LE PÈRE TEILHARD, LE CONCILE ET LES MARXISTES

 in Revue EUROPE Avril Mai 1965 

Dix ans après la mort du Père Teilhard de Chardin l'orientation du Concile nous permet de mieux comprendre le rôle de précurseur et d' éveilleur du Père Teilhard dans la conscience des chrétiens de la deuxième moitié du XXe siècle.

Nous ne reviendrons pas, ici, sur l'exposé que nous avons fait, il y a cinq ans (5), des points de recoupement de la pensée de Teilhard et du marxisme, et de l'opposition fondamentale des deux conceptions du monde, car il me paraît plus important, en 1965, d'étudier le

cheminement des idées du Père dans l'Église conciliaire.

(1) Texte original : « All I want to say can be summed up in three phrases-Some (the old-fashioned Christians) say Await the return of Christ. Others (the Marxists) reply : Achieve the World. And the third (the neo-catholics) think : In order that Christ can return, we must achieve the World. »

(2) Les Implications politiques de la pensée de Pierre Teilhard de Chardin. (Diplôme d'Études Supé­rieures de Science politique, Paris, 1962, p. 11, texte dactylographié).

(3) Tout pour l'Homme, tout pour l'Unité.

(4) Tout pour l'Homme, tout pour l'Unité, c'est-à-dire le Christ.

(5) R. Garaudy, Perspective de l'homme, P.U.F. 1959. p. 170 à 203.

 

Il suffit de rappeler ce qu'il y avait de plus neuf et de plus stimulant dans l'œuvre de Teilhard :

1. L'affirmation de l'autonomie de la science par rapport à une théologie traditionnelle. Etendant à toute la nature les thèses maîtresses du transformisme : tout se meut, tout est en action réciproque, le mouvement s'opère par bonds qualitatifs, Teilhard admettait que la science pouvait parfaitement expliquer le passage de la matière inanimée à la matière vivante, et qu'elle réaliserait tôt ou tard ce passage « in vitro » ; il reconnaissait de même que la science pouvait parfaitement expliquer le passage de l'être vivant à l'être pensant.

2. L'affirmation d'un optimisme moral radical était le corollaire de cette conception transformiste du phénomène humain que" Teilhard extrapolait en direction de l'avenir. De là découlaient' des conséquences pratiques capitales : un appel constant à la recherche et au travail, une exaltation de l'énergie et du pouvoir de l'homme dans toutes ses entreprises pour transformer la nature, la société et lui-même.

En combattant une défiance, devenue traditionnelle dans l'Église à l'égard de la science et à l'égard de la joie de vivre, le Père Teilhard ouvrait la perspective d'un dialogue fécond et constructif entre chrétiens et marxistes.

Sans doute, dans sa synthèse scientifique comme dans son optimisme, le Père Teilhard introduit des thèmes théologiques : lorsque, par exemple, dans ce qu'il veut être une pure phénoménologie du mouvement ascendant de la nature vers des formes d'organisation de plus en plus complexes, il utilise la notion d'énergie « radiale » qui oriente du dedans l'évolution de la matière, il est clair que la pensée scientifique de Teilhard est « parasitée par une conception philosophique qui introduit dans la nature une forme d'énergie orientée que la science ne peut reconnaître ni cautionner. » (1) Il en est de même en morale : « Ce n'est pas seulement au terme qu'il découvre Dieu, il le voit à la source de tout le mouvement : le monde est « appelé » par « en haut » (2). C'est pourquoi nous étions amenés à conclure : « La pensée de Teilhard est fondamentalement opposée au marxisme » (1).

(1) Perspectives de l'homme, p. 178.

(2) Ibidem p. 197.

Nous n'aurions rien à ajouter ou à retrancher d'essentiel à ce que nous disions alors de cette opposition de principe et des perspectives de dialogue ouvertes par l'œuvre de Teilhard, si les changements profonds qui se sont opérés depuis cinq ans dans la conscience de millions de chrétiens et l'écho qui en est parvenu au Concile, n'avaient apporté une éclatante vérification historique de cette appréciation du rôle de la pensée du Père Teilhard de Chardin.

S'il était besoin de souligner la nouveauté de ce que cette pensée apportait dans l'Église, il suffirait de rappeler à quel barrage elle s'est heurtée : il a été interdit au Père Teilhard, pendant toute sa vie, de publier tout ouvrage touchant à la philosophie ou à la théologie.

Le milieu divin, l'Energie humaine, Le groupe zoologique humain, Le phénomène humain, n'ont pu être édités qu'après sa mort. En 1950 l'Encyclique « Humani gene­ris » du Pape Pie XII, était directement dirigée contre les conceptions du Père Teilhard, et un décret du Saint-Office du 6 décembre 1957 décidait :

« Les livres du Père Teilhard de Chardin, S.J., doivent être retirés des bibliothèques des séminaires et des institutions religieuses ; on ne doit pas les tenir en vente dans les librairies catholiques, et on ne doit pas en faire des traductions dans d'autres langues ».

Cela même nous permet de mesurer le chemin parcouru : au cours de ces dernières années les œuvres du Père Teilhard sont parmi celles qui ont obtenu les plus éclatants succès de librairie, et elles ont pénétré si profondément dans la vie du catholicisme actuel que leur esprit a maintes fois affleuré dans les débats du Concile. Nous pouvons donc aujourd'hui apprécier l'influence historique du Père Teilhard et son rôle dans le dialogue entre chrétiens et marxistes.

Les objections qui nous étaient opposées il y a quatre ans ou cinq ans ont été réfutées par les faits eux-mêmes. Certains, soit parmi les catholiques intégristes, soit chez des marxistes, estimaient qu'il ne suffisait pas de montrer les insuffisances scientifiques ou les faiblesses philosophiques de l'œuvre de Teilhard, mais que cette critique devait être mise au premier plan afin de récuser en bloc cette pensée •dangereuse ». C'était ne voir que le petit côté des choses. Du point de vue scientifique certaines thèses du Père Teilhard (comme la notion d'

« énergie radicale » que nous avons déjà citée) réintroduisaient en effet un finalisme latent, même si le Père Teilhard s'en défendait vigoureusement, et plus encore sa conception théologique du « point oméga ». Du point de vue philosophique, l'éclectisme de la juxtaposition d'une « phénoménologie de la nature » qui a souvent des allures « scientistes », et de ce finalisme théologique, ne peut satisfaire aux exigences d'une méthode scientifique en philosophie. Cela, il fallait le dire, et nous l'avons dit. Mais ce n'est pas l'essentiel. Car ce qui est infiniment plus important, dans la pensée de Teilhard, c'est son caractère ouvert : elle ne prétend pas se figer en un système ; chacune de ses thèses maîtresses porte en elle l'exigence de son propre dépassement. Lorsque, par exemple. Teilhard affirme l'autonomie de la science par rapport à la théologie, il importe peu, finalement, que lui-même fasse une entorse à son propre principe. D'ailleurs avec une grande loyauté il sera amené, par exemple, à reconnaître l'inconsistance de sa notion d'énergie radiale. Et qui songe, en fermant Le phénomène humain, à ces quelques notes (sont-elles même de lui ou de quelque théologien soucieux d'écarter la foudre ?) où, après avoir montré comment pouvait s'expliquer de façon purement scientifique le passage de la matière inorganique à la matière vivante, et de la vie à la cons­cience, l'on nous dit :

« Rien n'empêche le penseur spiritualiste - pour des raisons d'ordre supérieur et à un temps ultérieur de sa dialectique - de placer sous le voile phénoménal d'une transformation révolutionnaire, telle opération « créatrice » et telle « intervention spéciale » qu'on voudra (1).

