L'ART d' ETRE EUROPEEN 
André ROUSSEAUX
( Editions du Siècle 1933 )

PREFACE
A EUGÈNE MARSAN
Vous connaissez comme moi, mon cher ami, la page où Paul Valéry résume les trois conditions essen­tielles qui lui semblent définir un véritable Européen. « Partout, dit-il, où les noms de César, de Gaius, de Trajan et de Virgile, partout où les noms de Moïse et de saint Paul, partout où les noms d'Aristote, de Platon et d'Euclide ont eu une signification et une autorité simultanées, là est l'Europe. Toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, chris­tianisée et soumise, quant à l'esprit, à la discipline des Grecs, est absolument européenne. »
Ces irréprochables définitions me sont revenues à l'esprit, au moment où il me faut justifier le titre ambitieux dont j'ai chargé le petit livre que voici. Cependant cette idée d'Europe, que je m'efforce de cerner de mon mieux, m'apparaîtrait plus vivante si je trouvais un hornme non plus pour l'exprimer. non plus par sa pensée et sa parole, mais par sa personne même. Un homme qui serait réellement le triple composé dont Valéry nous présente l'analyse. Je crois que, par bonheur, je le connais. Il est comme la fleur parfaite de la civilisation méditerranéenne. Sa mère est née dans une île grecque. La mère de sa mère était grecque, mais — notons-le — catholique romaine, et son grand-père maternel sicilien. Du côté de son père, c'est la France en même temps que c'est encore Rome et la Grèce : car c'est la Provence, où sa famille était enracinée à perte de vue. Quant à lui-même, il est né sur l'Adriatique, et il a passé en Espagne ses plus jeunes années. Puis pour finir, comme s'il avait senti ce que cette hérédité richement bariolée d'azur et de soleil avait d'un peu trop méridional, sa des­tinée personnelle a cristallisé tout cela sous un ciel plus léger : le ciel de Paris, qu'il adore, de Paris où je l'ai connu. Voulez-vous me permettre, mon cher ami, de donner tout leur sens aux pages qui suivent en priant cet Européen modèle d'en accepter la dédicace ?
Je vous fais là une médiocre offrande. Un livre ? A peine un recueil. Des articles, des notes, des souve­nirs, écrits au gré de l'impression, de l'occasion, de l'événement. Tantôt un voyage, tantôt une lecture en ont fourni le prétexte. Mais quelle raison avait-il de les rassembler? Quelle raison, surtout, de parler à leur propos de "l'art d'être Européen"? Presque toute l'Europe en est absente. Il n'y est question ni de Prague ni de Dantzig, ni de Londres ni de Trieste. Les voyages que l'on y évoque remontent parfois, dans le temps, jusqu'au Ve siècle de la Grèce ancienne. Ils n'ont pas, dans l'espace, dépassé le Rhin. En revanche ils s'attardent parmi les sous-préfectures de France avec une prédilection qui doit faire sourire tout Européen moins prisonnier des frontières nationales.
Je sais. Et je ne crois pas, cependant, avoir de l'Europe une vue plus fausse et plus trompeuse que les voyageurs qui la parcourent en tous sens aujour­d'hui. Que voient-ils? Des Allemands, des Italiens, des Anglais, des Tchèques, des Polonais, plus séparés les uns des autres qu'ils ne t'ont jamais été. C'est-à-dire moins européens que jamais. Rarement autant qu'en ce temps-ci, l'Europe a été une idée gratuite, un postulat. Or c'est de réalité européenne que je veux me rendre compte. De cette réalité, l'analyse de Paul Valéry nous a indiqué la substance. Mais où est l'esprit qui donne à ces éléments vie et qualité quand leur composé prend corps? L'esprit européen, on en parle beaucoup, pour le situer dans le domaine des idées absolues, des idées-forces comme on dit parfois, je dirais plus volontiers des idées-rêves. Et plutôt qu'un rêve dont l'avenir est incertain, je le vois comme une manière de vivre que nous avons perdue. Car la réalité de l'Europe est derrière nous, et nous n'en avons devant nos bras tendus que la nostalgie et le désir.
Il me semble que le génie européen, au temps où il y avait une Europe, fut un génie de composition : celui qui faisait vivre dans la liberté, dans la variété et dans l'intensité de leurs natures particulières, des nations de toutes sortes; et qui, à l'intérieur de ces catégories, renouvelait la diversité dans d'innombrables groupements humains. Si bien que jamais l'harmonie entre l'individu et la société, que tout homme désire comme un bonheur très rare, n'a été plus facile, sans doute, qu'à certains moments de cette Europe-là.
