UN DIEU SOUS LE TUNNEL
C'est un livre curieux, fait de réalisme et de symbole, d'enthousiasme et de sar-
casme, de roman et de dissertation ; des notations fugitives-,des
images, du pathos ; un style à la diable, ponctué
à là vagabonde ; des dialogues profonds, où l'on
ne sait pas toujours très bien quel interlocuteur a la parole ;
un chaos sympathique. Est-ce un tableau d'histoire, un manifeste
philosophique, une peinture de mœurs? M. MAXIME NEMO est peut-être seul à- savoir absolument ce qu'il a voulu faire.
Au lecteur d'un Dieu sous le tunnel (Rieder, éditeur), d'en
donner son interprétation: la matière est riche.
Seule l'Allemagne peut produire un être tel que le professeur Kernonsky. Météorologue,
solennel comme un savant , respectable par ses lunettes et son ton
doctoral, le professeur Kernonsky aurait pu couler des jours paisibles
entre ses appareils, Mme Kernonsky son épouse, et Mle Anna
Breitchëll, sa dactylo ; et il aurait pu passee dans ce monde
éphémère, sans laisser de souvenir autre que celui
de sa cravate blanche et de ses chaussettes vertes. Mais le commerce
des astres a fait- de M. le professeur Kernonsky un philosophe, un
poète, un prophète ; et la poésie a fait de lui un
tendre, qui s'ignore. Double raison de vivre, et de souffrir.
M. le professeur Kernonsky a inséré dans le monde sa
tendresse et sa philosophie, en prêchant aux hommes la
fraternité et la paix.
Et , le soir où commence cette histoire, c'est dans une
brasserie que le professeur affirme sa foi au docteur Straubitz et au
major Breitz, au milieu des vociférations des étudiants
nationalistes :
Identiques de forme et d'allure, ils étaient au milieu de la
salle une masse de dos et de têtes que des courants semblaient
coucher ou relever et que parfois dominaient deux ou trois bras tendus
comme des antennes.
Des coups sourds retentissaient sur la table de chêne ou sur un
corps qui réagissait alors par de grosses injures. . .
Des dénégations violentes éclatèrent
bientôt, suivies d'applaudissements, et l'un des buveurs se leva
en titubant.
« Messieurs! i commença-t-il; mais, comme s'il avait
été l'orateur aimé de la troupe, des vivats le
saluèrent et des mains s'accrochèrent à ses
vêtements, comme pour le caresser. L'un des auditeurs, dont
Feseâbeau était très loin, l'appela tendrement: "Mon cochon gris"
en mettant la main sur son cœur. L'orateur voulut se
dégager des étreintes qui menaçaient son
équilibre et recula d'un pas, en traînant dans la sciure
d'énormes
semelles. Sans casquette, les cheveux ras, il était une forme au
bout de laquelle vacillaient une tête et des oreilles.
Le professeur, qui le voyait de dos, aperçut deux jambes en
équerre, qu'arrêtait un.cul rendu carré parla
pièce d'étoffe qui renforçait le pantalon. Comme
s'il avait senti l'insolence de cet examen, l'étudiant se
retourna et fit face à la salle.
Accompagnant sa phrase d'un large geste, il proclama :
« Messieurs les membres de l'Association des casques héroïques !... »
II ne put continuer : un nouveau hurlement l'avait enseveli et il lui
fallut se joindre à l'un des chants que, debout, le groupe
entonnait. Trois hymnes différents firent un air faux qui ne
troubla nullement la béatitude que les étudiants
semblaient avoir découverte — les yeux levés au
plafond — dans la vision d'un énorme Gambrinus à
cheval sur un tonneau, dégustant une bière blonde.
La grandeur de l'Allemagne a toujours exigé quelque carnage. Le
destin voulut ce soir qu'un Juif se trouvât dans la brasserie :
il fut la victime désignée de la Grande Allemagne. Etle
professeur ne put que transporter chez lui le corps ensanglanté
de Raphaël Lévy, qui ne sortira que le lendemain.d'un long
évanouissement.
Qu'est-ce que ce Lévy? Il faut avouer qu'il demeure l'énigme du livre. Naguère « poète
juif et vagabond lyrique »,
aujourd'hui enrichi par des opérations de Bourse, au milieu de
la détresse générale de l'Allemagne, cynique,
sceptique, raffiné, élégant, que
représente-t-il? Est-ce une race? Est-ce une classe sociale?
Est-ce une philosophie? Aux rêves généreux, aux
pensées nébuleuses du professeur, qui sont pourtant
l'honneur d'un homme et d'un pays, et qui sont les leviers de l'avenir,
il oppose la supériorité froide et le magnétisme
vainqueur de l'homme pratique qui réussit, qui séduit,
qui détruit . Poésie de la jouissance, peut-être,
opposée à la poésie de l'apostolat.
Un sourd antogonisme divise les deux hommes, qu'uni t pourtant une méditation commune sur
les buts de l'existence et sur les moyens de s'élever à la divinité.