Rien n'empêche... certes, sauf que Teilhard lui-même vient, dans son texte, de montrer que, du point de vue scientifique, cette hypothèse est radicalement inutile pour rendre compte de l'apparition de la vie ou de l'apparition de la conscience.

Ce qui demeure, — et c'est par là que le Père Teilhard a fait la brêche —, c'est que la théologie est invitée à évacuer complètement le terrain de la science. Déjà, en 1950, lors de la publication de l'Encyclique « Humani generis », un grand spécialiste catholique de la préhis toire écrivait très respectueusement au Pape qu'il avait lu « avec une douloureuse inquiétude les directives... au sujet des origines de l'homme » et qu'il craignait « de voir se creuser à nouveau le fossé entre la science et la foi ».

(1)  Teilhard de Chardin, Le phénomène humain, p. 186.

L'impulsion donnée par Teilhard en ce domaine est irréversible. Non seulement les immixions de la théologie sur le plan de la science sont de plus en plus mal suppor­tées par les catholiques, mais l'exigence se fait jour d'une véritable autocritique de l'Église en ce qui concerne les interventions illégitimes du passé. D'une manière très significative le problème de la réhabilitation de Galilée a été posé au Concile. L'évêque de Strasbourg, Monsei­gneur Elchinger a déclaré :

« De toutes ces déficiences, le cas de Galilée demeure un symbole dans l'histoire des temps modernes. Ce serait un geste éloquent si l'Église, en cette année qui marque le quatrième centenaire de la naissance de Galilée, acceptait humblement de le réhabiliter » (1).

D'autres encore objectaient : « l'utilisation de Teilhard dans l'Église est pure manœuvre tactique ! Devant la nécessité de battre en retraite devant la science et devant les espérances terrestres des classes et des peuples en lutte pour leur émancipation, le teilhardisme apporte une position de repli inespérée pour retenir des chrétiens prêts à s'éloigner d'une Église sclérosée dans des attitudes périmées. » Qui donc a jamais nié que si l'Église opère ce mouvement c'est sous la poussée des exigences de l'histoire, des progrès de plus en plus rapides de la science et de la technique, de la construction du socialisme, des luttes de la classe ouvrière, des mouvements de libération des peuples opprimés ? La question est de savoir si l'influence de la pensée de Teilhard freine ou accélère ce mouvement.

Ici encore la réponse n'est pas douteuse.

Nous avons vu déjà combien la conception du monde de Teilhard sape le terrain sur lequel s'appuyaient les vieilles thèses « créationnistes ».

Mais quelle place laissent-elles aux  « miracles » ? Ecoutons Teilhard :

« Les apologètes classiques se sont principalement appuyés sur les miracles, dont l'apparition serait, à les croire, le « réactif » propre de la « vraie » religion... Nous devons bien reconnaître que la considération du miracle a cessé d'agir efficacement sur nos esprits. Sa constatation soulève tellement de difficultés historiques ou physiques que nombreux sont probablement les chrétiens qui, à l'heure présente, demeurent croyants non pas à cause mais en dépit des prodiges relatés dans l'Ecri­ture » (2).

2)) Teilhard de Chardin le Christianisme dans le monde, Pékin, mai 1933.

 

Ici encore, même si Teilhard a pris la précaution d'in­sérer une réserve (comme pour l'apparition de la vie ou de la conscience) « sans nier, tout au contraire, la possi­bilité d'un assouplissement des déterminismes », ce qui demeure c'est la confiance profonde dans les lois de la nature et non la tentative de glisser la foi dans les lacunes provisoires de notre savoir.

Cela est plus évident encore en ce qui concerne la morale. Nous avons déjà souligné, en 1959, que l'un des reproches les plus graves qu'un marxiste puisse faire à Teilhard, c'est d'avoir sous-estimé (sinon méconnu) la spécificité du social, du niveau historique, avec ses lois propres et ses aliénations, que sa perspective essentiellement biologique l'empêche de voir, et d'où découlent les plus graves confusions dès qu'il formule des apprécia­tions politiques sur le fascisme, sur la démocratie, sur le communisme. Mais, sans oublier cela, il faut bien recon­naître que ce qui a été historiquement retenu de la pensée de Teilhard sur ce plan, ce ne sont pas quelques passages anecdotiques contenant quelques énormités sur la signi- fication du fascisme par exemple, ou quelques textes attestant son ignorance du marxisme, mais son attitude fondamentale devant la vie, sa confiance dans l'avenir, ses appels au déploiement de toutes les énergies humaines pour la transformation de la terre et la conquête de la

joie.

Sa conception de Dieu est significative : Dieu non pas en négation mais en prolongement du monde (1).

Il ajoute très lucidement : la logique vivante de cette espérance va très loin.

1 – le Monde du 6 novembre 1964

Teilhard esquisse les conséquences de cette « logique vivante » : le Christ, écrit-il,

devient la flamme de l'Effort humain. Autrement dit il se découvre comme la forme de Foi la plus appropriée aux besoins modernes, une religion pour le progrès, la religion même du progrès de la Terre, j'ose- rais dire : la religion même de l'Évolution (2).

Sans doute le R. P. de Lubac, soucieux — trop peut-être — de rassurer les intégristes tout en reconnaissant chez le Père Teilhard une tendance à accorder « une importance excessive... aux dimensions matérielles du monde » (1), met un peu trop de textes sur le compte des « insuffisances de langage » de Teilhard comme s'il voulait lui faire pardonner ses audaces de pensée.

(1) Teilhard de Chardin, Le christianisme dans le monde, Pékin, mai 1933.

(2) Teilhard de Chardin Quelques réflexions sur la conversion du monde. Pékin, 9 octobre 1936,

Le R. P. de Lubac est amené à faire silence sur les textes où le Père Teilhard n'hésite pas à évoquer les perspectives d'un «christianisme rajeuni» (2) et à préciser en quoi consiste le rajeunissement.

Beaucoup de chrétiens commencent à sentir que l'image qu'on leur présente de Dieu n'est plus digne de l'Univers que nous connaissons (3).

Consacrant un chapitre de son livre à « l'optimisme », le R. P. de Lubac ne donne pas le texte capital du Père Teilhard, sur ce point : « Christologie et évolution », qui pose en termes nouveaux (c'est le moins qu'on puisse dire) la question du « péché originel ».

Nous citerons longuement ce texte car c'est l'un de ceux dont les conséquences sont de grande portée, sur le plan non seulement moral, mais social et politique :

Lorsqu'on cherche à vivre et à penser, de toute son âme moderne, le christianisme, les premières résistances que l'on rencontre viennent toujours du péché originel. Ceci est vrai d'abord du chercheur, pour qui la représentation traditionnelle de la chute barre décidément la route à tout progrès dans le sens d'une large perspective du monde. C'est en effet pour sauver la lettre du récit de la Faute qu'on s'acharne à défendre la réalité concrète du premier couple. Mais... il y a plus grave encore. Non seulement, pour le savant chrétien, l'histoire, afin d'ac­cepter Adam et Eve, doit s'étrangler d'une manière irréelle au niveau de l'apparition de l'homme, mais, dans un domaine plus immédiatement vivant, celui des croyances, le Péché originel, sous la figure actuelle, contrarie à chaque instant l'épanouissement de notre religion. Il coupe les ailes de nos espérances, il nous ramène chaque fois inexorablement, vers les ombres dominantes de la réparation et de l'expiation. ...Le péché originel, imaginé sous les traits qu'on lui prête encore aujourd'hui, est le vêtement étroit où étouffent à la fois nos pensées et nos coeurs... Si le dogme du péché originel nous ligote et nous anémie, c'est tout simplement que, dans son expression actuelle, il représente une survivance des vues statiques périmées au sein de notre pensée devenue évolutionniste. L'idée de chute n'est en effet, au fond, qu'un essai d'explication du mal dans un univers fixiste... En fait, en dépit des distinctions subtiles de la théologie, le christianisme s'est développé sous l'impression dominante que tout le mal, autour de nous, était né d'une faute initiale. Dogmatiquement nous vivons dans l'atmosphère d'un Univers où la principale affaire était de réparer et d'expier... Pour toutes sortes de raisons scientifiques, morales et religieuses, la figuration classique de la Chute n'est déjà plus pour nous qu'un joug et une affirmation verbale, dont nous ne nourrissons ni nos esprits ni nos coeurs.

