LE PÈRE TEILHARD, LE CONCILE ET
LES MARXISTES
Dix ans après la
mort du Père Teilhard de Chardin l'orientation du Concile nous permet de mieux
comprendre le rôle de précurseur et d' éveilleur du Père Teilhard dans la
conscience des chrétiens de la deuxième moitié du XXe siècle.
Nous ne reviendrons
pas, ici, sur l'exposé que nous avons fait, il y a cinq ans (5), des points de
recoupement de la pensée de Teilhard et du marxisme, et de l'opposition
fondamentale des deux conceptions du monde, car il me paraît plus important, en
1965, d'étudier le
cheminement des
idées du Père dans l'Église conciliaire.
(1) Texte original : « All I want
to say can be summed up in three phrases-Some (the old-fashioned Christians)
say Await the return of Christ. Others (the Marxists) reply : Achieve the World. And the third (the neo-catholics) think : In order that Christ
can return, we must achieve the World. »
(2) Les
Implications politiques de la pensée de Pierre Teilhard de Chardin. (Diplôme
d'Études Supérieures de Science politique, Paris, 1962, p. 11, texte
dactylographié).
(3) Tout pour
l'Homme, tout pour l'Unité.
(4) Tout pour
l'Homme, tout pour l'Unité, c'est-à-dire le Christ.
(5) R. Garaudy,
Perspective de l'homme, P.U.F. 1959. p. 170 à 203.
Il suffit de
rappeler ce qu'il y avait de plus neuf et de plus stimulant dans l'œuvre de
Teilhard :
1. L'affirmation
de l'autonomie de la science par rapport à une théologie traditionnelle.
Etendant à toute la nature les thèses maîtresses du transformisme : tout se
meut, tout est en action réciproque, le mouvement s'opère par bonds
qualitatifs, Teilhard admettait que la science pouvait parfaitement expliquer
le passage de la matière inanimée à la matière vivante, et qu'elle réaliserait
tôt ou tard ce passage « in vitro » ; il reconnaissait de même que la science
pouvait parfaitement expliquer le passage de l'être vivant à l'être pensant.
2. L'affirmation
d'un optimisme moral radical était le corollaire de cette conception
transformiste du phénomène humain que" Teilhard extrapolait en direction
de l'avenir. De là découlaient' des conséquences pratiques capitales : un appel
constant à la recherche et au travail, une exaltation de l'énergie et du
pouvoir de l'homme dans toutes ses entreprises pour transformer la nature, la
société et lui-même.
En combattant une
défiance, devenue traditionnelle dans l'Église à l'égard de la science et à
l'égard de la joie de vivre, le Père Teilhard ouvrait la perspective d'un
dialogue fécond et constructif entre chrétiens et marxistes.
Sans doute, dans sa
synthèse scientifique comme dans son optimisme, le Père Teilhard introduit des
thèmes théologiques : lorsque, par exemple, dans ce qu'il veut être une pure
phénoménologie du mouvement ascendant de la nature vers des formes
d'organisation de plus en plus complexes, il utilise la notion d'énergie «
radiale » qui oriente du dedans l'évolution de la matière, il est clair que la
pensée scientifique de Teilhard est « parasitée
par une conception philosophique qui introduit dans la nature une forme
d'énergie orientée que la science ne peut reconnaître ni cautionner. » (1)
Il en est de même en morale : « Ce n'est pas seulement au terme qu'il découvre
Dieu, il le voit à la source de tout le mouvement : le monde est « appelé » par
« en haut » (2). C'est pourquoi nous étions amenés à conclure : « La pensée de Teilhard est fondamentalement
opposée au marxisme » (1).
(1) Perspectives de
l'homme, p. 178.
(2) Ibidem p. 197.
Nous n'aurions rien
à ajouter ou à retrancher d'essentiel à ce que nous disions alors de cette
opposition de principe et des perspectives de dialogue ouvertes par l'œuvre de
Teilhard, si les changements profonds qui se sont opérés depuis cinq ans dans
la conscience de millions de chrétiens et l'écho qui en est parvenu au Concile,
n'avaient apporté une éclatante vérification historique de cette appréciation
du rôle de la pensée du Père Teilhard de Chardin.
S'il était besoin
de souligner la nouveauté de ce que cette pensée apportait dans l'Église, il
suffirait de rappeler à quel barrage elle s'est heurtée : il a été interdit au
Père Teilhard, pendant toute sa vie, de publier tout ouvrage touchant à la
philosophie ou à la théologie.
Le milieu divin,
l'Energie humaine, Le groupe zoologique humain, Le phénomène humain, n'ont pu
être édités qu'après sa mort. En 1950 l'Encyclique « Humani generis » du Pape Pie XII, était directement dirigée contre
les conceptions du Père Teilhard, et un décret du Saint-Office du 6 décembre
1957 décidait :
« Les livres du Père Teilhard de Chardin,
S.J., doivent être retirés des bibliothèques des séminaires et des institutions
religieuses ; on ne doit pas les tenir en vente dans les librairies
catholiques, et on ne doit pas en faire des traductions dans d'autres langues ».
Cela même nous
permet de mesurer le chemin parcouru : au cours de ces dernières années les œuvres
du Père Teilhard sont parmi celles qui ont obtenu les plus éclatants succès de
librairie, et elles ont pénétré si profondément dans la vie du catholicisme
actuel que leur esprit a maintes fois affleuré dans les débats du Concile. Nous
pouvons donc aujourd'hui apprécier l'influence historique du Père Teilhard et
son rôle dans le dialogue entre chrétiens et marxistes.
Les objections qui
nous étaient opposées il y a quatre ans ou cinq ans ont été réfutées par les
faits eux-mêmes. Certains, soit parmi les catholiques intégristes, soit chez
des marxistes, estimaient qu'il ne suffisait pas de montrer les insuffisances
scientifiques ou les faiblesses philosophiques de l'œuvre de Teilhard, mais que
cette critique devait être mise au premier plan afin de récuser en bloc cette
pensée •dangereuse ». C'était ne voir que le petit côté des choses. Du point de
vue scientifique certaines thèses du Père Teilhard (comme la notion d'
« énergie radicale
» que nous avons déjà citée) réintroduisaient en effet un finalisme latent,
même si le Père Teilhard s'en défendait vigoureusement, et plus encore sa
conception théologique du « point oméga ». Du point de vue philosophique,
l'éclectisme de la juxtaposition d'une « phénoménologie de la nature » qui a
souvent des allures « scientistes », et de ce finalisme théologique, ne peut
satisfaire aux exigences d'une méthode scientifique en philosophie. Cela, il
fallait le dire, et nous l'avons dit. Mais ce n'est pas l'essentiel. Car ce qui
est infiniment plus important, dans la pensée de Teilhard, c'est son caractère
ouvert : elle ne prétend pas se figer en un système ; chacune de ses thèses
maîtresses porte en elle l'exigence de son propre dépassement. Lorsque, par
exemple. Teilhard affirme l'autonomie de la science par rapport à la théologie,
il importe peu, finalement, que lui-même fasse une entorse à son propre
principe. D'ailleurs avec une grande loyauté il sera amené, par exemple, à
reconnaître l'inconsistance de sa notion d'énergie radiale. Et qui songe, en
fermant Le phénomène humain, à ces quelques notes (sont-elles même de lui ou de
quelque théologien soucieux d'écarter la foudre ?) où, après avoir montré
comment pouvait s'expliquer de façon purement scientifique le passage de la
matière inorganique à la matière vivante, et de la vie à la conscience, l'on
nous dit :
« Rien n'empêche le penseur spiritualiste -
pour des raisons d'ordre supérieur et à un temps ultérieur de sa dialectique -
de placer sous le voile phénoménal d'une transformation révolutionnaire, telle
opération « créatrice » et telle « intervention spéciale » qu'on voudra (1).
