! Combien de fois m'as-tu dit, dans le bosquet de la cas­cade : « Vous êtes l'amant le plus tendre dont j'eusse l'idée ; non, jamais homme n'aima comme vous.... »

Quoi, tes yeux attendris ne se baisseront plus avec cette douce pudeur qui m'enivre de volupté ? Quoi, mes lèvres brûlantes ne déposeront plus sur ton cœur mon âme avec mes baisers ? Quoi, je n'éprouverais plus ce frémissement céleste, ce feu rapide et dévorant qui, plus prompt que l'éclair.... Moment, moment inexprimable I quel cœur, quel homme, quel dieu, peut t'avoir ressenti et renoncer à toi ? (Correspondance générale, tome III, lettre 380).

Nous ne saurons jamais ce que put être la souffrance de cet homme qui accompagnait presque chaque jour, Sophie d'Houdetot dans des promenades à travers les bois de Montmo­rency, et qui, selon le témoignage de Thérèse, passait ses nuits à sangloter éperdûment. Enfin, l'apaisement survient et, un jour, je Jean-Jacques mbitionne seulement d'être pour la comtesse, l'ami capable d'achever son éducation sentimentale ; et il lui écrit alors :

Mes désirs loin de s'attiédir en changeant d'objet n'en deviennent que plus ardents en devenant plus honnêtes. S'ils osèrent, dans le secret de mon cœur, attenter à vos attraits, ils ont bien réparé cet outrage ; ils ne tendent plus qu'à la perfection de votre âme, et à justifier, s'il est possible, tout ce que la mienne a senti par vous. Oui, soyez parfaite, comme vous pouvez l'être, et je serai plus heureux que de vous avoir possédée.

Puis, à elle qui est l'Amie, il confie le secret de ses audaces en toute chose :

j'éprouve en moi l'invincible impulsion du génie. Je me crois -"envoyé par le Ciel pour perfectionner son plus digne ouvrage.

Et, enfin, le thème de ce qui est impérissable apparaît dans la correspondance échangée par cet homme qui aime, avec une femme qui ne ressentit, à son égard, que de la sympathie :

Nous avons beau cesser de nous voir, nous ne cesserons point de nous aimer, je le sens ; car notre attachement est fondé sur des rapports qui ne périssent point.... Je me console au milieu de mes maux en songeant que quand je ne serai plus, je vous serai quelque chose encore ; que mes écrits tiendront ma place auprès de vous, que vous prendrez à les lire le goût que vous trouviez à converser avec moi, et que s'ils ne portent point à votre esprit de nouvelles lumières, ils nourriront du moins, au fond de votre cœur, le souvenir de la plus tendre amitié qui fût jamais.

Ainsi, dégagé de l'étreinte de la passion, le « moi-pur » surgit, comme purifié par cette descente à travers son propre abîme, et là encore, une valeur musicale, celle des relations de l'âme à l'âme émane de la souffrance et communique un peu de sa paix au style qui relate tout.

En possession des éléments qui caractérisent son intervention dans la vie des êtres, Jean-Jacques y fait luire un rayon de « sacralité », qui lui manquait encore. Et ce qui l'oppose, au moins, ce qui le sépare des Encyclopédistes, c'est l'importance de l'apport religieux dont il dote tout ; jusqu'à la plus profane existence. Il ne peut concevoir l'accomplissement du  plus simple phénomène, sans la participation profonde, émouvante d'un acte de foi qui transfigure ses aspects et l'arrache, pourrions-nous dire, à la malédiction du profane ou de l'instantané. S'il descend vers les profondeurs du « moi s, et s'il explore le trouble et te malsain de certaines inclinations, c'est aussi, afin de découvrir.

Jusque dans le repli de l'amour de soi-même.

                                                                         Paul Valéry (Narcisse).

... le réconfort d'une émotion si vaste et si pure qu'il n'est, pour la qualifier d'autre terme que ceux de « sacré ou de « reli­gieux ». Donc, si en 1756 son geste d'iconoclaste commence à briser les statues d'un être général dont, au surplus, la puissance d'extension paraît, à ce moment, brisée ; il ne supprime pas sans rétablir l'intégralité d'un sentiment de l'univers, qui paraissait avoir quelque peu déserté l'esprit humain. Cet univers, il veut en saisir l'étendue en lui-même, parce que, et selon sa plus chère théorie, il ne peut expérimenter que ce qu'il est capable de saisir, de sentir, à sa proximité. Et c'est par l'effet d'un pareil phénomène que, encore, deux siècles avant Bergson, il s'introduit, parla seule intuition, dans ce que le grand philosophe moderne définira comme constituant la conséquence immédiate des vertus intuitives : la durée pure.