Après avoir souligné les conséquences conservatrices de cette conception du péché originel et des attitudes d'expiation et de résignation qui en découlent, le Père Teilhard ajoute, dans le même texte :

On nous a trop parlé d'agneaux. J'aimerais voir un peu sortir les lions. Trop de douceur et pas assez de force. Ainsi résumerai-je symboliquement mes impressions et ma thèse en abordant la question du réajustement au monde moderne de la doctrine évangélique.

 

(1) R P. de Lubac. La pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin (1964), 90.

(2) Teilhard de Chardin Quelques réflexions sur la conversion du monde. Pékin,  1936.

(3) Ibidem.

J'ai cité longuement ce texte capital du Père Teilhard de Chardin parce qu'il posait déjà, dans toute sa force, le problème de l'ajustement, de la mise à jour, de l'« ag­giornamento » de l'Église.

Dans la suite de ce texte le Père Teilhard déploie les conséquences pratiques découlant de la conception moderne du monde.

Nous nous plaisons à penser, nous autres chrétiens, poursuivit-il, que si tant de gentils demeurent éloignés de la foi, c'est parce que l'idéal qu'on leur prêche est trop parfait et et trop difficile. Ceci est une illu­sion. Une noble difficulté a toujours fasciné les âmes. Témoin de nos jours, le communisme qui, progresse au milieu des martyrs... En fait, les meilleurs des incroyants que je connais penseraient déchoir de leur idéal moral s'ils faisaient le geste de se convertir.

Recherchant les moyens de « réajuster » l'Église au monde nouveau, le Père Teilhard ajoutait :

D'un mot nous pouvons répondre en devenant, pour Dieu, les sup­ports de l'évolution. Jusqu'ici le chrétien était élevé dans l'impression que, pour atteindre Dieu, il devait tout lâcher. Maintenant il découvre qu'il ne saurait se sauver qu'au travers et en prolongement de l'univers...

Adorer, autrefois, c'était préférer Dieu aux choses en les lui référant et en les lui sacrifiant. Adorer, maintenant, cela devient se vouer corps et âme à l'acte créateur en s'associant à lui pour achever le monde par l'effort et par la recherche.

...Etre détaché, autrefois, c'était se désintéresser des choses et n'en - prendre que le moins possible. Etre détaché ce sera, de plus en plus, dépasser successivement toute vérité et toute beauté, par la force„ justement, de l'amour qu'on leur porte.

Etre résigné, autrefois, cela pouvait signifier acceptation passive des conditions présentes 'de l'Univers. Etre résigné, maintenant, ne sera plus permis qu'aux lutteurs défaillants entre les mains de l'Ange,

Le Père Teilhard concluait :

Cet évangélisme n'a plus aucune odeur de l'opium, qu'on nous reproche si amèrement (et avec un certain droit) de verser aux foules.

Il y a là, je crois, la clé de l'apologétique du Père Teilhard de Chardin.

Cette apologétique, comme le soulignait l'abbé Lauren tin dans un article sur le livre du R. P. de Luba consiste à renoncer, au départ, à tout ce qui n'est pa partagé par l'interlocuteur, à se situer sur le terrain de l'incroyant afin de faire route avec lui précisément à partir de ce qu'il peut partager d'emblée.

C'est ce qui conduit le Père Teilhard à écrire dans un texte rédigé en Chine en 1934 :

Si, par suite de quelque renversement intérieur, je venais à perdre ma foi au Christ, ma foi en un Dieu personnel, ma foi en l'esprit, il me semble que je continuerais à croire au monde. Le monde (la valeur, l'infaillibilité, et la bonté du monde) telle est, en définitive, la première et la seule chose en laquelle je crois.

Le propre d'une telle apologétique est de partir de l'homme, de son action, de ce qui anime cette action, pour en dégager les implications, au lieu de partir « d'en-haut » ou d'une vérité toute faite, « donnée », que l'on prétendrait apporter de l'extérieur.

L'un des mérites essentiels du Père Teilhard, c'est d'avoir parlé du christianisme aux incroyants dans un langage de notre temps et d'avoir permis à ces incroyants comme aux chrétiens, en secouant la poussière des siècles, de prendre plus aisément conscience, de ce qui, dans l'enseignement traditionnel de l'Église, était mythologi­que, lié à une conception du monde périmée, et de ce qui est fondamental et qui peut et doit être intégré à un humanisme authentique.

Lorsque, consciemment, un homme travaille et lutte avec la volonté de conquérir le bonheur sur la terre et 4Ç le conquérir pour tous, lorsque, dans ce travail et ce combat, il accepte de donner sa vie, mettant la conquête 'du bonheur de tous au-dessus de son intérêt personnel :e de sa vie, lorsqu'il fait ainsi entrer la mort même dans le plan volontaire de sa vie et lui donne un sens, cet brame atteint, dans sa vie même, l'immortalité, car il mis dans le monde, et pour toujours, son empreinte, a apporté quelque chose de personnel à la construction l'avenir de tous, son acte retentit sur le destin l'humanité : son action continue à faire sentir ses est non seulement dans la mémoire des hommes, mais ns leur vie. Lorsque l'homme montre ainsi, par son action, que sa responsabilité « ne s'éteint pas avec la partition corporelle de l'individu », comme l'écrivait Henri Wallon (1), il témoigne, par son acte, d'une valeur laquelle la

« résurrection des corps » ne peut rien ajouter.

a seule vraie mort écrivait Teilhard, la bonne mort, est un pars-»me de vie elle s'obtient par l'effort acharné des vivants (2).

Henri Wallon  Mort et survie. Dans « Le courrier rationaliste» du 25 décembre 1960. -Teilhard de Chardin : Vie et planètes. Pékin 10/3/1945. Cité par le R. P. de Lubac, o. c., p. 67,

L'attitude des communistes devant la mort en témoi­gne, comme le montrent les lettres des fusillés, celles de Jacques Decour ou de Lacazette, celles de Sémard ou de Péri.

Le jeune communiste grec, Yanis Tsitsilonis, fusillé à vingt ans, écrivait à sa mère :

« Dans quelques minutes le jour se lèvera et le soleil, le nouveau soleil, brillera sur vous tous, sur la nature, sur la vie. Et de ses rayons ardents il réchauffera aussi la terre froide, la tombe fratche oh nous reposerons... L'homme qui donne sa vie pour un idéal élevé ne meurt jamais et celui qui a su vivre saura aussi mourir... Lorsque le jour de la liberté viendra, lorsque le carillon lancera son message de joie et de victoire, tu te diras alors, ma mère, que c'est Yannis ton enfant, qui le fait sonner ».

