Extraits inédits de l’EXODE de Maxime NEMO
(rédigés en Mai 1940 )
9 Mai 1940
Belle journée, doucement lumineuse. Je suis arrivé à Chambéry après un voyage de nuit des plus pénibles, mais la tendresse de la lumière est, à ce point chaleureuse, qu’en débarquant, ma lassitude est oubliée. Je sens au contraire, surgir en moi, une joie jeune, comme ce soleil printanier. Il est vrai qu’après une absence de quinze jours, je rentre cette nuit à N….. L’unique série de conférences que j’ai pu organiser, cette année se trouvant achevée.
Ce voyage a été réconfortant et, bien que cette série soit brève et isolée, je dois m’estimer heureux d’avoir pu, en une telle période, trouver assez de sympathies fidèles et chaleureuses pour l’organiser….
C’est la guerre, en effet, et nous savons ce que cette expression signifie. Je hais la guerre pour bien des raisons, mais surtout parce qu’elle abolit, nécessairement tout élan spirituel et intellectuel. Il est d’ailleurs profondément moral que le génie destructeur n’ait à utiliser que les déchets de nos qualités spirituelles ou intellectuelles. Ici comme dans ses œuvres pernicieuses, l’homme exige de l’esprit qu’il nie les possibilités de bien et les progrès moraux dont l’esprit doit être l’agent et le principe de cohérence.
J’ai derrière moi une œuvre que la paix m’a permis de réaliser, mais c’est parce que depuis vingt ans, nous profitions d’un court repos, grâce auquel il m’a été loisible de chercher  et de découvrir, à travers la France, les êtres soucieux des améliorations que la vie pensée peut apporter à l’espèce humaine.
J’ai surtout trouvé ces gens dans la vielle Université française et je les ai découverts dans cet endroit du corps social parce qu’il existe souvent chez les gens qui doivent, par fonction, former les esprits, un sentiment de la responsabilité morale qui ne se trouve pas fréquemment ailleurs, au moins, de manière aussi permanente. Ici, en effet, non seulement la fonction humaine est pensée, mais la méthode entre en action et s’incorpore à une vie quotidiennement créée.
Je suis attendu dans cette ville par un groupe d’amis, qui en cette période guerrière sont susceptibles de penser la vie constante, c'est-à-dire, par-dessus l’accident qu’est, heureusement la guerre.
Je dîne ce soir chez Denise Artaud, jeune femme gravement atteinte mais dont l’énergie spirituelle provoque l’ahurissement des médecins qui l’approchent. On pourrait dire que de façon absolument inconcevable, les puissances de la vie intérieure, dominent les possibilités du corps. On sent qu’un feu la brûle et c’est ce feu qui maintient l’équilibre physique, depuis bien des années.
J’ai laissé mes valises au Terminus et marche sur cet asphalte ensoleillé, passant à travers l’ombre des maisons et des arbres. L’air est léger. Il ferait bon prendre la route qui passe devant l’hôtel et marcher droit devant soi, jusqu’à Aix les Bains !
Il y aura un an, jour pour jour, je m’y trouvais avec Winnie, nous avions pris le car ici même et connaissant cette région comme la plupart des belles régions françaises, j’orientais son attention vers les parties du paysage les plus caractéristiques.
Il faisait un soleil d’une splendeur comparable  à celui qui m’inonde en ce moment. Aix était déserte encore mais les fleurs se trouvaient à leur place, l’air frémissait de vertus adorables et jusqu’au moment de la séparation qui eu lieu le soir même, puisque Winnie devait rentrer à Troyes pour ses cours du lendemain, nous avons  promené notre double allégresse d’homme et de femme, unis par des complicités extérieures autant qu’intimes, parmi ces verdures et les notes vives des parterres.
Un an ! La stupidité politique s’est depuis, interposée entre les possibilités du simple bonheur humain ; je reviens seul et ainsi que me disait Winnie, le jour de la mobilisation : « combien de bonheurs anéantis !..»