Le fait est considérable et mérite d'être rappelé : Aux humains de son temps, mais davantage encore à ceux de l'avenir, Jean-Jacques redonne la liberté de la mobilité. Tout découle en lui, de ce retour au « mouvant » que, consciemment ou non, il opère et indique ; si bien que toute descente à travers lui-même, et comme il le notera, à travers : « le labyrinthe obscur et fangeux de mes confessions », tend à restituer à l'être le secret de ses évolutions cachées. Pour cc résultat, sans doute Jean- Jacques estime-t-il qu'il faut « se replacer dans la durée et ressaisir la réalité dans la mobilité qui en est l'essence» (Bergson, La pensée et le mouvant, p. 34). A travers lui-même, à travers l'évolution de ses états, il observe « les ondulations du réel » (Bergson). La pensée, la langue du philosophe actuel résument la démarche de Jean-Jacques à travers ses méandres, comme si les actes de cet homme se haussaient, tout spontanément, à l'exercice de la pensée philosophique.

L'intuition dont nous parlons porte donc avant tout sur la durée intérieure. Elle saisit une succession qui n'est pas juxtaposition, une croissance par le dedans, le prolongement ininterrompu du passé dans un présent qui empiète sur l'avenir. C'est la vision directe de l'esprit par l'esprit. Plus rien d'interposé ; point de réfraction à travers le prisme dont une face est espace et dont l'autre est langage. Au lieu d'étals contigus à des états, qui deviendront des mots juxtaposés à des mots, voici la continuité indivisible, et par là substantielle, du flux de la vie intérieure. Intuition signifie d'abord conscience, mais conscience immédiate, vision qui se distingue à peine de l'objet vu, connaissance qui est contact et même coïncidence. (Id., p. 35 et 36).

Un peu après, poursuivant l'analyse de l'état qui lui est cher, Bergson précise :

Mais l'univers matériel, dans son ensemble, fait attendre notre conscience ; il attend lui-même.

Et enfin, toujours sur l'intuition :

Son domaine propre étant l'esprit elle voudrait saisir dans les choses même matérielles, leur participation à la spiritualité — nous dirions à la divinité, si nous ne savions tout ce qui se mêle encore d'humain à notre conscience, même épurée et spiritualisée. (Id., P. 37).

N'existe-t-il pas un terme capable de résumer l'étendue des aperçus présentés par le penseur de l'Évolution créatrice ? Et ce mot auquel je pense et qui est celui : de rêve, ne contient-il pas, dans son essence et dans ses manifestations, une tension de l'être vers la durée pure, ou ce que nous sommes susceptibles d'imaginer sous ce vocable ? C'est en tout cas vers cette faculté, de mobilité intérieure, que Jean-Jacques descend à peu près continuellement, afin de retrouver ces puissances de rêve qui forment la partie la plus importante de sa personnalité.

Innove-t-il, ainsi que nous semblons l'affirmer, en s'adonnant à un principe aussi vieux que l'homme lui-même ? Il innove en ceci : qu'il oblige les puissances de rêve à revenir vers le centre d'où elles peuvent surgir et à expliquer l'extérieur manifesté, par leur présence dans l'intimité de notre nature.

Précisément, depuis des siècles, au moment où ce grand phénomène du rousseauisme apparaît et se dilate à travers son étendue humaine, les puissances de rêve se trouvaient orientées vers l'extérieur des aspects humains, vers ce que nous appellerons : le saisissement du social par l'esprit. Le rêve jaillissait des profondeurs du « moi » (où il siège obligatoirement) pour procéder à une sorte d'oubli de son principe ; domestiqué qu'il se trouvait être, dès sa manifestation, par les puissances, fixes, de la raison collective, qui l'orientaient vers une utilisation, en quelque sorte pratique et destinée à assurer l'emprise du social sur l'intime de l'être. La nécessité humaine exigeait l'organisation d'une cohérence, toute extérieure, encore une fois. L'accent des chants humains attestent la réalité de cette emprise du « tout » sur le « moi ». Depuis l'Iliade jusqu'au Cid, le « moi » n'est présent ; disons, le « moi » n'est actuel, que pour subir la détermination des forces qu'il a créées : les mythes, les dieux, ou les rivalités humaines. Voici qu'à l'extrême de l'évolution, provoquée par l'usure des idéologies enfantées, subitement — du moins, en apparence ! - un homme surgit, qui substitue à cet épique du collectif, un épique de soi-seul, destiné à soi-seul.