Est-il certitude plus noble de l'immortalité ? Est-il affirmation plus haute de la présence  du sentiment de responsabilité person­nelle à l'égard de ce Tout : Tout en un seul homme ? Dira-t-on que c'est là un apport historique du Chris­tianisme ? Nous en convenons volontiers. Dans les reli­gions primitives celles d'hommes pour qui la nature est une force écrasante, l'homme demeure prisonnier de la nature. Pour l'humanisme grec, la totalité la plus vaste à laquelle l'individu est appelé à se sacrifier est la cité, la communauté des citoyens, qui exclut les esclaves et qui exclut les barbares. Avec la naissance du christia­nisme apparaît pour la première fois dans notre histoire l'appel à une communauté humaine sans limite, à une totalité qui englobe toutes les totalités. Ce n'est encore, soulignons-le, qu'une aspiration, une espérance, car le christianisme primitif s'il abolit « en esprit » la distinction entre esclaves et hommes libres, ne lutte nullement pour l'abolir en fait. C'est une religion des esclaves, ce n'est pas une révolution des esclaves.

Néanmoins, même s'il faut attendre des siècles pour que cette aspiration à une parfaite réciprocité des cons­ciences commence à se réaliser effectivement, et non pas grâce à l'Église mais contre elle, dans les hérésies d'abord, comme avec Thomas Munzer, puis dans les luttes révo-, lutionnaires et les révolutions socialistes, il n'en reste' pas moins que, selon l'expression d'Engels, l'apparition du christianisme

représentait une phase toute nouvelle de l'évolution religieuse, appe­lée à devenir un des éléments les plus révolutionnaires dans l'histoir de l'esprit humain. (1)

(1) Engels: Contribution à l'histoire du christianisme primitif (18944895). Dans Sur la relis (Textes de Marx et Engels) Editions Sociales, p. 322.

Pour la première fois était proclamé, même si l'on ne tirait pas encore les conséquences de ce principe, que l'on n'est pas esclave par nature, et que l'esclave est un homme, alors que même pour les plus grands génies de la Grèce, comme Platon ou Aristote, l'esclave n'est qu'un objet, un « outil parlant » .

Ce ferment n'a pas cessé d'agir, même si c'est une fois encore par des forces que combat l'Église que « le fonds humain du christianisme se réalise de façon profane », comme écrit Marx dans La question juive.

Le Père Teilhard a rendu le dialogue possible et fécond précisément parce que sa conception de l'apologétique repose avant tout sur ce rappel au fondamental.

Par rapport à des formes médiévales et superstitieuses du christianisme, la polémique athée en reste au niveau des matérialistes français du XVIIIe siècle s'attachant à réaliser une tâche indispensable : en finir avec des supers­titions absurdes et meurtrières en contradiction avec les exigences les plus élémentaires de la science. Ce com­bat n'est d'ailleurs pas terminé : Lénine rappelait, pour la Russie de 1917, l'actualité d'une critique à ce niveau, et, même dans la France d'aujourd'hui, les publications religieuses « populaires » à fort tirage continuent à pro­pager une idéologie moyenâgeuse liée à une politique férocement réactionnaire et anticommuniste, dont l'un des symboles les plus agressifs est la Vierge miraculeuse de Fatima. (Et notons en passant que le Pape Paul VI, 'au moment même où il va à Bombay, envoie la « rose d'or » au sanctuaire de Fatima pour ménager les chré­tientés les plus arriérées.)

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C'est dire combien il serait évidemment absurde de rétendre que le Concile et l'Église ont fait leurs les hèses du Père Teilhard. Néanmoins il convient de rappeler qu'avant la première session, sur un rapport préparé ar la Commission théologique et présenté par Pinté­iste cardinal Ottaviani, le 22 janvier 1962, la Commis-Ion centrale préconciliaire avait rejeté brutalement la tentative « d'exalter un nouvel humanisme » et, — précisant l'attaque contre Teilhard, — rappelé que l'Encyclique « Humani generis » de Pie XII, avait déclaré inacceptable pour un catholique le polygénisme « qui est contraire aux sources mêmes de la Révélation » parce

que, pour des raisons scientifiques, il refuse de considérer que l'espèce humaine a pour origine un seul , et parce que, pour des raisons morales, il « admet diffi­cilement l'idée d'une nature humaine marquée du péché originel et, par conséquent, affaiblie et corrompue » (1). Or non seulement cette menace d fi ri a été écartée par le Concile mais, à la fin de la deuxième session, de nombreux orateurs ont fait référence à Teilhard.

Certains des textes votés rendent un son nouveau.

Par exemple le texte sur les religions aborde la question des sources de la pensée religieuse en partant des b et des aspirations des hommes :

Les hommes attendent des diverses religions une réponse aux énigmes de la condition humaine... les autres religions qu'on trouve de par le monde rendent de diverses façons de l'inquiétude du cœur des hommes (2).

L'Encyclique « Pacem in terris » de Jean XXIII don- nait pour tâche à l'Église de « servir le monde III cyclique « Ecclesiam. suam. », de Paul VI, bien qu'elle donne un coup de frein au mouvement favorisé par « Pacem in terris », reconnaît pourtant le caractère irréver-sible de ce mouvement puisqu'une grande part du texte est consacrée au « dialogue » entre l'Église et le ent d' a monde. Le refus de condamner Teilhard, le commencement  autocritique, à propos de Galilée comme à propos de l'Église au temps de la Réforme protestante, les textes sur les juifs bien qu'ils ne comportent pas encore d nouvelle s'autocritique sur l'antisémitisme chrétien, l'orientation  la liberté de conscience, si timide soit-elle et si contre- dite qu'elle soit encore par les faits, l'assouplisse mette, des thèses sur la propriété privée (bien qu'elle ne  pas en cause

« Mater et Magistra »), le refus d' une e nouvelle condamnation du communisme, tout cela estjusqu'ici plus riche de promesses que de réalisations, mais témoigne de cette « nouvelle poussée humaine » (3) que ressent si fort le Père Teilhard, et qui affleure au Concile.

 « L'aggiornamento » n'est encore qu'une espéra Mais nul ne saurait douter que le mouvement engagé est irréversible, et moins encore les marxistes pour se développer : nos interlocuteurs seront de moins en moins des intégristes du genre d'Ottaviani et de plus en plus des chrétiens inspirés de l'esprit du Père Teilhard. ce qui importe, c'est ce qui est en train de naître et de

(1) Voir : Documentation catholique. N. 1370, du 18 février 1962, p. 240.

(2) Cité d'après Le Monde du 21 novembre 1964.

(3) Teilhard de Chardin Quelques réflexions sur la conversion du monde.

Dès que commence le dialogue avec le réel, il a sa logi­que ou plutôt sa dialectique interne. Et cette logique implique la possibilité d'un commencement de désaliénation religieuse à l'intérieur même de l'Église. Des révisions théologiques aussi profondes que celles de Tillich, de Bultmann, de Robinson, nous donnent une idée de l'ampleur possible de cette mutation sous la pression des changements qui s'opèrent à notre époque dans les rapports des hommes avec la nature (puissance de l'homme qui s'affirme dans les sciences et les techniques) et dans les rapports des hommes entre eux (succès des révolutions socialistes et des mouvements de libération nationale).

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La réflexion sur la pensée de Teilhard et sur les changements survenus dans la conscience chrétienne à notre époque, de même que la réflexion sur le rôle complexe joué par la religion dans les mouvements de libération nationale, conduisent nécessairement les marxistes à penser dans l'esprit de notre temps leur attitude à l'égard le la religion.

'Le point de départ de cette réflexion c'est que la formule fameuse : « La religion, c'est l'opium du peuple », laquelle, trop souvent, l'on prétend réduire la conception Marxiste de la religion, ne peut être interprétée comme une définition de la religion, une définition métaphysique de son « essence », qui serait valable partout et toujours. Cette formule résume une expérience réelle dans une iode historique déterminée et dans une aire géographique déterminée.

Il est aisé de le démontrer, à la fois par une lecture de 'ensemble des textes de Marx, et par une étude historique du fait religieux — étude commencée d'ailleurs par ,7Z et. Engels eux-mêmes et qui trouve, à notre époque confirmation éclatante.

tons d'abord que cette formule (la religion est opium du peuple) se trouve dans un texte de 1843, introduction à la critique de la philosophie du droit, 'elle n'a jamais été reprise par la suite par' Marx et Engels.