Rien n'empêche...
certes, sauf que Teilhard lui-même vient, dans son texte, de montrer que, du
point de vue scientifique, cette hypothèse est radicalement inutile pour rendre
compte de l'apparition de la vie ou de l'apparition de la conscience.
Ce qui demeure, —
et c'est par là que le Père Teilhard a fait la brêche —, c'est que la théologie
est invitée à évacuer complètement le terrain de la science. Déjà, en 1950,
lors de la publication de l'Encyclique « Humani generis », un grand spécialiste
catholique de la préhis toire écrivait très respectueusement au Pape qu'il
avait lu « avec une douloureuse
inquiétude les directives... au sujet des origines de l'homme » et qu'il
craignait « de voir se creuser à nouveau le fossé entre la science et la foi ».
(1) Teilhard de Chardin, Le phénomène humain, p.
186.
L'impulsion donnée
par Teilhard en ce domaine est irréversible. Non seulement les immixions de la
théologie sur le plan de la science sont de plus en plus mal supportées par
les catholiques, mais l'exigence se fait jour d'une véritable autocritique de
l'Église en ce qui concerne les interventions illégitimes du passé. D'une
manière très significative le problème de la réhabilitation de Galilée a été
posé au Concile. L'évêque de Strasbourg, Monseigneur
Elchinger a déclaré :
« De toutes ces déficiences, le cas de Galilée
demeure un symbole dans l'histoire des temps modernes. Ce serait un geste
éloquent si l'Église, en cette année qui marque le quatrième centenaire de la naissance
de Galilée, acceptait humblement de le réhabiliter » (1).
D'autres encore
objectaient : « l'utilisation de Teilhard
dans l'Église est pure manœuvre tactique ! Devant la nécessité de battre en
retraite devant la science et devant les espérances terrestres des classes et
des peuples en lutte pour leur émancipation, le teilhardisme apporte une
position de repli inespérée pour retenir des chrétiens prêts à s'éloigner d'une
Église sclérosée dans des attitudes périmées. » Qui donc a jamais nié que
si l'Église opère ce mouvement c'est sous la poussée des exigences de
l'histoire, des progrès de plus en plus rapides de la science et de la
technique, de la construction du socialisme, des luttes de la classe ouvrière,
des mouvements de libération des peuples opprimés ? La question est de savoir
si l'influence de la pensée de Teilhard freine ou accélère ce mouvement.
Ici encore la
réponse n'est pas douteuse.
Nous avons vu déjà
combien la conception du monde de Teilhard sape le terrain sur lequel
s'appuyaient les vieilles thèses « créationnistes ».
Mais quelle place laissent-elles
aux « miracles » ? Ecoutons Teilhard :
« Les apologètes classiques se sont
principalement appuyés sur les miracles, dont l'apparition serait, à les
croire, le « réactif » propre de la « vraie » religion... Nous devons bien
reconnaître que la considération du miracle a cessé d'agir efficacement sur nos
esprits. Sa constatation soulève tellement de difficultés historiques ou
physiques que nombreux sont probablement les chrétiens qui, à l'heure présente,
demeurent croyants non pas à cause mais en dépit des prodiges relatés dans
l'Ecriture » (2).
2)) Teilhard de
Chardin le Christianisme dans le monde, Pékin, mai 1933.
Ici encore, même si
Teilhard a pris la précaution d'insérer une réserve (comme pour l'apparition
de la vie ou de la conscience) « sans nier, tout au contraire, la possibilité
d'un assouplissement des déterminismes », ce qui demeure c'est la confiance
profonde dans les lois de la nature et non la tentative de glisser la foi dans
les lacunes provisoires de notre savoir.
Cela est plus
évident encore en ce qui concerne la morale. Nous avons déjà souligné, en 1959,
que l'un des reproches les plus graves qu'un marxiste puisse faire à Teilhard,
c'est d'avoir sous-estimé (sinon méconnu) la spécificité du social, du niveau
historique, avec ses lois propres et ses aliénations, que sa perspective essentiellement
biologique l'empêche de voir, et d'où découlent les plus graves confusions dès
qu'il formule des appréciations politiques sur le fascisme, sur la démocratie,
sur le communisme. Mais, sans oublier cela, il faut bien reconnaître que ce
qui a été historiquement retenu de la pensée de Teilhard sur ce plan, ce ne
sont pas quelques passages anecdotiques contenant quelques énormités sur la
signi- fication du fascisme par exemple, ou quelques textes attestant son
ignorance du marxisme, mais son attitude fondamentale devant la vie, sa
confiance dans l'avenir, ses appels au déploiement de toutes les énergies
humaines pour la transformation de la terre et la conquête de la
joie.
Sa conception de
Dieu est significative : Dieu non pas en
négation mais en prolongement du monde (1).
Il ajoute très
lucidement : la logique vivante de cette
espérance va très loin.
1 – le Monde du 6
novembre 1964
Teilhard esquisse les
conséquences de cette « logique vivante » : le Christ, écrit-il,
devient la flamme
de l'Effort humain. Autrement dit il se découvre comme la forme de Foi la plus
appropriée aux besoins modernes, une religion pour le progrès, la religion même
du progrès de la Terre, j'ose- rais dire : la religion même de l'Évolution (2).
Sans doute le R. P.
de Lubac, soucieux — trop peut-être — de rassurer les intégristes tout en
reconnaissant chez le Père Teilhard une tendance à accorder « une importance
excessive... aux dimensions matérielles du monde » (1), met un peu trop de
textes sur le compte des « insuffisances de langage » de Teilhard comme s'il
voulait lui faire pardonner ses audaces de pensée.
(1) Teilhard de
Chardin, Le christianisme dans le monde, Pékin, mai 1933.
(2) Teilhard de
Chardin Quelques réflexions sur la conversion du monde. Pékin, 9 octobre 1936,
Le R. P. de Lubac est amené à faire
silence sur les textes où le Père Teilhard n'hésite pas à évoquer les
perspectives d'un «christianisme rajeuni»
(2) et à préciser en quoi consiste le rajeunissement.
Beaucoup de chrétiens
commencent à sentir que l'image qu'on leur présente de Dieu n'est plus digne de
l'Univers que nous connaissons (3).
Consacrant un
chapitre de son livre à « l'optimisme », le R. P. de Lubac ne donne pas le texte capital du Père Teilhard, sur
ce point : « Christologie et évolution
», qui pose en termes nouveaux (c'est le moins qu'on puisse dire) la question
du « péché originel ».
Nous citerons
longuement ce texte car c'est l'un de ceux dont les conséquences sont de grande
portée, sur le plan non seulement moral, mais social et politique :
Lorsqu'on cherche à
vivre et à penser, de toute son âme moderne, le christianisme, les premières
résistances que l'on rencontre viennent toujours du péché originel. Ceci est
vrai d'abord du chercheur, pour qui la représentation traditionnelle de la
chute barre décidément la route à tout progrès dans le sens d'une large
perspective du monde. C'est en effet pour sauver la lettre du récit de la Faute
qu'on s'acharne à défendre la réalité concrète du premier couple. Mais... il y
a plus grave encore. Non seulement, pour le savant chrétien, l'histoire, afin
d'accepter Adam et Eve, doit s'étrangler d'une manière irréelle au niveau de
l'apparition de l'homme, mais, dans un domaine plus immédiatement vivant, celui
des croyances, le Péché originel, sous la figure actuelle, contrarie à chaque
instant l'épanouissement de notre religion. Il coupe les ailes de nos
espérances, il nous ramène chaque fois inexorablement, vers les ombres
dominantes de la réparation et de l'expiation. ...Le péché originel, imaginé
sous les traits qu'on lui prête encore aujourd'hui, est le vêtement étroit où
étouffent à la fois nos pensées et nos coeurs... Si le dogme du péché originel
nous ligote et nous anémie, c'est tout simplement que, dans son expression
actuelle, il représente une survivance des vues statiques périmées au sein de
notre pensée devenue évolutionniste. L'idée de chute n'est en effet, au fond,
qu'un essai d'explication du mal dans un univers fixiste... En fait, en dépit
des distinctions subtiles de la théologie, le christianisme s'est développé
sous l'impression dominante que tout le mal, autour de nous, était né d'une
faute initiale. Dogmatiquement nous vivons dans l'atmosphère d'un Univers où la
principale affaire était de réparer et d'expier... Pour toutes sortes de
raisons scientifiques, morales et religieuses, la figuration classique de la
Chute n'est déjà plus pour nous qu'un joug et une affirmation verbale, dont
nous ne nourrissons ni nos esprits ni nos coeurs.