Le rêve a reflué vers son centre d'émission. A travers les fantasmagories de l'individu redécouvert, il prend racine en soi-même, se proposant de conter l'aventure du « moi » ; comme hier, il exprimait celle des forces externes. Du même coup, il réduit son volume de voix, puisque les limites à atteindre ne dépassent pas les dimensions de l'être individuel. Celui-ci se regarde ; se scrute ; se comprend, et, dans la limite indiquée : il s'intensifie. Une musique naît, de cette intimité pensante, jamais, encore, entendue I Il ne sera plus question d'autre chose que de soi ; mais quelle source d'intensité, l'homme vient, tout à coup, de découvrir. Car, enfin, pourquoi ne subirait-il pas pour soi-même et pour soi-seul, ce principe de dilatation, dont il entendit les sons et les échos, lorsque sa voix glorifiait ou les dieux, ou les idées mythiques, ou les faits ? Pourquoi, l'homme, ramené à la dimension de son intimité, n'y découvrirait-il pas ces richesses d'inspiration symphonique qu'il projetait à travers l'espace, lorsqu'il n'était question que de circonstances en quelque sorte étrangères à lui-même ; au moins, à la connaissance de son être ? C'est, peut-être ainsi, et avec le concours des temps à venir, qu'il procédera à l'élaboration de sa vraie personne I En effet, il n'est pas question, pour Jean-Jacques, de se scruter pour simplement, se connaître ; la connaissance n'est que le stade qui précède l'élaboration ; car, il est, avant tout, question de se constituer. Il s'agit de dominer la passivité native, et, en somme de se recréer… Et pourquoi donc, en effet, la liberté du rêve ne serait-elle pas utilisée à produire une personnalité, indépendante des accidents du sort et des caprices de la Fatalité ? Il faut penser sa vie, certes, pour l'approfondir, mais aussi, afin de la dégager des contingences de l'immédiat. II convient donc de se recréer, mais cette fois, avec la liberté de l'homme qui n'obéit qu'à l'inspira­tion de sa conscience ; qui devient, par sa propre création, le Poète de soi-même, après être ce que les Allemands appellent « Lebenskünstler »; l'artiste de la vie. Ceci n'est pas rompre avec la réalité que de songer à l'idéaliser, c'est-à-dire, à hausser le fait anecdotique à l'échelon du symbole, pour ensuite, dépasser ce plan et parvenir à la possible identité.

Alors, l'individu se meut en lui-même, puisqu'il se meut à travers les vapeurs de son rêve, et cet étrange souci de formes que tout rêve enfante. L'homme devient son propre héros, comme s'il était l'aboutissement de toutes les images créées par son imagination, sa magie poétique ; comme il était auparavant le produit d'images des dieux, ou de l'Histoire, à travers les fantasmagories de récits, plus ou moins imaginaires....

Un monde va surgir de cette donnée rousseauiste ; un monde extraordinaire ; qui se dégage de l'ombre aussitôt après la mort du Rêveur solitaire que fut, dans la dernière partie de sa vie, cet étonnant précurseur ; monde que le tumulte de notre période de machinisme n'est pas parvenu à étouffer. Un monde tel, une façon d'être, à ce point prodigieuse, qu'en moins de deux siècles, l'existence produit plus de génies qu'elle n'en enfanta au cours de l'écoulement de tout l'antérieur.

L'âme moderne, avec ses qualités, ses défauts, ses turpitudes au besoin ; ses éclats de voix, et jusqu'au diapason des timbres atténués, tout part de cet homme qu'A miel qualifiait étrangement lorsqu'en désignant Jean-Jacques il notait dans son journal intime : « Jean-Jacques Rousseau est l'ancêtre en tout. »

L'homme meurt en 1778 ; onze ans plus tard, la Révolution jette à terre le vieil édifice aristocratique et monarchique. Il n'entre pas dans le plan de cette étude d'étudier les possibles

répercussions, dans la politique et le social, de l'exaltation rousseauiste de : l'Individu-fait-homme. Nous nous contentons de répéter une question déjà posée : une autre attitude était-elle

concevable ?