Or, en 1843, Marx a vingt-cinq ans, il n'a même pas encore écrit ses fameux Manuscrits économiques et philosophiques qui sont de 1844. En 1843, Marx n'est pas encore marxiste. C'est l'époque dont Engels dira : « Nous étions tous feuerbachiens. »

De fait la formule de Marx et son contexte constituent un démarquage des formules de Feuerbach, de ce Feuer­bach auquel Marx et Engels, lorsqu'ils poseront, trois ans plus tard, en 1846, dans L'idéologie allemande, les fondements du matérialisme historique, adresseront une critique de principe : il a traité en métaphysicien l'alié­nation religieuse.

L'erreur de Feuerbach, écrivent-ils (1), ce n'est pas d'avoir exprimé ce fait (l'aliénation religieuse, R.G.) mais de l'avoir idéalisé et rendu indépendant au lieu de l'interpréter comme le produit d'une période historique de développement déterminé et dépassable.

La faiblesse de la théorie de la religion chez Feuerbach, c'est d'être antihistorique et antidialectique.

Déjà d'ailleurs, dans 'le texte de Marx de 1843, bien qu'il demeure encore sur le plan spéculatif, il y a un premier correctif :

La détresse religieuse, écrit Marx, est, pour une part, l'expression de la détresse réelle, et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle (2).

Lorsque Marx et Engels, en pleine possession de leur doctrine, abordent de nouveau les problèmes religieux, cette dialectique « sur place » des textes de 1843, se déploie historiquement : ils ne parlent plus de « la » religion en général, à la manière de l'anthropologie de Feuerbach, et leurs analyses historiques montrent que les croyances • religieuses, précisément parce qu'elles expriment (comme reflet et comme protestation) des conditions historiques différentes, peuvent jouer un rôle différent aux diffé­rentes époques et qu'il ne serait pas scientifique de pro­jeter à toutes les époques de l'histoire une même concep­tion métaphysique de ce que Feuerbach appelait « l'es­sence de la religion ».

Engels, par exemple, dans ses Contributions à l'histoire du christianisme primitif, en 1894-1895, même avec les matériaux très limités dont il disposait alors, montrait remarquablement comment le christianisme primitif  était à ' la fois expression et protestation, et comment cette protestation, ne pouvant s'appuyer sur aucune force historique capable de résoudre les contradictions réelles, se projetait en espérance illusoire dans un autre monde. Il montre aussi comment, à partir de Constantin, cette religion joue un rôle radicalement différent : elle devient un instrument de domination d'une classe possédante après avoir exprimé la protestation impuissante et les espoirs des masses opprimées.

1-     Marx et Engels sur l’idéologie allemande Tome VII p.14  Ed. Coste

2 -  Marx et Engels:Sur la religion (Editions Sociales (P 42 ).      

Costa lorsqu'il traite en 1850 de la Guerre des paysans d'Allemagne au moment de la Réforme protestante, il montre comment une idéologie religieuse, dans des conditions historiques nouvelles, joue un rôle différent : elle sert de justification idéologique à une lutte révolutionnaire réelle. La protestation ici, prend une forme militante. L'hérésie est liée à l'insurrection.

Elle voulait, écrit Engels, que les conditions d'égalité du christianisme primitif soient reconnues comme normes pour la société civile. De l'égalité des hommes devant Dieu elle faisait découler l'égalité civile et même, en partie déjà, l'égalité des hommes (1).

Engels rappelle les thèmes de l'agitation révolution­naire de Thomas Munzer :

le ciel n'est pas quelque chose de l'au-delà, c'est dans notre vie même qu'il faut le chercher ; et la tâche des croyants est précisément d'établir ce ciel, le Royaume de Dieu sur la terre (2).

Pour Munzer, le royaume de Dieu n'était pas autre chose qu'une société où il n'y aurait plus aucune différence de classes, aucune pro­priété privée, aucun pouvoir d'Etat étranger, autonome, s'opposant aux membres de la société (3).

Lorsque éclate l'insurrection armée de l'automne 1518, la bannière des insurgés de Bundschuh porte l'inscription * Seigneur, soutiens ta justice divine » (4). Et Engels conclut :

Plus d'une secte commùniste moderne, encore à la veille de la Révo­lution de Mars (1848), ne disposait pas d'un arsenal théorique plus riche : que celui des sectes munzeriennes du XVIe siècle (5).

L'insurrection de Thomas Munzer n'est pas une excep­tion. Les idéologies religieuses ont joué un rôle révolu­tionnaire en bien d'autres cas, avant Munzer et après lui. Les luttes de Jean Hus en Bohème en fourniraient un autre exemple.

(1) Engels: La guerre des paysans. Éditions Sociales, p. 40.

(2) Ibidem, p. 48.

(3) Ibidem, p. 49.

(4) Ibidem, p. 61.

(5) Ibidem p. 49-50.

Engels, dans Socialisme utopique et socialisme scienti­fique (en 1892) et dans son Ludwig Feuerbach (en 1886) souligne que le rôle progressif de la Réforme, s'il s'arrête en Allemagne après l'écrasement de Munzer, se manifeste puissamment en d'autres pays :

Tandis qu'en Allemagne la Réforme luthérienne stagnait et menait le pays à la ruine, la Réforme calviniste servait de drapeau aux républi­cains à Genève, en Hollande, en Ecosse, libéra la Hollande du joug de l'Espagne et de l'Empire allemand, et fournit au deuxième acte de la Révolution bourgeoise qui se déroulait en Angleterre son costume idéologique (1).

Dans le même ouvrage Engels souligne que c'est seu­lement à partir de la fin du XVIIIe siècle que le christia­nisme dans son ensemble entre dans son dernier stade. Il était devenu incapable de servir à l'avenir de manteau idéologique aux aspirations d'une classe progres­sive quelconque ; il devient de plus en plus la propriété exclusive des classes dominantes qui l'emploient comme simple moyen de gouverne­ment pour tenir en lisière les classes inférieures (2).

Dans cette situation historique la formule de « l'opium du peuple » prend toute sa valeur. Lorsque Marx l'a lancée, en 1843, elle était tout particulièrement justifiée dans une Europe où régnait l'esprit de la « Sainte Allian­ce », mais elle demeure valable, pour cette Europe, dans une ère historique beaucoup plus vaste. La religion a joué à plein ce rôle d'opium du peuple dans la France d'Ancien Régime où la religion est un aspect de l'Etat ; elle se survit dans les chouanneries contre-révolution­naires. L'athée Napoléon utilise largement cette arme : « Mes gendarmes, mes évêques, mes préfets », disait-il. Avec la Restauration l'opium du peuple rentrera, avec les Emigrés, dans les fourgons de l'Étranger. Lorsque la classe ouvrière se manifestera comme une force auto­nome, menaçante pour les privilèges du capital, la bourgeoisie, jadis voltairienne et même athée, reviendra à l'Église non par foi en Dieu mais par peur du peuple.•Ce sera la loi Falloux et Thiers disant : « Entre le socia­lisme et les jésuites, je choisis les jésuites. » Après la Semaine sanglante, Paris sera voué au Sacré-Coeur en expiation de la Commune. Plus près de nous la religion sera le point de ralliement de toutes les forces réaction­naires, qu'il s'agisse de l'Affaire Dreyfus ou de l'avène­ment du pouvoir personnel de Pétain puis de de Gaulle,

(I) Engels Ludwig Feuerbach, dans le recueil Sur la religion, p. 259 (voir aussi p. 295). (2) Ibidem, p. 260.

auquel l'Episcopat a invariablement accordé son appui et en a été récompensé notamment par les privilèges accordés aux écoles confessionnelles.