Après avoir
souligné les conséquences conservatrices de cette conception du péché originel
et des attitudes d'expiation et de résignation qui en découlent, le Père
Teilhard ajoute, dans le même texte :
On nous a trop parlé d'agneaux. J'aimerais
voir un peu sortir les lions. Trop de douceur et pas assez de force. Ainsi
résumerai-je symboliquement mes impressions et ma thèse en abordant la question
du réajustement au monde moderne de la doctrine évangélique.
(1) R P. de Lubac.
La pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin (1964), 90.
(2) Teilhard de
Chardin Quelques réflexions sur la conversion du monde. Pékin, 1936.
(3) Ibidem.
J'ai cité longuement
ce texte capital du Père Teilhard de Chardin parce qu'il posait déjà, dans
toute sa force, le problème de l'ajustement, de la mise à jour, de l'« aggiornamento
» de l'Église.
Dans la suite de ce
texte le Père Teilhard déploie les conséquences pratiques découlant de la
conception moderne du monde.
Nous nous plaisons
à penser, nous autres chrétiens, poursuivit-il, que si tant de gentils
demeurent éloignés de la foi, c'est parce que l'idéal qu'on leur prêche est
trop parfait et et trop difficile. Ceci est une illusion. Une noble difficulté
a toujours fasciné les âmes. Témoin de nos jours, le communisme qui, progresse
au milieu des martyrs... En fait, les meilleurs des incroyants que je connais
penseraient déchoir de leur idéal moral s'ils faisaient le geste de se
convertir.
Recherchant les
moyens de « réajuster » l'Église au monde nouveau, le Père Teilhard ajoutait :
D'un mot nous
pouvons répondre en devenant, pour Dieu, les supports de l'évolution.
Jusqu'ici le chrétien était élevé dans l'impression que, pour atteindre Dieu,
il devait tout lâcher. Maintenant il découvre qu'il ne saurait se sauver qu'au
travers et en prolongement de l'univers...
Adorer, autrefois,
c'était préférer Dieu aux choses en les lui référant et en les lui sacrifiant.
Adorer, maintenant, cela devient se vouer corps et âme à l'acte créateur en
s'associant à lui pour achever le monde par l'effort et par la recherche.
...Etre détaché,
autrefois, c'était se désintéresser des choses et n'en - prendre que le moins
possible. Etre détaché ce sera, de plus en plus, dépasser successivement toute
vérité et toute beauté, par la force„ justement, de l'amour qu'on leur porte.
Etre résigné,
autrefois, cela pouvait signifier acceptation passive des conditions présentes
'de l'Univers. Etre résigné, maintenant, ne sera plus permis qu'aux lutteurs
défaillants entre les mains de l'Ange,
Le Père Teilhard
concluait :
Cet évangélisme n'a plus aucune odeur de
l'opium, qu'on nous reproche si amèrement (et avec un certain droit) de verser
aux foules.
Il y a là, je
crois, la clé de l'apologétique du Père Teilhard de Chardin.
Cette apologétique,
comme le soulignait l'abbé Lauren tin dans un article sur le livre du R. P. de
Luba consiste à renoncer, au départ, à tout ce qui n'est pa partagé par
l'interlocuteur, à se situer sur le terrain de l'incroyant afin de faire route
avec lui précisément à partir de ce qu'il peut partager d'emblée.
C'est ce qui
conduit le Père Teilhard à écrire dans un texte rédigé en Chine en 1934 :
Si, par suite de
quelque renversement intérieur, je venais à perdre ma foi au Christ, ma foi en
un Dieu personnel, ma foi en l'esprit, il me semble que je continuerais à
croire au monde. Le monde (la valeur, l'infaillibilité, et la bonté du monde) telle
est, en définitive, la première et la seule chose en laquelle je crois.
Le propre d'une
telle apologétique est de partir de l'homme, de son action, de ce qui anime
cette action, pour en dégager les implications, au lieu de partir « d'en-haut »
ou d'une vérité toute faite, « donnée », que l'on prétendrait apporter de
l'extérieur.
L'un des mérites
essentiels du Père Teilhard, c'est d'avoir parlé du christianisme aux
incroyants dans un langage de notre temps et d'avoir permis à ces incroyants
comme aux chrétiens, en secouant la poussière des siècles, de prendre plus
aisément conscience, de ce qui, dans l'enseignement traditionnel de l'Église,
était mythologique, lié à une conception du monde périmée, et de ce qui est
fondamental et qui peut et doit être intégré à un humanisme authentique.
Lorsque,
consciemment, un homme travaille et lutte avec la volonté de conquérir le
bonheur sur la terre et 4Ç le conquérir pour tous, lorsque, dans ce travail et
ce combat, il accepte de donner sa vie, mettant la conquête 'du bonheur de tous
au-dessus de son intérêt personnel :e de sa vie, lorsqu'il fait ainsi entrer la
mort même dans le plan volontaire de sa vie et lui donne un sens, cet brame
atteint, dans sa vie même, l'immortalité, car il mis dans le monde, et pour toujours,
son empreinte, a apporté quelque chose de personnel à la construction l'avenir
de tous, son acte retentit sur le destin l'humanité : son action continue à
faire sentir ses est non seulement dans la mémoire des hommes, mais ns leur
vie. Lorsque l'homme montre ainsi, par son action, que sa responsabilité « ne s'éteint pas avec la partition corporelle
de l'individu », comme l'écrivait Henri Wallon (1), il témoigne, par son
acte, d'une valeur laquelle la
« résurrection des
corps » ne peut rien ajouter.
a seule vraie mort
écrivait Teilhard, la bonne mort, est un pars-»me de vie elle s'obtient par
l'effort acharné des vivants (2).
Henri Wallon Mort
et survie. Dans « Le courrier rationaliste» du 25 décembre 1960. -Teilhard de Chardin : Vie et planètes.
Pékin 10/3/1945. Cité par le R. P. de Lubac, o. c., p. 67,
L'attitude des
communistes devant la mort en témoigne, comme le montrent les lettres des
fusillés, celles de Jacques Decour ou de Lacazette, celles de Sémard ou de
Péri.
Le jeune communiste
grec, Yanis Tsitsilonis, fusillé à vingt
ans, écrivait à sa mère :
« Dans quelques minutes le jour se lèvera et
le soleil, le nouveau soleil, brillera sur vous tous, sur la nature, sur la
vie. Et de ses rayons ardents il réchauffera aussi la terre froide, la tombe
fratche oh nous reposerons... L'homme qui donne sa vie pour un idéal élevé ne
meurt jamais et celui qui a su vivre saura aussi mourir... Lorsque le jour de
la liberté viendra, lorsque le carillon lancera son message de joie et de
victoire, tu te diras alors, ma mère, que c'est Yannis ton enfant, qui le fait
sonner ».
Est-il certitude
plus noble de l'immortalité ? Est-il affirmation plus haute de la présence du sentiment de responsabilité personnelle à
l'égard de ce Tout : Tout en un seul homme ? Dira-t-on que c'est là un
apport historique du Christianisme ? Nous en convenons volontiers. Dans les religions
primitives celles d'hommes pour qui la nature est une force écrasante, l'homme
demeure prisonnier de la nature. Pour l'humanisme grec, la totalité la plus
vaste à laquelle l'individu est appelé à se sacrifier est la cité, la
communauté des citoyens, qui exclut les esclaves et qui exclut les barbares.