Dans cette civilisation supérieurement composée, les valeurs politiques étaient mieux à leur place que-nous les voyons. La nation était tout à la fois plus concrète là où elle doit l'être, du côté de l'État et des-actes gouvernementaux, et plus abstraite, je veux dire située dans un domaine plus idéal, plus réservé, par rapport aux nationaux. France, patrie, étaient de grandes choses. On n'usait pas de ces mots à tort et à travers, dans des discours qui fatiguent les oreilles de la foule, et qui usent en pure perte les hautes valeurs qu'ils ressassent. Les nationaux qui n'étaient enga­gés ni par le droit de l'urne ni par le devoir de la cons­cription étaient pour la plupart occupés de taches plus limitées (devoirs de la famille et du métier), où la nature des choses donne à l'homme plus de facilité pour être sage, plus de difficultés pour faire des bêtises.
Tandis que le gouvernement des Etats était mieux assuré, l'esprit des peuples était mieux à l'abri d'entraî­nements vulgaires où il subit des déformations et des amplifications grossières et excessives. Par exemple, le dynamisme allemand a toujours existé; le scepti­cisme français aussi. .Mais il y a une différence de qualité entre les poètes du Sturm und Drang et les bataillons d' Adolf Hitler. D'autre part, sous prétexte .que la France est le pays de Voltaire, elle n'avait pas été stérilisée en masse par une indifférence narquoise qui est, dans chaque chef-lieu de canton, la diffusion du stupide esprit boulevardier.
En sommeil y avait moins de péril à être le peuple le plus poète, ou le peuple le plus intelligent du monde c'ets que l'on ne donnait pas imprudemment l'existence de ces métaphores. Un peuple  pas plus intelligent ou poète qu'il est blond ou brun
Il est un composé , je reviens à ce mot, or les peuples  vivaient dans l'Europe dont je parle , il était plus difficile que maintenant de leur appliquer à tort des qualificatifs qui doivent être réservés à la personne humaine.La vériyé était plus conforme à la vérité de l'homme, et de même que les peuples, l'Europe au dessus d'eux, était composée, elle était fondée sur une hiérarchie respectueuses des valeurs de l'homme issue de cette valeur même. ce génie de composition tenait à une certaine forme de perfection morale et c'est là que je veux en venir. Fions nous au sens des mots, qui va loin quand il est bien entendu. Vous n'avez pas plus oublié que moi, mon cher ami, le vieil exemple de la grammaire latine : compos sui. Comme tous les bons exemples de gram­maire, il enseigne un peu plus que de la grammaire. "Compos sui", composition. Voilà un rapprochement de mots fort propre à nous rappeler que le génie de composition ne va pas sans l'idée de mesure, de maîtrise de soi, de gouvernement de l'homme par lui-même. Je parlais à l'instant de valeur de l'homme. L'essentiel de cette valeur ne tient-elle pas à la raison, assistante souveraine de l'homme "compos sui" ? Ainsi l'Europe ordonnée selon le génie de composition n'offrait pas seulement les perfections objectives que nous avons dites. Le mouvement qui animait sa vie avait naturellement préparé ces perfections par ce qu'il avait de juste, d'excellent. Faut-il se demander maintenant qui, dans l'Europe, avait pris l'initiative de ce mouvement si heureux, qui avait donné et pro­pagé ce juste rythme il n'est pas douteux que c'est la France.
Au Congrès de l'Association Guillaume Budé qui se tint à Nîmes en 1932, M. Jérôme Carcopino eut la bonne idée de retourner le vieux thème un peu rebattu de ce que la France doit à Rome, et parla de ce que Rome doit à la Gaule. Ce qu'elle lui doit ? Mais d'avoir enfanté l'Europe, tout simplement. Sans la Gaule et sans la France, nous voyons, par ce qui a failli être à plusieurs reprises, ce qui aurait été probablement : quelque chose comme le Saint-Empire Romain Germa­nique. Dans la Gaule, terrain d'élection où le rien de trop de l'Apollon délien devait refleurir à souhait, dans la Gaule et à travers elle, l'idée d'empire qui, plus à l'Est, aboutissait à des fatalités germaniques, a pu faire place à l'idée de civilisations composites.
PRÉFACE
7
Le Rhin latin
19
Victor Hugo européen
32
Emil Ludwig Gœthe et nous
57
Gœthe à Strasbourg
75
Au pays du tombeau de Virgile
85
Poestum
91
Le dernier compagnon dUlysse
97
Jules César au théâtre dOrange
105
Fénelon et notre temps
115
Salut à quelques souspréfectures
134
Souvenirs du Centenaire de Mistral