Encore ne s'agit-il là que de la France, mais que dire de l'aide religieuse apportée à tous les fascismes par les divers épiscopats : à Mussolini par l'épiscopat italien, à Hitler par la conférence de Fulda des évêques allemands, à Franco pour sa rébellion, à Salazar pour sa dictature sanglante.

Ainsi depuis près de deux siècles et jusqu'à nos jours nous trouvons aisément des illustrations saisissantes à la page célèbre de Marx où, rappelant ce que fut le christianisme constantinien dans l'antiquité, le christianisme des Croi­sades, de l'Inquisition et de la Contre-Réforme, pour le Môyen Age et son déclin, le christianisme de la Sainte Alliance et des absolutismes, il écrit :Les principes sociaux du christianisme ont justifié l'esclavage antique, magnifié le servage féodal et s'entendent également, au besoin, à défendre l'oppression du prolétariat, même s'ils le font avec de petits airs navrés... Les principes sociaux du christianisme placent dans le ciel ce dédomma­gement de toutes les infamies, justifiant par là leur permanence sur cette terre (1).

En Russie, à la veille de la Révolution de 1917, l'Église orthodoxe donnait cette image de la religion et Lénine a pu, à bon droit, reprendre contre elle la formule de « l'opium du peuple ».

Lénine, à la différence de ce qu'il fit pour d'autres problèmes, économiques ou politiques, où il étudia l'ex­ploitation de l'homme par l'homme ou l'oppression étati­que dans d'autres formations économiques et sociales que dans le capitalisme, ne traite de la religion que dans le cadre du capitalisme. Il souligne le caractère histori­que de l'attitude marxiste : à la différence des anarchistes, dit-il, le marxisme envisagela lutte contre la religion 'non pas de façon abstraite, non pas sur le terrain 'd'abstraction purement théorique d'une propagande toujours égale à elle-même, mais de façon concrète, sur le terrain de la lutte de classe réellement en marche (2).

Il rappelle quela lutte contre la religion est la tâche historique de la bourgeoisie révolutionnaire,qu'il en fut ainsi en Occident, alors qu' en Russie... cette tâche aussi échoit presque entièrement à la classe ouvrière (1).

C'est pourquoi d'ailleurs les textes classiques du xvine siècle français conservent pour elle une précieuse actualité. Les deux seuls textes publics consacrés par Lénine à la question religieuse marquent, par leur titre même, qu'ils portent sur une période historique bien déterminée : De l'attitude du parti ouvrier en matière de religion, et Socialisme et religion.

Il n'aborde qu'une seule fois, et en quelques lignes d'ailleurs, le problème religieux en dehors des rapports de classe capitaliste. C'est pour mettre en garde Maxime Gorki, dans une lettre de décembre 1913, contre l'utili­sation possible de ses propos sur la religion dans un rapport de classes déterminé. Reprenant la thèse maîtresse de Marx et d'Engels il écrit :

Il fut un temps dans l'histoire où, malgré cette origine et cette signi­fication réelle de l'idée de Dieu, la lutte de la démocratie et du prolé­tariat empruntait la forme dela lutte d'une idée religieuse contre une autre. Mais ce temps est depuis longtemps révolu. Maintenant, en Europe et en Russie, toute défense ou justification de l'idée de Dieu, même la plus raffinée, la mieux intentionnée, est une justification de la réaction (2).

Ceci marque les limites historiques de la formule qu'il emploie au paragraphe suivant et qui, si elle était em­ployée en dehors de son contexte, s'écarterait de cette juste conception historique qui était celle de Marx :

L'idée de Dieu, écrit-il, a toujours endormi et émoussé les sentiments sociaux... Jamais l'idée de Dieu n'a s lié l'individu à la société s, mais elle a toujours lié les classes opprimées en les faisant croire à l'essence divine des oppresseurs (3).

La thèse (d'ailleurs jamais formulée par Lénine dans un texte public) selon laquelle la religion en tous temps et en tous lieux, détourne l'homme de l'action, de la lutte et du travail, est en contradiction flagrante avec la réalité historique.

Maurice Thorez, lorsqu'il prenait l'initiative, en 1936, de la politique de « la main tendue » aux catholiques, soulignait fortement, comme Marx et Engels, le rôle progressif qu'a pu jouer le christianisme à diverses époques. Il écrivait :

(1) Ibidem, ro. 21.

(2) Lénine: Œuvres, t 35. Trad. française, p. 120.121.

(3) Ibidem, P. 122

Le rôle progressif du christianisme apparaît dans l'effort d'organisation de la charité, de la solidarité, dans la tentative de rendre plus justes et plus les rapports entre les hommes à l’époque de la féodalité dans le souci des communautés religieuses à groupement communistes de fait et d'action — qui se donnèrent pour mission de conserver, de développer et de transmettre aux siècles futurs la somme des connaissances humaines et les trésors artistiques du passé. Est-il possible d'évoquer sans émotion les siècles qui ont vu s'élever vers le ciel les flèches de nos cathédrales, ces joyaux de l'art populaire, qui protestent de toutes leurs vieilles pierres, vivantes pour qui sait les comprendre — contre la légende du sombre moyen âge.

Je me prends souvent à comparer aux bâtisseurs de cathédrales, animés de la foi ardente s qui soulève les montagnes e et permet les grandes réalisations, les constructeurs de la nouvelle cité socialiste... qui font surgir du sol... les grandioses monuments par quoi s'affirme aujourd'hui l'élan enthousiaste du communisme (1).

Mais dans chaque période de domination de classe ce haut idéal d'amour a été utilisé par la classe dominante et par son clergé comme compensation céleste aux misères et aux servitudes de la terre. La promesse de l'unité « en Christ » servait d'alibi pour désarmer la rébellion des humiliés et des offensés : condamner, au nom de l'a­mour, la révolte de l'esclave, c'est se rendre complice de l'oppression du maître.

Le communisme seul, comme l'écrivait Gorki, créera les conditions réelles d'une société où l'amour cessera d'être une espérance ou une loi morale pour devenir la loi objective de la société tout entière.

En dehors des exemples européens, déjà invoqués par Marx et Engels, comme par Maurice Thorez, il suffit de rappeler l'histoire de l'Islam, qui signifie « résignation » — et qui fut néanmoins, dans sa période ascendante, une doctrine de combat et de conquête, déferlant comme un cyclone de la Mer de Chine à l'Océan Atlantique. Les mouvements de libération des peuples opprimés fournissent, à notre époque, des illustrations saisissantes de la thèse marxiste-léniniste selon laquelle le phénomène religieux, comme tout autre phénomène, ne peut être étudié « en soi », en dehors des conditions historiques con­crètes pour chaque peuple et pour chaque époque. Dans un grand nombre de ces peuples, alors que les organisations missionnaires européennes ou américaines jouaient en général le rôle d'opium, c'est-à-dire, en la circonstance, le rôle d'instrument actif de la pénétration et de la domination impérialiste, des mouvements reli­gieux autochtones jouaient un rôle libérateur contre le colonialisme en Russie... cette tâche aussi échoit presque entièrement à la classe ouvrière (1).

(I) Voir : Maurice Thorez, Œuvra, tome XIV, p. 165-166.

C'est pourquoi d'ailleurs les textes classiques du XVIIIe siècle français conservent pour elle une précieuse actualité. Les deux seuls textes publics consacrés par Lénine à la question religieuse marquent, par leur titre même, qu'ils portent sur une période historique bien déterminée : De l'attitude du parti ouvrier en matière de religion, et Socialisme et religion.