Avec la naissance du christianisme apparaît pour la première fois dans notre
histoire l'appel à une communauté humaine sans limite, à une totalité qui
englobe toutes les totalités. Ce n'est encore, soulignons-le, qu'une
aspiration, une espérance, car le christianisme primitif s'il abolit « en
esprit » la distinction entre esclaves et hommes libres, ne lutte nullement
pour l'abolir en fait. C'est une religion des esclaves, ce n'est pas une
révolution des esclaves.
Néanmoins, même
s'il faut attendre des siècles pour que cette aspiration à une parfaite
réciprocité des consciences commence à se réaliser effectivement, et non pas
grâce à l'Église mais contre elle, dans les hérésies d'abord, comme avec Thomas
Munzer, puis dans les luttes révo-, lutionnaires et les révolutions
socialistes, il n'en reste' pas moins que, selon l'expression d'Engels,
l'apparition du christianisme
représentait une
phase toute nouvelle de l'évolution religieuse, appelée à devenir un des
éléments les plus révolutionnaires dans l'histoir de l'esprit humain. (1)
(1) Engels:
Contribution à l'histoire du christianisme primitif (18944895). Dans Sur la
relis (Textes de Marx et Engels) Editions Sociales, p. 322.
Pour la première
fois était proclamé, même si l'on ne tirait pas encore les conséquences de ce
principe, que l'on n'est pas esclave par nature, et que l'esclave est un homme,
alors que même pour les plus grands génies de la Grèce, comme Platon ou
Aristote, l'esclave n'est qu'un objet, un « outil parlant » .
Ce ferment n'a pas
cessé d'agir, même si c'est une fois encore par des forces que combat l'Église
que « le fonds humain du christianisme se réalise de façon profane », comme
écrit Marx dans La question juive.
Le Père Teilhard a
rendu le dialogue possible et fécond précisément parce que sa conception de
l'apologétique repose avant tout sur ce rappel au fondamental.
Par rapport à des
formes médiévales et superstitieuses du christianisme, la polémique athée en
reste au niveau des matérialistes français du XVIIIe siècle s'attachant à
réaliser une tâche indispensable : en finir avec des superstitions absurdes et
meurtrières en contradiction avec les exigences les plus élémentaires de la science.
Ce combat n'est d'ailleurs pas terminé : Lénine rappelait, pour la Russie de
1917, l'actualité d'une critique à ce niveau, et, même dans la France
d'aujourd'hui, les publications religieuses « populaires » à fort tirage
continuent à propager une idéologie moyenâgeuse liée à une politique
férocement réactionnaire et anticommuniste, dont l'un des symboles les plus
agressifs est la Vierge miraculeuse de Fatima. (Et notons en passant que le
Pape Paul VI, 'au moment même où il va à Bombay, envoie la « rose d'or » au
sanctuaire de Fatima pour ménager les chrétientés les plus arriérées.)
**
*
C'est dire combien
il serait évidemment absurde de rétendre que le Concile et l'Église ont fait
leurs les hèses du Père Teilhard. Néanmoins il convient de rappeler qu'avant la
première session, sur un rapport préparé ar la Commission théologique et
présenté par Pintéiste cardinal Ottaviani, le 22 janvier 1962, la Commis-Ion
centrale préconciliaire avait rejeté brutalement la tentative « d'exalter un
nouvel humanisme » et, — précisant l'attaque contre Teilhard, — rappelé que
l'Encyclique « Humani generis » de Pie XII, avait déclaré inacceptable pour un
catholique le polygénisme « qui est contraire aux sources mêmes de la
Révélation » parce
que, pour des
raisons scientifiques, il refuse de considérer que l'espèce humaine a pour
origine un seul , et parce que, pour des raisons morales, il « admet difficilement
l'idée d'une nature humaine marquée du péché originel et, par conséquent,
affaiblie et corrompue » (1). Or non seulement cette menace d fi ri a été
écartée par le Concile mais, à la fin de la deuxième session, de nombreux
orateurs ont fait référence à Teilhard.
Certains des textes
votés rendent un son nouveau.
Par exemple le
texte sur les religions aborde la question des sources de la pensée religieuse
en partant des b et des aspirations des hommes :
Les hommes
attendent des diverses religions une réponse aux énigmes de la condition
humaine... les autres religions qu'on trouve de par le monde rendent de
diverses façons de l'inquiétude du cœur des hommes (2).
L'Encyclique «
Pacem in terris » de Jean XXIII don- nait pour tâche à l'Église de « servir le
monde III cyclique « Ecclesiam. suam. », de Paul VI, bien qu'elle donne un coup
de frein au mouvement favorisé par « Pacem in terris », reconnaît pourtant le
caractère irréver-sible de ce mouvement puisqu'une grande part du texte est
consacrée au « dialogue » entre l'Église et le ent d' a monde. Le refus de
condamner Teilhard, le commencement autocritique,
à propos de Galilée comme à propos de l'Église au temps de la Réforme
protestante, les textes sur les juifs bien qu'ils ne comportent pas encore d
nouvelle s'autocritique sur l'antisémitisme chrétien, l'orientation la liberté de conscience, si timide soit-elle
et si contre- dite qu'elle soit encore par les faits, l'assouplisse mette, des
thèses sur la propriété privée (bien qu'elle ne
pas en cause
« Mater et Magistra
»), le refus d' une e nouvelle condamnation du communisme, tout cela
estjusqu'ici plus riche de promesses que de réalisations, mais témoigne de
cette « nouvelle poussée humaine » (3) que ressent si fort le Père Teilhard, et
qui affleure au Concile.
« L'aggiornamento » n'est encore qu'une espéra
Mais nul ne saurait douter que le mouvement engagé est irréversible, et moins
encore les marxistes pour se développer : nos interlocuteurs seront de moins en
moins des intégristes du genre d'Ottaviani et de plus en plus des chrétiens
inspirés de l'esprit du Père Teilhard. ce qui importe, c'est ce qui est en
train de naître et de
(1) Voir :
Documentation catholique. N. 1370, du 18 février 1962, p. 240.
(2) Cité d'après Le
Monde du 21 novembre 1964.
(3) Teilhard de
Chardin Quelques réflexions sur la conversion du monde.
Dès que commence le
dialogue avec le réel, il a sa logique ou plutôt sa dialectique interne. Et
cette logique implique la possibilité d'un commencement de désaliénation
religieuse à l'intérieur même de l'Église. Des révisions théologiques aussi
profondes que celles de Tillich, de Bultmann, de Robinson, nous donnent une
idée de l'ampleur possible de cette mutation sous la pression des changements
qui s'opèrent à notre époque dans les rapports des hommes avec la nature
(puissance de l'homme qui s'affirme dans les sciences et les techniques) et
dans les rapports des hommes entre eux (succès des révolutions socialistes et
des mouvements de libération nationale).
**
*
La réflexion sur la
pensée de Teilhard et sur les changements survenus dans la conscience
chrétienne à notre époque, de même que la réflexion sur le rôle complexe joué
par la religion dans les mouvements de libération nationale, conduisent
nécessairement les marxistes à penser dans l'esprit de notre temps leur
attitude à l'égard le la religion.
'Le point de départ
de cette réflexion c'est que la formule fameuse : « La religion, c'est l'opium du peuple », laquelle, trop souvent,
l'on prétend réduire la conception Marxiste de la religion, ne peut être
interprétée comme une définition de la religion, une définition métaphysique de
son « essence », qui serait valable partout et toujours. Cette formule résume
une expérience réelle dans une iode historique déterminée et dans une aire géographique
déterminée.
Il est aisé de le
démontrer, à la fois par une lecture de 'ensemble des textes de Marx, et par
une étude historique du fait religieux — étude commencée d'ailleurs par ,7Z et.