La Révolution est un grand fait historique. Il est, cependant, permis de prétendre qu'elle ne fut pas réalisée, au moins, selon les vues de ses partisans de 1789. C'est que, parallèlement, une autre forme de puissance précise ses contours : cette révolution industrielle, qui, en réalité, a bouleversé les conditions du groupement humain. Des formations sociales, massives, ont été indis­pensables à l'élaboration et au fonctionnement de l'industrie ; phénomène que, ni Jean-Jacques, à l'époque où il écrivait Le contrat social, ni les esprits de 89 n'étaient capables d'envisager. Nous sommes, avec cette condition « obligatoire », aux antipodes de l'individualisme. Et c'est bien à ce moment que se produit la curieuse divergence de notre Age moderne : une exaltation lyrique de l'individu, à l'instant — instant historique ! où la dévia-lion de l'individu vers des nécessités de « masses » domine l'évolution collective, et engendre un apport social différent du premier. Nous existons encore, pour nous trouver au sein de cette divergence caractéristique.

Mais, sans l'apport intime du rousseauisme, il est bien permis de demander sur quelle autre base, que la base antérieure, la notion spirituelle de l'Homme aurait pu s'élaborer, et engendrer son nécessaire caractère éthique, poétique et esthétique ? On voit mal, jusqu'à notre époque la plus récente, la notion humaine adhérer à celle de masse. Il est bien entendu que les nécessités de demain pourront différer de ce qu'elles furent hier, ou sont encore aujourd'hui. Nos révolutions, nos guerres, hélas : nos souffrances, privées et collectives, vont, probablement, autoriser l'apparition d'un social nouveau. Il eût été prématuré de prati­quer, avant l'heure, cet Humanisme qui attend, de l'évolution douloureuse des temps actuels, son éthique ainsi que des facultés d'expression.

Pour que naisse l'ensemble d'un pareil phénomène, peut-être était-il indispensable que l'homme se creuse en lui-même ; se sache en tant qu'individu, que cellule du Tout ; pour que, précisément, une harmonie, au moins du tout social, devienne concevable.

Lorsqu'on envisage les conséquences de la démarche de Rousseau à travers son être, et le transfert de la substance individuelle, ainsi inventoriée, à l'homme à être, il est bien permis de donner à cet esprit la place immense qui, dans notre humanité actuelle, lui revient ; qu'il s'agisse des Rêveries de Senancour, des Mémoires d'Outre-Tombe ; de Benjamin Constant, de Stendhal,de tous les Poètes, nés de cet état d'émotion que le rousseauisme déclenche, pourrait-on dire ; jusqu'à l'œuvre de Marcel Proust et de Gide ; pour n'envisager que des écrivains français. L'influence est constante ; l'exaltation du « Moi » produit ses résul­tats ; résultats qu'il est toujours permis d'apprécier, au besoin avec sévérité ; mais qu'il est impossible de nier.

Nous croûlons sous les effets d'une richesse de vie intérieure dont Jean-Jacques est, en ce qui concerne notre temps, la première expression.

Et, toujours, le destin de cet homme est extraordinaire, autant qu'il est étrange.

Tout le pousse vers cette exaltation de lui-même, et de lui seul, en définitive. C'est par cette intervention de l'individualité pure, de la personne humaine conçue comme puissance mystique, que la liaison entre le « Moi » et le « Tout » se réalise, une fois de plus. Il est seul, mais en possession d'une totalité qui commence par lui. II peut, alors, logiquement murmurer, et le simple murmure suffit à cette forme de confession auguste : « Me voici donc seul sur la terre. e Ce sont les premiers mots des Rêveries du promeneur solitaire. Jean-Jacques ajoute :

Dans ce désœuvrement du corps, mon âme est encore active, elle produit encore des sentiments, des pensées et sa vie interne et morale semble s'être encore accrue par la mort de tout intérêt terrestre et temporel.

Et il y a, encore, cet autre murmure, qui, chez un homme de ce plan et de cet âge, parvenu à la fin de sa condition physique, me semble si poignant :

« J'aurais aimé les hommes en dépit d'eux-mêmes ».