Il n'aborde qu'une seule fois, et en quelques lignes d'ailleurs, le problème religieux en dehors des rapports de classe capitaliste. C'est pour mettre en garde Maxime Gorki, dans une lettre de décembre 1913, contre l'utili­sation possible de ses propos sur la religion dans un rapport de classes déterminé. Reprenant la thèse maîtresse de Marx et d'Engels il écrit :

Il fut un temps dans l'histoire où, malgré cette origine et cette signification réelle de l'idée de Dieu, la lutte de la démocratie et du prolétariat empruntait la forme dela lutte d'une idée religieuse contre une autre. Mais ce temps est depuis longtemps révolu. Maintenant, en Europe et en Russie, toute défense ou justification de l'idée de Dieu, même la plus raffinée, la mieux intentionnée, est une justification de la réaction (2).

Ceci marque les limites historiques de la formule qu'il emploie au paragraphe suivant et qui, si elle était employée en dehors de son contexte, s'écarterait de cette juste conception historique qui était celle de Marx :

L'idée de Dieu, écrit-il, a toujours endormi et émoussé les sentiments sociaux... Jamais l'idée de Dieu n'a s lié l'individu à la société s, mais elle a toujours lié les classes opprimées en les faisant croire à l'essence divine des oppresseurs (3).

La thèse (d'ailleurs jamais formulée par Lénine dans un texte public) selon laquelle la religion en tous temps et en tous lieux, détourne l'homme de l'action, de la lutte et du travail, est en contradiction flagrante avec la réalité historique.

Maurice Thorez, lorsqu'il prenait l'initiative, en 1936, de la politique de « la main tendue » aux catholiques, soulignait fortement, comme Marx et Engels, le rôle progressif qu'a pu jouer le christianisme à diverses époques. Il écrivait :

(1) Ibidem, ro. 21.

(2) Lénine: Œuvres, t 35. Trad. française, p. 120.121.

(3) Ibidem, P. 12•

Le rôle progressif du christianisme apparaît dans l'effort d'organisation de la charité, de la solidarité, dans la tentative de rendre plus justes et plus pacifiques  rapports entre les hommes à l’époque de la féodalité dans le souci des communautés religieuses à groupements

Communiste de fait et d’action — qui se donnèrent pour mission de conserver, de développer et de transmettre aux siècles futurs la somme des connaissances humaines et les trésors artistiques du passé. Est-il possible d'évoquer sans émotion les siècles qui ont vu s'élever vers le ciel les flèches de nos cathédrales, ces joyaux de l'art populaire, qui protestent de toutes leurs vieilles pierres, vivantes pour qui sait les comprendre — contre la légende du sombre moyen âge.

Je me prends souvent à comparer aux bâtisseurs de cathédrales, animés de la foi ardente s qui soulève les montagnes e et permet les grandes réalisations, les constructeurs de la nouvelle cité socialiste... qui font surgir du sol... les grandioses monuments par quoi s'affirme aujourd'hui l'élan enthousiaste du communisme (1).

Mais dans chaque période de domination de classe ce haut idéal d'amour a été utilisé par la classe dominante et par son clergé comme compensation céleste aux misères et aux servitudes de la terre. La promesse de l'unité « en Christ » servait d'alibi pour désarmer la rébellion des humiliés et des offensés : condamner, au nom de l'amour, la révolte de l'esclave, c'est se rendre complice de l'oppression du maître.

Le communisme seul, comme l'écrivait Gorki, créera les conditions réelles d'une société où l'amour cessera d'être une espérance ou une loi morale pour devenir la loi objective de la société tout entière.

En dehors des exemples européens, déjà invoqués par Marx et Engels, comme par Maurice Thorez, il suffit de rappeler l'histoire de l'Islam, qui signifie « résignation » — et qui fut néanmoins, dans sa période ascendante, une doctrine de combat et de conquête, déferlant comme un cyclone de la Mer de Chine à l'Océan Atlantique. Les mouvements de libération des peuples opprimés fournissent, à notre époque, des illustrations saisissantes de la thèse marxiste-léniniste selon laquelle le phénomène religieux, comme tout autre phénomène, ne peut être étudié « en soi », en dehors des conditions historiques con­crètes pour chaque peuple et pour chaque époque. Dans un grand nombre de ces peuples, alors que les organisations missionnaires européennes ou américaines jouaient en général le rôle d'opium, c'est-à-dire, en la circonstance, le rôle d'instrument actif de la pénétration et de la domination impérialiste, des mouvements reli­gieux autochtones jouaient un rôle libérateur contre le colonialisme.

(I) Voir : Maurice Thorez, Œuvra, tome XIV, p. 165-166.

Souvent les premières luttes nationales ont été livrées au nom de Dieu avant d'être livrées au nom de la patrie. La religion n'était pas un opium, paralysant les corn-battants mais au contraire un stimulant inspirant la lutte et l'héroïsme, qu'il s'agisse de la révolte des Cipayes dans l'Inde, de la rébellion des Taï pings en Chine, du soulèvement du Mandi au Soudan.

Bien entendu, selon la méthode définie en ce domaine par Engels, ces problèmes doivent être examinés dans chaque cas concret.

Dans les mouvements religieux des peuples opprimés, au cours de ce dernier demi-siècle, sous des formes d'ail­leurs syncrétiques (l'Islam ou même le Christianisme se superposant à des formes religieuses antérieures et se transformant à leur contact), l'aspect institutionnel, sacerdotal (et par conséquent conservateur) de la religion passe souvent au second plan au profit de l'aspect pro­phétique. L'affirmation religieuse revêt parfois alors le double aspect d'une opposition à l'occupant et d'un retour au fondamental ou au total, au sens où le pensait, par exemple, Ben Badis.

Le prophétisme, chez les peuples colonisés, a joué tantôt le rôle d'une doctrine de « salut », se détournant de la terre et offrant une compensation céleste aux misères de l'oppression, tantôt le rôle d'une utopie, débouchant parfois sur un appel à la « guerre sainte » contre l'occupant.

C'est pourquoi le problème est très complexe.

Tantôt la religion a servi de prétexte à la collaboration la plus servile avec l'occupant, tantôt elle a été le levain du mouvement national. Il a pu arriver que le même mouvement joue des rôles radicalement opposés à des moments différents du développement.

Aujourd'hui encore, comme le soulignait Bachir Hadj Ali dans son étude sur Le socialisme et l'Islam, où il évoquait celles des traditions islamiques qui ont joué un rôle progressif et dont les révolutionnaires algériens sont les héritiers et les continuateurs, la religion joue un rôle différent dans les divers pays arabes, selon qu'il s'agit du Pakistan ou de l'Irak, de l'Égypte ou de l'Algérie. Si dans tel pays arabe la religion sert de justification idéologique à l'institution d'une théocratie foncièrement réactionnaire, il n'en est pas nécessairement de même en Algérie où sont restées vivantes les traditions de lutte nationale des Oulémas et notamment de Cheikh Ben Badis, où, pendant la guerre de libération, le mouvement national, le socialisme et l'Islam, ont réalisé une alliance durable et où les mêmes forces peuvent travailler à la construction du socialisme.

Dans une telle conjoncture, c'est, pour reprendre l'ex­pression de Marx, sur l'aspect « protestation contre la détresse réelle » qu'est mis l'accent, et cette protestation religieuse, dans les conditions actuelles, prend une forme militante, constructive.