Engels eux-mêmes et qui trouve, à notre époque confirmation éclatante.
tons d'abord que
cette formule (la religion est opium du peuple) se trouve dans un texte de
1843, introduction à la critique de la philosophie du droit, 'elle n'a jamais
été reprise par la suite par' Marx et Engels.
Or, en 1843, Marx a
vingt-cinq ans, il n'a même pas encore écrit ses fameux Manuscrits économiques
et philosophiques qui sont de 1844. En 1843, Marx n'est pas encore marxiste.
C'est l'époque dont Engels dira : « Nous étions tous feuerbachiens. »
De fait la formule
de Marx et son contexte constituent un démarquage des formules de Feuerbach, de
ce Feuerbach auquel Marx et Engels, lorsqu'ils poseront, trois ans plus tard,
en 1846, dans L'idéologie allemande, les fondements du matérialisme historique,
adresseront une critique de principe : il a traité en métaphysicien l'aliénation
religieuse.
L'erreur de
Feuerbach, écrivent-ils (1), ce n'est pas d'avoir exprimé ce fait (l'aliénation
religieuse, R.G.) mais de l'avoir idéalisé et rendu indépendant au lieu de
l'interpréter comme le produit d'une période historique de développement
déterminé et dépassable.
La faiblesse de la
théorie de la religion chez Feuerbach, c'est d'être antihistorique et
antidialectique.
Déjà d'ailleurs,
dans 'le texte de Marx de 1843, bien qu'il demeure encore sur le plan
spéculatif, il y a un premier correctif :
La détresse
religieuse, écrit Marx, est, pour une part, l'expression de la détresse réelle,
et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle (2).
Lorsque Marx et
Engels, en pleine possession de leur doctrine, abordent de nouveau les
problèmes religieux, cette dialectique « sur place » des textes de 1843, se
déploie historiquement : ils ne parlent plus de « la » religion en général, à
la manière de l'anthropologie de Feuerbach, et leurs analyses historiques
montrent que les croyances • religieuses, précisément parce qu'elles expriment
(comme reflet et comme protestation) des conditions historiques différentes, peuvent
jouer un rôle différent aux différentes époques et qu'il ne serait pas
scientifique de projeter à toutes les époques de l'histoire une même conception
métaphysique de ce que Feuerbach appelait « l'essence de la religion ».
Engels, par
exemple, dans ses Contributions à l'histoire du christianisme primitif, en
1894-1895, même avec les matériaux très limités dont il disposait alors,
montrait remarquablement comment le christianisme primitif était à ' la fois expression et protestation,
et comment cette protestation, ne pouvant s'appuyer sur aucune force historique
capable de résoudre les contradictions réelles, se projetait en espérance
illusoire dans un autre monde. Il montre aussi comment, à partir de Constantin,
cette religion joue un rôle radicalement différent : elle devient un instrument
de domination d'une classe possédante après avoir exprimé la protestation
impuissante et les espoirs des masses opprimées.
1-
Marx et
Engels sur l’idéologie allemande Tome VII p.14 Ed. Coste
2 - Marx et Engels:Sur la religion (Editions
Sociales (P 42 ).
Costa lorsqu'il
traite en 1850 de la Guerre des paysans d'Allemagne au moment de la Réforme
protestante, il montre comment une idéologie religieuse, dans des conditions
historiques nouvelles, joue un rôle différent : elle sert de justification
idéologique à une lutte révolutionnaire réelle. La protestation ici, prend une
forme militante. L'hérésie est liée à l'insurrection.
Elle voulait, écrit
Engels, que les conditions d'égalité du christianisme
primitif soient reconnues
comme normes pour la société civile. De
l'égalité des hommes devant Dieu elle
faisait découler l'égalité civile et même,
en partie déjà, l'égalité des hommes
(1).
Engels rappelle les
thèmes de l'agitation révolutionnaire de Thomas Munzer :
le ciel n'est pas
quelque chose de l'au-delà, c'est dans notre vie même qu'il faut le chercher ;
et la tâche des croyants est précisément d'établir ce ciel, le Royaume de Dieu
sur la terre (2).
Pour Munzer, le
royaume de Dieu n'était pas autre chose qu'une société où il n'y aurait plus
aucune différence de classes, aucune propriété privée, aucun pouvoir d'Etat
étranger, autonome, s'opposant aux membres de la société (3).
Lorsque éclate
l'insurrection armée de l'automne 1518, la bannière des insurgés de Bundschuh
porte l'inscription * Seigneur, soutiens ta justice divine » (4). Et Engels
conclut :
Plus d'une secte
commùniste moderne, encore à la veille de la Révolution de Mars (1848), ne
disposait pas d'un arsenal théorique plus riche : que celui des sectes
munzeriennes du XVIe siècle (5).
L'insurrection de
Thomas Munzer n'est pas une exception. Les idéologies religieuses ont joué un
rôle révolutionnaire en bien d'autres cas, avant Munzer et après lui. Les
luttes de Jean Hus en Bohème en fourniraient un autre exemple.
(1) Engels: La
guerre des paysans. Éditions Sociales, p. 40.
(2) Ibidem, p. 48.
(3) Ibidem, p. 49.
(4) Ibidem, p. 61.
(5) Ibidem p. 49-50.
Engels, dans
Socialisme utopique et socialisme scientifique (en 1892) et dans son Ludwig
Feuerbach (en 1886) souligne que le rôle progressif de la Réforme, s'il
s'arrête en Allemagne après l'écrasement de Munzer, se manifeste puissamment en
d'autres pays :
Tandis qu'en
Allemagne la Réforme luthérienne stagnait et menait le pays à la ruine, la
Réforme calviniste servait de drapeau aux républicains à Genève, en Hollande,
en Ecosse, libéra la Hollande du joug de l'Espagne et de l'Empire allemand, et
fournit au deuxième acte de la Révolution bourgeoise qui se déroulait en
Angleterre son costume idéologique (1).
Dans le même
ouvrage Engels souligne que c'est seulement à partir de la fin du XVIIIe
siècle que le christianisme dans son ensemble entre dans son dernier stade. Il
était devenu incapable de servir à l'avenir de manteau idéologique aux
aspirations d'une classe progressive quelconque ; il devient de plus en plus
la propriété exclusive des classes dominantes qui l'emploient comme simple
moyen de gouvernement pour tenir en lisière les classes inférieures (2).
Dans cette
situation historique la formule de « l'opium du peuple » prend toute sa valeur.
Lorsque Marx l'a lancée, en 1843, elle était tout particulièrement justifiée
dans une Europe où régnait l'esprit de la « Sainte Alliance », mais elle
demeure valable, pour cette Europe, dans une ère historique beaucoup plus
vaste. La religion a joué à plein ce rôle d'opium du peuple dans la France
d'Ancien Régime où la religion est un aspect de l'Etat ; elle se survit dans
les chouanneries contre-révolutionnaires. L'athée Napoléon utilise largement
cette arme : « Mes gendarmes, mes évêques, mes préfets », disait-il. Avec la
Restauration l'opium du peuple rentrera, avec les Emigrés, dans les fourgons de
l'Étranger. Lorsque la classe ouvrière se manifestera comme une force autonome,
menaçante pour les privilèges du capital, la bourgeoisie, jadis voltairienne et
même athée, reviendra à l'Église non par foi en Dieu mais par peur du
peuple.•Ce sera la loi Falloux et Thiers disant : « Entre le socialisme et les
jésuites, je choisis les jésuites. » Après la Semaine sanglante, Paris sera
voué au Sacré-Coeur en expiation de la Commune. Plus près de nous la religion
sera le point de ralliement de toutes les forces réactionnaires, qu'il
s'agisse de l'Affaire Dreyfus ou de l'avènement du pouvoir personnel de Pétain
puis de de Gaulle,
(I) Engels Ludwig
Feuerbach, dans le recueil Sur la religion, p. 259 (voir aussi p. 295). (2)
Ibidem, p. 260.
auquel l'Episcopat
a invariablement accordé son appui et en a été récompensé notamment par les
privilèges accordés aux écoles confessionnelles.