Ma pensée, tandis que l’enthousiasme su soleil fait revivre tant de chers souvenirs, s’attriste : je connaissais à Chambéry quelques jeunes hommes, professeurs au Lycée ou à l’Ecole technique ; que sont-ils devenus ? La guerre est non seulement une menace d’anéantissement mais une épreuve terrible pour le bonheur, celui que je nomme, le simple bonheur, ce bonheur que la tâche ordinaire : enseigner ou créer (l’enseignement n’est-il pas une création invisible ? ) bien loin de contrarier, renforce. Je pense à eux comme, depuis ce terrible début de septembre, j’ai pensé à tant d’autres ! Ceux la ne vivaient pas automatiquement, parce que la vie est sortie de son mystère pour s’incarner en eux ; leur vie avait un sens, privé et collectif, auquel ma joie était de collaborer : ils devaient former la double conscience des jeunes êtres qui leur étaient confiés, celle du corps et celle de l’esprit. Il ya un an, dans la paix de la vie ordinaire qui suffit si amplement à la nature  de nos esprits, trois de ces jeunes hommes accomplissaient leur simple tâche en cette ville où j’étais venu parler des récentes acquisitions de la poésie française et de Paul Valéry. Le soir, nous nous retrouvions chez l’un d’eux, le seul qui fut marié et dont la jeune femme avait fait préparer le repas pris en commun. Ensuite, dans la petite pièce servant de studio, la conversation s’était prolongée jusqu’après minuit. Ils rentraient tous les quatre d’un voyage fait en Albanie, voyage qui avait épuisé leurs ressources financières en les enrichissant de points de vue nombreux.  Pendant ces heures d’intimité, le pittoresque des choses vues s’était mêlé aux réflexions que suscitaient, dans l’un ou dans l’autre, la situation  générale ou une conception philosophique que l’un de nous faisait intervenir dans le débat. Rose avait parlé d’Alain, moi de Bergson. Reconduit par eux jusqu’à l’hôtel, nous avions encore parlé et ri sous la pureté de ce ciel dont nous apercevions de larges espaces entre les touffes des marronniers aux feuilles placées comme de larges doigts d’ombre entre les étoiles et notre groupe.
Qu’étaient-ils devenus ? La guerre prend cette jeunesse sont on aperçoit lez destin, et la plonge dans la confusion qu’elle engendre. Tout est remis en question comme avant la naissance de l’individu, et, peut-être avant celle de l’espèce ! Sans doute se trouvent-ils sur l’un des  points où la guerre se fait par l’immobilité des armées, placées face à face. Guerre d’usure a-t-on dit ! Guerre de l’Or et de la Matière première ; donc guerre d’épuisement. D’ailleurs quelle guerre moderne n’est pas telle ?  Mais l’épuisement ne touchera pas seulement les réserves matérielles, il finira par atteindre les consciences, cette partie de l’Humanité qui pense l’existence, sans se contenter de la vivre pratiquement. Il faut un minimum de confiance envers la société et ses fonctions pour que la société se conserve, continuant à incarner un autre minimum de vertus civilisatrices. Si le découragement,, né d’une constante négation des chances de bienfaits possibles se répand à travers les esprits les meilleurs que la société possède, nous nous trouverions rapidement sur le bord d’une crise extrêmement grave. Le fléchissement social, constaté au lendemain de la guerre de 14-18 celle qu’on appela « la grande guerre » par dérision je pense, et par une interversion radicale de la valeur de l’adjectif, ce fléchissement tuerait l’esprit de collaboration indispensable à la fonction  éducative. C’est un non sens monstrueux que de chercher à éveiller l’idée de l »’humain  dans les esprits et, du jour au lendemain d’exiger qu’on l’étouffe. C’est d’ailleurs une opération impossible. Sous l’impulsion des forces instinctives, la nature pensante peut momentanément fléchir ; cet oubli des vertus meilleures que l’éducation fait surgir en nous, est momentané.
J’ai fini par trouver la rue que je cherchais, celle où habitait Denise Artaud. Elle n’est pas visible à cette heure mais on mari me reçois et j’ai, avec cet homme simple, bon et amical, un entretien qui m’émeut. Par lui j’apprends quelques détails sur le sort de mes jeunes amis de Chambéry. Aucun ne paraît devoir être immédiatement menacé ; même Sevestre n’est pas mobilisé et dînera avec nous ce soir. J’ai conservé de cet homme un souvenir vivace. Visage sculpté dans les os de la face, sa maigreur serait inquiétante, sans la gaieté de son sourire. Mathématiciens, il me parla un jour  que je le trouvai dans un train à Lyon, des perspectives que faisaient naître en lui la possibilité de dimensions « inexplorées » et entrevues au-delà de la quatrième.  Mon esprit n’est pas ouvert à cette forme d’abstraction ; cependant je percevais par instant comme des résultats possibles et, par conséquent à acquérir. J’ai d’ailleurs toujours constaté qu’il existait une forme de songe identique entre l’esprit mathématique et l’esprit de poésie, au moins lorsque celui-ci accepte de sortir de l’immédiat où la sensation le plonge, pour la dominer, la comprendre et l’achever en pensées.

La conférence n’aura pas lieu. de minimes incidents locaux font que le public n’a pu se réunir à l’heure indiquée.
Avec les quelques personnes présentes, une longue conversation s’engage sur les buts généraux et la nécessité d’un redressement spirituel, les hostilités terminées. Je désigne quelques bases de ce que peuvent être les éléments d’une Raison, dotée de sur-raison, expression dont j’aime à me servir pour éviter tout de suite, l’emprisonnement habituel. ;
Sevestre est venu me rejoindre, dès la dispersion du groupe opérée. Nous parlons des absents, de la guerre, de son inutilité. Il m….. (suite perdue…)