Lorsqu'un marxiste-léniniste prend clairement cons­cience de la signification de la religion dans des conditions historiques déterminées, lorsqu'il sait voir qu'elle n'est pas seulement une manière de se représenter le monde, mais aussi une manière d'être présent à ce monde et de s'y comporter, il ne saurait nier ou repousser les exigences profondes des croyants, même si ces exigences s'expri­ment sous une forme mystifiée et se laissent dévoyer en acceptant des satisfactions illusoires. Le rôle des marxistes-léninistes est au contraire de prendre en charge ces exigences et de découvrir les moyens de leur satis­faction réelle, de telle sorte que le communisme apparaisse aux masses croyantes comme ce que Marx appelait, dans La question juive la « réalisation profane » du « fonds hu­main du christianisme ».

La lutte de classe du prolétariat, en se donnant pour objectif la société sans classes et sans Etat du communis­me, crée, pour la première fois dans l'histoire du monde, les conditions réelles permettant à chaque homme de devenir un homme, c'est à-dire un centre de responsa­bilité et d'initiative historique, un créateur, une « per­sonne » disent les chrétiens, et d'instituer une communauté où la destruction des racines économiques et sociales des antagonismes propres aux sociétés de classes per­mettra une organisation planétaire des besoins, des res­sources et des espérances, et où sera possible une parti­cipation créatrice de chacun à la réalisation du bonheur de tous, ce grand rêve chrétien de « communion des saints » qui demeurait une illusion ou un alibi dans toutes les sociétés de classes. Telle est la signification « spiri­tuelle » du marxisme-léninisme et du combat de classe du prolétariat.

Dès 1936, Maurice Thorez écrivait :

La promesse d'un rédempteur illumine la première page de l'histoire, dit le catholique.

L'espoir d'une cité universelle réconciliée dans le travail et dans l'amour soutient l'effort des prolétaires qui luttent pour le bonheur de tous les hommes, affirme le communiste (1).

C'est en ce sens que nous écrivions, en 1949 :

Nous comprenons parfaitement le besoin, né de la détresse, d'une communion parfaite et d'un amour si total que l'homme solitaire et meurtri a pu le croire inaccessible et ne le situer qu'en Dieu. Nous pensons même qu'II est beau que l'homme, dans sa détresse, ait conçu de tels rêves, de tels espoirs, et l'amour infini du Christ. Cet acte de foi prouve qu'il ne s'avoue jamais entièrement vaincu ; il témoigne donc de sa grandeur. C'est pourquoi nous ne méprisons ni ne raillons jamais le chrétien pour sa foi, pour son amour, pour ses rêves, pour ses espoirs. Notre tâche, c'est de travailler et de combattre pour qu'ils ne demeurent pas éternellement lointains ou illusoires. Notre tâche, c'est de rappro­cher l'homme de ses rêves les plus beaux et de ses espoirs les plus grands, de l'en rapprocher réellement et pratiquement, afin que les chrétiens même trouvent sur notre terre un commencement de leur ciel (2).

En 1965 nous pouvons poser la question : est-ce que le Père Teilhard de Chardin, est-ce que les chrétiens les plus avancés, ceux dont la poussée s'est fait sentir au Concile, ne commencent pas à s'engager sur cette route avec nous ?

Il ne s'agit pas d'une rencontre dans la confusion : nous n'avons nullement le désir de reprendre les pauvres slogans démagogiques faisant de « Jésus, le premier communiste », ou identifiant à la hâte, comme autrefois Lamennais, « la transformation de la société » avec « l'établissement du Royaume de Dieu ». Nous ne confondons pas davantage le « Point oméga » de Teilhard avec la société sans classes.

Teilhard lui-même rappelle à plusieurs reprises que

le terme vers lequel se meut la Terre est au-delà, non seulement de chaque chose individuelle, mais de l'ensemble des choses (3).

Ajoutons d'ailleurs qu'il n'oppose nullement la foi en l'au-delà et le combat terrestre :

« Prise toute seule, la foi au Monde ne suffit pas à mouvoir la terre en avant. Mais prise toute seule, à son tour, est-il bien sûr que la foi chré­tienne, dans son explication ancienne, suffise encore à soulever le monde vers le Haut » ... (4)

Il ajoutait même :

« Comme j'aime à le dire, la synthèse du Dieu (chrétien) de l'En-Haut, et du Dieu (marxiste) de l'En-avant voilà le seul Dieu que nous puissions désormais adorer en esprit et en vérité » (5).

(1) Maurice Thorez : Œuvres, tome XIV, p. 164-165.

(2) Roger Garaudy L'Église, le communisme et les chrétiens (Éditions sociales 1949), p. 316.

(3) Teilhard de Chardin La messe sur le monde (1923).

(4) Teilhard de Chardin : L'avenir de l'homme, p. 344.

(5) Teilhard de Chardin : Lettre de New-York du 2 avril 1952.

Si audacieuse et compréhensive que soit, pour un chré­tien, cette formule, un marxiste ne peut l'accepter ni dans sa forme ni dans son contenu, car son mouvement « en avant » n'est pas inspiré par une foi religieuse, et il répudie le Dieu de « L'En-Haut ».

C'est là précisément qu'il y a, entre chrétiens et mar­xistes, une opposition de principe, irréductible : nous ne pensons pas, nous marxistes, qu'il y ait un terme à la marche des hommes. Le communisme n'est pas pour nous la fin de l'histoire mais la fin de la préhistoire et le commencement d'une histoire proprement humaine aux horizons sans fin. Nous pensons moins encore que ce terme puisse être « au-delà » : athées, rien ne nous est promis et personne ne nous attend.

La rencontre ne peut donc s'opérer sur ce terrain. Si les positions se rapprochent, c'est que des chrétiens dé plus en plus nombreux accordent une importance crois­sante aux « dimensions terrestres » de l'homme, ou, comme le dit Teilhard, « se convertissent aux espérances de la terre ». Il ajoute même :

Un jour, il y a déjà deux mille ans, les Papes, disant adieu au monde romain, se décidèrent à « passer aux barbares s. Un geste semblable, et plus profond, n'est-il pas attendu aujourd'hui (1).

Il, serait certes ridicule de dire ou de penser que l'Église en est là, même dans les relatives audaces de ce Concile. Mais dans la mesure où, dans les masses chrétiennes, la poussée devient de plus en plus forte pour refuser toute intervention dans le domaine des sciences, pour ne pas voir dans le progrès technique une tentation de Satan mais l'affirmation légitime du pouvoir et de la, grandeur de l'homme, pour ne plus sanctifier la hiérar­chie des classes sociales et l'inégalité sociale comme une institution voulue par Dieu en expiation du péché, pour ne plus considérer la propriété privée des moyens de production comme une garantie de la liberté de la per­sonne, pour ne plus jeter l'anathème contre le socialisme et le communisme mais au contraire pour reconnaître en eux une organisation des rapports humains supérieurs au capitalisme, pour ne plus considérer comme concupiscence suspecte l'amour de la vie, du savoir, du bonheur ; dans la mesure où cette poussée des masses chrétiennes deviendra assez forte pour desserrer et pour briser l'étreinte des puissances économiques et politiques qui

solidarisent le destin de l'Église avec celui de leurs privilèges, une perspective immense de combat et de travail commun nous est ouverte.

 

Alors le problème des rapports entre chrétiens et communistes ne se posera plus seulement en termes de dialogue, mais dans une perspective d'enseignement mutuel et d'émulation pour assurer, contre les forces du passé et contre les forces de mort, la construction sans fin d'une cité des hommes.

Le Père Teilhard est déjà citoyen d'une telle cité, lui qui n'a cessé d'appeler au  front commun de tous ceux qui croient que l'univers avance encore, et que nous sommes chargés de le faire avancer » (1).

(I) Teilhard de Chardin : Quelques réflexions sur la conversion du monde, 1936.

 

Roger GARAUDY.
Directeur du Centre d'Etudes et de Recherches Marxistes.

(I) Ibidem, p. 202. Karl Marx: De l'attitude du l'Observateur rhénan=Sur religion, 8