Encore ne s'agit-il
là que de la France, mais que dire de l'aide religieuse apportée à tous les
fascismes par les divers épiscopats : à Mussolini par l'épiscopat italien, à
Hitler par la conférence de Fulda des évêques allemands, à Franco pour sa rébellion,
à Salazar pour sa dictature sanglante.
Ainsi depuis près
de deux siècles et jusqu'à nos jours nous trouvons aisément des illustrations
saisissantes à la page célèbre de Marx où, rappelant ce que fut le
christianisme constantinien dans l'antiquité, le christianisme des Croisades,
de l'Inquisition et de la Contre-Réforme, pour le Môyen Age et son déclin, le
christianisme de la Sainte Alliance et des absolutismes, il écrit :Les principes sociaux du christianisme ont
justifié l'esclavage antique, magnifié le servage féodal et s'entendent
également, au besoin, à défendre l'oppression du prolétariat, même s'ils le
font avec de petits airs navrés... Les principes sociaux du christianisme
placent dans le ciel ce dédommagement de toutes les infamies, justifiant par
là leur permanence sur cette terre (1).
En Russie, à la
veille de la Révolution de 1917, l'Église orthodoxe donnait cette image de la
religion et Lénine a pu, à bon droit, reprendre contre elle la formule de «
l'opium du peuple ».
Lénine, à la différence
de ce qu'il fit pour d'autres problèmes, économiques ou politiques, où il
étudia l'exploitation de l'homme par l'homme ou l'oppression étatique dans
d'autres formations économiques et sociales que dans le capitalisme, ne traite
de la religion que dans le cadre du capitalisme. Il souligne le caractère
historique de l'attitude marxiste : à la différence des anarchistes, dit-il,
le marxisme envisagela lutte contre la religion 'non pas de façon abstraite,
non pas sur le terrain 'd'abstraction purement théorique d'une propagande
toujours égale à elle-même, mais de façon concrète, sur le terrain de la lutte
de classe réellement en marche (2).
Il rappelle quela
lutte contre la religion est la tâche historique de la bourgeoisie révolutionnaire,qu'il
en fut ainsi en Occident, alors qu' en Russie... cette tâche aussi échoit
presque entièrement à la classe ouvrière (1).
C'est pourquoi
d'ailleurs les textes classiques du xvine siècle français conservent pour elle
une précieuse actualité. Les deux seuls textes publics consacrés par Lénine à
la question religieuse marquent, par leur titre même, qu'ils portent sur une
période historique bien déterminée : De l'attitude du parti ouvrier en matière
de religion, et Socialisme et religion.
Il n'aborde qu'une
seule fois, et en quelques lignes d'ailleurs, le problème religieux en dehors
des rapports de classe capitaliste. C'est pour mettre en garde Maxime Gorki,
dans une lettre de décembre 1913, contre l'utilisation possible de ses propos
sur la religion dans un rapport de classes déterminé. Reprenant la thèse
maîtresse de Marx et d'Engels il écrit :
Il fut un temps
dans l'histoire où, malgré cette origine et cette signification réelle de
l'idée de Dieu, la lutte de la démocratie et du prolétariat empruntait la
forme dela lutte d'une idée religieuse contre une autre. Mais ce temps est
depuis longtemps révolu. Maintenant, en Europe et en Russie, toute défense ou
justification de l'idée de Dieu, même la plus raffinée, la mieux intentionnée,
est une justification de la réaction (2).
Ceci marque les
limites historiques de la formule qu'il emploie au paragraphe suivant et qui,
si elle était employée en dehors de son contexte, s'écarterait de cette juste
conception historique qui était celle de Marx :
L'idée de Dieu,
écrit-il, a toujours endormi et émoussé les sentiments sociaux... Jamais l'idée
de Dieu n'a s lié l'individu à la société s, mais elle a toujours lié les
classes opprimées en les faisant croire à l'essence divine des oppresseurs (3).
La thèse
(d'ailleurs jamais formulée par Lénine dans un texte public) selon laquelle la
religion en tous temps et en tous lieux, détourne l'homme de l'action, de la
lutte et du travail, est en contradiction flagrante avec la réalité historique.
Maurice Thorez,
lorsqu'il prenait l'initiative, en 1936, de la politique de « la main tendue »
aux catholiques, soulignait fortement, comme Marx et Engels, le rôle progressif
qu'a pu jouer le christianisme à diverses époques. Il écrivait :
(1) Ibidem, ro. 21.
(2) Lénine: Œuvres,
t 35. Trad. française, p. 120.121.
(3) Ibidem, P. 122
Le rôle progressif
du christianisme apparaît dans l'effort d'organisation de la charité, de la
solidarité, dans la tentative de rendre plus justes et plus les rapports entre
les hommes à l’époque de la féodalité dans le souci des communautés religieuses
à groupement communistes de fait et d'action — qui se donnèrent pour mission de
conserver, de développer et de transmettre aux siècles futurs la somme des
connaissances humaines et les trésors artistiques du passé. Est-il possible
d'évoquer sans émotion les siècles qui ont vu s'élever vers le ciel les flèches
de nos cathédrales, ces joyaux de l'art populaire, qui protestent de toutes
leurs vieilles pierres, vivantes pour qui sait les comprendre — contre la
légende du sombre moyen âge.
Je me prends
souvent à comparer aux bâtisseurs de cathédrales, animés de la foi ardente s
qui soulève les montagnes e et permet les grandes réalisations, les
constructeurs de la nouvelle cité socialiste... qui font surgir du sol... les
grandioses monuments par quoi s'affirme aujourd'hui l'élan enthousiaste du
communisme (1).
Mais dans chaque
période de domination de classe ce haut idéal d'amour a été utilisé par la
classe dominante et par son clergé comme compensation céleste aux misères et
aux servitudes de la terre. La promesse de l'unité « en Christ » servait
d'alibi pour désarmer la rébellion des humiliés et des offensés : condamner, au
nom de l'amour, la révolte de l'esclave, c'est se rendre complice de
l'oppression du maître.
Le communisme seul,
comme l'écrivait Gorki, créera les conditions réelles d'une société où l'amour
cessera d'être une espérance ou une loi morale pour devenir la loi objective de
la société tout entière.
En dehors des
exemples européens, déjà invoqués par Marx
et Engels, comme par Maurice Thorez,
il suffit de rappeler l'histoire de l'Islam, qui signifie «
résignation » — et
qui fut néanmoins, dans sa période ascendante, une
doctrine de combat et de
conquête, déferlant comme un cyclone de la Mer de Chine
à l'Océan Atlantique.
Les mouvements de libération des peuples opprimés
fournissent, à notre époque,
des illustrations saisissantes de la thèse
marxiste-léniniste selon laquelle le
phénomène religieux, comme tout autre
phénomène, ne peut être étudié
« en soi »,
en dehors des conditions historiques concrètes pour chaque
peuple et pour
chaque époque. Dans un grand nombre de ces peuples, alors que
les organisations
missionnaires européennes ou américaines jouaient en
général le rôle d'opium,
c'est-à-dire, en la circonstance, le rôle d'instrument
actif de la pénétration
et de la domination impérialiste, des mouvements religieux
autochtones
jouaient un rôle libérateur contre le colonialisme en
Russie... cette tâche
aussi échoit presque entièrement à la classe
ouvrière (1).
(I) Voir : Maurice
Thorez, Œuvra, tome XIV, p. 165-166.
C'est pourquoi
d'ailleurs les textes classiques du XVIIIe siècle français conservent pour elle
une précieuse actualité. Les deux seuls textes publics consacrés par Lénine à la
question religieuse marquent, par leur titre même, qu'ils portent sur une
période historique bien déterminée : De l'attitude du parti ouvrier en matière
de religion, et Socialisme et religion.