Peu importe que l'idée de persécution vienne de la réalité collective ou soit provoquée par la hantise de l'état de santé de Jean-Jacques ; ce qui compte alors, c'est qu'il estime que les hommes l'ont abandonné —à son dénuement ; et il s'écrie encore :

Les voilà donc étrangers, inconnus, nuls enfin pour moi ; puisqu'ils l'ont voulu l Mais moi, détaché d'eux et de tout, que suis-je moi même ? Voilà ce qui me reste à chercher. (Ire rêverie).

Ainsi, au dernier moment, ou presque, de sa vie, l'homme se penche encore sur lui-même, et, en dépit des précédentes introspections, il s'interroge toujours, devinant, obscurément à quel infini il atteint dès l'instant où la première méditation est apparue, pour le détacher de l'observation de ce qui est extérieur à l'être et afin de tout concentrer sur les puissances de ce que nous désignons par ce mot : l'âme.

A vrai dire, et c'est là la cause des richesses particulières de Jean-Jacques, les possibilités introspectives dépassent la seule dimension d'une personnalité individuelle, si riche puisse-t-elle se découvrir. C'est bien en cette faculté qu'est la substance, à la fois, de Rousseau et du rousseauisme. Par l'exaltation de ce « Moi s auquel il s'abandonne, dans la terrible splendeur de son isolement, il touche à tout ce qui est universel : Dieu ; la Vie, et enfin : l'Espèce ; l'Espèce humaine.

Le rêve de soi se poursuivra, après sa mort, après sa vie. Nous ignorons à quel stade de notre développement il s'arrêtera. Ce qui paraît assuré, c'est qu'il enrichit la personne entière, par les résultats qu'apportent, non seulement, l'analyse sur soi et de soi ; mais la méditation en présence des preuves de soi-même.

A ce moment, où il meurt ; où l'avenir va être, le grand courant social s'est écarté de l'Homme. Il ne reste que le rêve de soi-même. L'être des deux siècles qui viennent d'être vécus, pourrait, aussi se murmurer ce qu'à travers les cadences de l'admirable VIIIè rêverie (je substitue volontairement ce terme à celui de Promenades que Jean-Jacques donne à ces pages) Rousseau se dit à lui-même :

Réduit à moi seul, je me nourris, il est vrai de ma propre substance, mai elle ne s'épuise pas.

Grâce à lui, à son exemple, l'Humanité se gonfle d'elle-même, par l'effet d'une transcendance accordée à l'être individuel. Cet apport peut être le point de départ d'un Humanisme, à coup sûr moins rationnel que celui qui fut connu avant cet homme, mais tellement plus lyrique, puisqu'il serait celui d'un être qui se chante. Pour l'obtenir, ce chant de soi-même, Jean-Jacques ressoude l'homme aux choses par l'intermédiaire des sensations. Il rend, si j'ose dire : l'humain à l'originel. Il est bien entendu que l'être n'est pas destiné à demeurer le prisonnier de cet originel, une fois que son sens a été retrouvé. Il se produit, à un endroit indiscernable du parcours, une sorte de rupture, absolument bouleversante. En effet, si la liaison rétablie par l'esprit rousseauiste, doit réapprendre à l'homme le sens des mystères originels, et que, non seulement, il est né des choses, mais que, peut-être, il jaillit d'elles ; cette jonction faite, par le physique ou par l'esprit, l'Homme ne peut oublier que la notion de sa qualité, le sens de son essence, doit être, en définitive, le résultat de l'amalgame obtenu. La fonction vitale se veut totale, grâce à une immersion de l'individu dans la fusion première ; à la condition, encore une fois, que le résultat de ce contact se trouve comme transposé, et par l'émotion elle-même, sur le plan de la pensée et de la réflexion. Il semble qu'appuyé sur l'ensemble des possibilités vitales, un Humanisme puisse surgir, qui serait la synthèse d'une vie perçue vécue et conçue, presque simultanément.

 

Maxime Nemo.

 

Extrait de Bulletin de l’Association Guillaume Budé

« Lettres d’Humanité, XII »

N°4 – Décembre 1953

PARIS

ASSOCIAION GUILLAUME BUDE

95, Boulevard Raspail, 95

1953