Il n'aborde qu'une
seule fois, et en quelques lignes d'ailleurs, le problème religieux en dehors
des rapports de classe capitaliste. C'est pour mettre en garde Maxime Gorki,
dans une lettre de décembre 1913, contre l'utilisation possible de ses propos
sur la religion dans un rapport de classes déterminé. Reprenant la thèse
maîtresse de Marx et d'Engels il écrit :
Il fut un temps
dans l'histoire où, malgré cette origine et cette signification réelle de
l'idée de Dieu, la lutte de la démocratie et du prolétariat empruntait la forme
dela lutte d'une idée religieuse contre une autre. Mais ce temps est depuis
longtemps révolu. Maintenant, en Europe et en Russie, toute défense ou
justification de l'idée de Dieu, même la plus raffinée, la mieux intentionnée,
est une justification de la réaction (2).
Ceci marque les
limites historiques de la formule qu'il emploie au paragraphe suivant et qui,
si elle était employée en dehors de son contexte, s'écarterait de cette juste
conception historique qui était celle de Marx :
L'idée de Dieu,
écrit-il, a toujours endormi et émoussé les sentiments sociaux... Jamais l'idée
de Dieu n'a s lié l'individu à la société s, mais elle a toujours lié les
classes opprimées en les faisant croire à l'essence divine des oppresseurs (3).
La thèse
(d'ailleurs jamais formulée par Lénine dans un texte public) selon laquelle la
religion en tous temps et en tous lieux, détourne l'homme de l'action, de la
lutte et du travail, est en contradiction flagrante avec la réalité historique.
Maurice Thorez,
lorsqu'il prenait l'initiative, en 1936, de la politique de « la main tendue »
aux catholiques, soulignait fortement, comme Marx et Engels, le rôle progressif
qu'a pu jouer le christianisme à diverses époques. Il écrivait :
(1) Ibidem, ro. 21.
(2) Lénine: Œuvres,
t 35. Trad. française, p. 120.121.
(3) Ibidem, P. 12•
Le rôle progressif
du christianisme apparaît dans l'effort d'organisation de la charité, de la
solidarité, dans la tentative de rendre plus justes et plus pacifiques rapports entre les hommes à l’époque de la féodalité
dans le souci des communautés religieuses à groupements
Communiste de fait
et d’action — qui se donnèrent pour mission de conserver, de développer et de
transmettre aux siècles futurs la somme des connaissances humaines et les
trésors artistiques du passé. Est-il possible d'évoquer sans émotion les
siècles qui ont vu s'élever vers le ciel les flèches de nos cathédrales, ces
joyaux de l'art populaire, qui protestent de toutes leurs vieilles pierres,
vivantes pour qui sait les comprendre — contre la légende du sombre moyen âge.
Je me prends
souvent à comparer aux bâtisseurs de cathédrales, animés de la foi ardente s
qui soulève les montagnes e et permet les grandes réalisations, les
constructeurs de la nouvelle cité socialiste... qui font surgir du sol... les
grandioses monuments par quoi s'affirme aujourd'hui l'élan enthousiaste du
communisme (1).
Mais dans chaque
période de domination de classe ce haut idéal d'amour a été utilisé par la
classe dominante et par son clergé comme compensation céleste aux misères et
aux servitudes de la terre. La promesse de l'unité « en Christ » servait
d'alibi pour désarmer la rébellion des humiliés et des offensés : condamner, au
nom de l'amour, la révolte de l'esclave, c'est se rendre complice de
l'oppression du maître.
Le communisme seul,
comme l'écrivait Gorki, créera les conditions réelles d'une société où l'amour
cessera d'être une espérance ou une loi morale pour devenir la loi objective de
la société tout entière.
En dehors des exemples
européens, déjà invoqués par Marx et
Engels, comme par Maurice Thorez, il
suffit de rappeler l'histoire de l'Islam, qui signifie «
résignation » — et qui
fut néanmoins, dans sa période ascendante, une doctrine
de combat et de
conquête, déferlant comme un cyclone de la Mer de Chine
à l'Océan Atlantique.
Les mouvements de libération des peuples opprimés
fournissent, à notre époque,
des illustrations saisissantes de la thèse
marxiste-léniniste selon laquelle le
phénomène religieux, comme tout autre
phénomène, ne peut être étudié
« en soi
», en dehors des conditions historiques concrètes
pour chaque peuple et pour
chaque époque. Dans un grand nombre de ces peuples, alors que
les organisations
missionnaires européennes ou américaines jouaient en
général le rôle d'opium,
c'est-à-dire, en la circonstance, le rôle d'instrument
actif de la pénétration
et de la domination impérialiste, des mouvements religieux
autochtones
jouaient un rôle libérateur contre le colonialisme.
(I) Voir : Maurice
Thorez, Œuvra, tome XIV, p. 165-166.
Souvent les
premières luttes nationales ont été livrées au nom de Dieu avant d'être livrées
au nom de la patrie. La religion n'était pas un opium, paralysant les corn-battants
mais au contraire un stimulant inspirant la lutte et l'héroïsme, qu'il s'agisse
de la révolte des Cipayes dans l'Inde, de la rébellion des Taï pings en Chine,
du soulèvement du Mandi au Soudan.
Bien entendu, selon
la méthode définie en ce domaine par Engels, ces problèmes doivent être
examinés dans chaque cas concret.
Dans les mouvements
religieux des peuples opprimés, au cours de ce dernier demi-siècle, sous des
formes d'ailleurs syncrétiques (l'Islam ou même le Christianisme se
superposant à des formes religieuses antérieures et se transformant à leur
contact), l'aspect institutionnel, sacerdotal (et par conséquent conservateur)
de la religion passe souvent au second plan au profit de l'aspect prophétique.
L'affirmation religieuse revêt parfois alors le double aspect d'une opposition
à l'occupant et d'un retour au fondamental ou au total, au sens où le pensait,
par exemple, Ben Badis.
Le prophétisme,
chez les peuples colonisés, a joué tantôt le rôle d'une doctrine de « salut »,
se détournant de la terre et offrant une compensation céleste aux misères de
l'oppression, tantôt le rôle d'une utopie, débouchant parfois sur un appel à la
« guerre sainte » contre l'occupant.
C'est pourquoi le
problème est très complexe.
Tantôt la religion
a servi de prétexte à la collaboration la plus servile avec l'occupant, tantôt
elle a été le levain du mouvement national. Il a pu arriver que le même
mouvement joue des rôles radicalement opposés à des moments différents du
développement.
Aujourd'hui encore,
comme le soulignait Bachir Hadj Ali
dans son étude sur Le socialisme et l'Islam, où il évoquait celles des
traditions islamiques qui ont joué un rôle progressif et dont les
révolutionnaires algériens sont les héritiers et les continuateurs, la religion
joue un rôle différent dans les divers pays arabes, selon qu'il s'agit du
Pakistan ou de l'Irak, de l'Égypte ou de l'Algérie. Si dans tel pays arabe la
religion sert de justification idéologique à l'institution d'une théocratie
foncièrement réactionnaire, il n'en est pas nécessairement de même en Algérie
où sont restées vivantes les traditions de lutte nationale des Oulémas et
notamment de Cheikh Ben Badis, où,
pendant la guerre de libération, le mouvement national, le socialisme et
l'Islam, ont réalisé une alliance durable et où les mêmes forces peuvent
travailler à la construction du socialisme.
Dans une telle
conjoncture, c'est, pour reprendre l'expression de Marx, sur l'aspect «
protestation contre la détresse réelle » qu'est mis l'accent, et cette
protestation religieuse, dans les conditions actuelles, prend une forme
militante, constructive.
Lorsqu'un
marxiste-léniniste prend clairement conscience de la signification de la
religion dans des conditions historiques déterminées, lorsqu'il sait voir
qu'elle n'est pas seulement une manière de se représenter le monde, mais aussi
une manière d'être présent à ce monde et de s'y comporter, il ne saurait nier
ou repousser les exigences profondes des croyants, même si ces exigences
s'expriment sous une forme mystifiée et se laissent dévoyer en acceptant des
satisfactions illusoires. Le rôle des marxistes-léninistes est au contraire de
prendre en charge ces exigences et de découvrir les moyens de leur satisfaction
réelle, de telle sorte que le communisme apparaisse aux masses croyantes comme
ce que Marx appelait, dans La question juive la « réalisation profane » du « fonds humain du christianisme ».
La lutte de classe
du prolétariat, en se donnant pour objectif la société sans classes et sans
Etat du communisme, crée, pour la première fois dans l'histoire du monde, les
conditions réelles permettant à chaque homme de devenir un homme, c'est à-dire
un centre de responsabilité et d'initiative historique, un créateur, une « personne
» disent les chrétiens, et d'instituer une communauté où la destruction des
racines économiques et sociales des antagonismes propres aux sociétés de
classes permettra une organisation planétaire des besoins, des ressources et
des espérances, et où sera possible une participation créatrice de chacun à la
réalisation du bonheur de tous, ce grand rêve chrétien de « communion des
saints » qui demeurait une illusion ou un alibi dans toutes les sociétés de
classes. Telle est la signification « spirituelle » du marxisme-léninisme et
du combat de classe du prolétariat.
Dès 1936, Maurice
Thorez écrivait :
La promesse d'un rédempteur illumine la
première page de l'histoire, dit le catholique.
L'espoir d'une cité universelle réconciliée
dans le travail et dans l'amour soutient l'effort des prolétaires qui luttent
pour le bonheur de tous les hommes, affirme le communiste (1).
C'est en ce sens
que nous écrivions, en 1949 :
Nous comprenons
parfaitement le besoin, né de la détresse, d'une communion parfaite et d'un amour
si total que l'homme solitaire et meurtri a pu le croire inaccessible et ne le
situer qu'en Dieu. Nous pensons même qu'II est beau que l'homme, dans sa
détresse, ait conçu de tels rêves, de tels espoirs, et l'amour infini du
Christ. Cet acte de foi prouve qu'il ne s'avoue jamais entièrement vaincu ; il
témoigne donc de sa grandeur. C'est pourquoi nous ne méprisons ni ne raillons
jamais le chrétien pour sa foi, pour son amour, pour ses rêves, pour ses
espoirs. Notre tâche, c'est de travailler et de combattre pour qu'ils ne
demeurent pas éternellement lointains ou illusoires. Notre tâche, c'est de
rapprocher l'homme de ses rêves les plus beaux et de ses espoirs les plus
grands, de l'en rapprocher réellement et pratiquement, afin que les chrétiens
même trouvent sur notre terre un commencement de leur ciel (2).
En 1965 nous
pouvons poser la question : est-ce que le Père Teilhard de Chardin, est-ce que
les chrétiens les plus avancés, ceux dont la poussée s'est fait sentir au
Concile, ne commencent pas à s'engager sur cette route avec nous ?
Il ne s'agit pas
d'une rencontre dans la confusion : nous n'avons nullement le désir de
reprendre les pauvres slogans démagogiques faisant de « Jésus, le premier
communiste », ou identifiant à la hâte, comme autrefois Lamennais, « la
transformation de la société » avec « l'établissement du Royaume de Dieu ».
Nous ne confondons pas davantage le « Point oméga » de Teilhard avec la société
sans classes.
Teilhard lui-même
rappelle à plusieurs reprises que
le terme vers
lequel se meut la Terre est au-delà, non seulement de chaque chose
individuelle, mais de l'ensemble des choses (3).
Ajoutons d'ailleurs
qu'il n'oppose nullement la foi en l'au-delà et le combat terrestre :
« Prise toute seule, la foi au Monde ne suffit
pas à mouvoir la terre en avant. Mais prise toute seule, à son tour, est-il
bien sûr que la foi chrétienne, dans son explication ancienne, suffise encore
à soulever le monde vers le Haut » ... (4)
Il ajoutait même :
« Comme j'aime à le dire, la synthèse du Dieu
(chrétien) de l'En-Haut, et du Dieu (marxiste) de l'En-avant voilà le seul Dieu
que nous puissions désormais adorer en esprit et en vérité » (5).
(1) Maurice Thorez
: Œuvres, tome XIV, p. 164-165.
(2) Roger Garaudy
L'Église, le communisme et les chrétiens (Éditions sociales 1949), p. 316.
(3) Teilhard de
Chardin La messe sur le monde (1923).
(4) Teilhard de
Chardin : L'avenir de l'homme, p. 344.
(5) Teilhard de
Chardin : Lettre de New-York du 2 avril 1952.
Si audacieuse et
compréhensive que soit, pour un chrétien, cette formule, un marxiste ne peut
l'accepter ni dans sa forme ni dans son contenu, car son mouvement « en avant »
n'est pas inspiré par une foi religieuse, et il répudie le Dieu de « L'En-Haut
».
C'est là
précisément qu'il y a, entre chrétiens et marxistes, une opposition de
principe, irréductible : nous ne pensons pas, nous marxistes, qu'il y ait un
terme à la marche des hommes. Le communisme n'est pas pour nous la fin de
l'histoire mais la fin de la préhistoire et le commencement d'une histoire
proprement humaine aux horizons sans fin. Nous pensons moins encore que ce
terme puisse être « au-delà » : athées, rien ne nous est promis et personne ne
nous attend.
La rencontre ne
peut donc s'opérer sur ce terrain. Si les positions se rapprochent, c'est que
des chrétiens dé plus en plus nombreux accordent une importance croissante aux
« dimensions terrestres » de l'homme, ou, comme le dit Teilhard, « se
convertissent aux espérances de la terre ». Il ajoute même :
Un jour, il y a
déjà deux mille ans, les Papes, disant adieu au monde romain, se décidèrent à «
passer aux barbares s. Un geste semblable, et plus profond, n'est-il pas
attendu aujourd'hui (1).
Il, serait certes
ridicule de dire ou de penser que l'Église en est là, même dans les relatives
audaces de ce Concile. Mais dans la mesure où, dans les masses chrétiennes, la
poussée devient de plus en plus forte pour refuser toute intervention dans le
domaine des sciences, pour ne pas voir dans le progrès technique une tentation
de Satan mais l'affirmation légitime du pouvoir et de la, grandeur de l'homme,
pour ne plus sanctifier la hiérarchie des classes sociales et l'inégalité
sociale comme une institution voulue par Dieu en expiation du péché, pour ne
plus considérer la propriété privée des moyens de production comme une garantie
de la liberté de la personne, pour ne plus jeter l'anathème contre le
socialisme et le communisme mais au contraire pour reconnaître en eux une
organisation des rapports humains supérieurs au capitalisme, pour ne plus
considérer comme concupiscence suspecte l'amour de la vie, du savoir, du
bonheur ; dans la mesure où cette poussée des masses chrétiennes deviendra
assez forte pour desserrer et pour briser l'étreinte des puissances économiques
et politiques qui
solidarisent le
destin de l'Église avec celui de leurs privilèges, une perspective immense de
combat et de travail commun nous est ouverte.
Alors le problème
des rapports entre chrétiens et communistes ne se posera plus seulement en
termes de dialogue, mais dans une perspective d'enseignement mutuel et
d'émulation pour assurer, contre les forces du passé et contre les forces de mort,
la construction sans fin d'une cité des hommes.
Le Père Teilhard
est déjà citoyen d'une telle cité, lui qui n'a cessé d'appeler au front commun de tous ceux qui croient que
l'univers avance encore, et que nous sommes chargés de le faire avancer » (1).
(I) Teilhard de
Chardin : Quelques réflexions sur la conversion du monde, 1936.
Roger GARAUDY.
Directeur du Centre d'Etudes et de Recherches Marxistes.
(I) Ibidem, p. 202.
Karl Marx: De l'attitude du l'Observateur rhénan=Sur religion, 8