Lévy prendra la femme de Kernonsky; Lévy raillera les
discours de Kernonsky. Et pourtant , ne devra-t-il point s'incliner
à de certains moments, devant le délire pacifique de cet
homme qui prêche aux foules allemandes la lutte pour arriver
à une humanité supérieure, pour trouver le Dieu
caché dans l'obscur tunnel de notre vie mortelle? Il leur dit :
"Surtout n'ayez pas peur de marcher,
de chercher et surtout n'ayez pas peur de souffrir ! C'est en souffrant
que vous créerez de la lumière pour les
générations qui sont en vous... Vous ne la verrez pas
luire, mais qu'est-ce que cela fait? Ayez-en seulement la notion
imprécise en votre âme ef parlez-en à vos enfants.
Faites qu'ils soient plus près du Dieu futur, ce Dieu qui sera
le plus beau de tous les dieux connus ! Après, n'ayez pas peur,
votre tâche accomplie, de descendre dans la terre.
Hommes de 1924 ! Vous aurez
vécu comme il était seulement possible que vous viviez,
entre deux espoirs, dont l'un— hélas ! — est mort,
et dont l'autre vient doucement... Je ne reviendrai pas sur ce que j'ai
dit. Le mal se fait avec vous, et par vous, et vous devez frapper votre
poitrine en vous accusant. On a évoqué ici jusqu'à
la guerre. Elle, est votre tâche, et c'est par
lâcheté que vous cherchez des responsables ailleurs qu'en
vous.
Hommes du monde entier il vous
suffisait d'opposer la résistance d'une conscience inflexible
pour que ce crime devînt impossible. Mais votre bassesse
était si bien connue que vos gouvernants vous ont envoyé
par la poste l'ordre de mobilisation. Et tous, vous avez rampé
vers les casernes, résignés, comme des musulmans,
à la parole imprimée. Il en est de ceci comme du reste :
en tout, votre passivité fait le mal. Il vous manque une foi qui
s'oppose doucement et jusqu'à la mort aux sollicitations
environnantes. Vous traitez la vie comme le travail que vous avez
à faire : avec ennui et soumission.
Mais jusque dans ce manque de
clarté qui cause vos souffrances et vos laideurs, vous demeurez
l'homme et j'aime en vous cette imperfection qui rend tout le divin
possible. Je vous dis que vous êtes le limon d'un Dieu".
L'un et l'autre des personnages s'affirme dans la voie que lui trace sa
nature. Lévy a découvert que la secrétaire du
professeur, Mlle Anna Breitchell, nourrit pour son maître une
admirative passion, et que le professeur éprouve sans s'en
rendre compte une sorte de tendresse pour cette jeune fille qui a
participé à tous ses travaux ; situation naïve, qui
choque le dilettantisme de Lévy: il se promet le plaisir
raffiné de séduire Mlle Breitchell. Le professeur
Kernonsky continue son apostolat ; et, devant la menace des
nationalistes qui prétendent être seuls maîtres de
la rue, il décide toutes les associations pacifistes de Berlin
à une manifestation où il faudra recevoir et rendre des
coups. Et l'heure tragique du livre sera celle où, tandis que le
professeur conduit à,une boucherie courageuse les masses
pacifiques allemandes, Lévy reçoit Mle Breitchell en un
rez-de-chaussée significatif.
Vers le soir, nationalistes et pacifiques se sont abordés, sauvagement :
Soudain,l'énergie nationaliste s'affola. Des hommes se mirent
à fuir, le visage dans leurs mains. Toute une partie des
combattante se replièrent ; de l'autre côté, des
hurlements retentirent : « Foncez ! En avant
» Et les premiers rangs, poussés par ces cris,
pétrirent plus fort la pâte humaine. Trois cents
mètres furent défoncés d'un seul coup. Des
hourrahs remplirent l'espace.
Alors, d'une rue adjacente, un renfort nationaliste accourut, cherchant
le combat. Mais sa colonne fut emportée par la fuite desluns et
la poussée des autres, et la masse pacifiste déboucha sur
une place.
Là, un dernier groupe nationaliste attendait, le premier rang un
genou à terre, l'autre debout. Lorsque la ligne rouge
fonça sur lui, cent coups de feu partirent.
Des hommes s'écroulèrent, la main subitement posée
sur la partie atteinte, comme pour retenir la vie qui
s'échappait. Mais l'impulsion'donnée fit passer les
vivante sur les morts, et ce fut, dans le crachat
exaspéré des coups de feu, une bataille sauvage.
Une troupe de la Reichswehr arrivait au pas de course. Nul ne pouvait
l'entendre. Nul ne pouvait entendre les sommations faites : les masses
qui combattaient se tenaient à la gorge. Un officier fit un
geste, un roulement de tambour fut perçu à dix pas et,
quand les deux mitrailleuses tapèrent dans le tas, un immense
cri, après une seconde de stupeur, monta comme une flamme :
« Trahison ». La
grande rue fut remontée par une foule folle de terreur. Les
balles giclaient, traversant les chairs, éraflant le fer des
devantures, le ciment des immeubles. D'immenses cris qui couraient
s'éteignaient subitement ; les enfants tombaient, dont on
cassait les membres encore fragiles.
La rue fut libre.
La rue était libre, mais le professeur Kernonsky était
à terre, deux balles dans la poitrine. Allait-il mourir?
Cette idée tortura les deux femmes, Mme Kernonsky et Mlle
Breitchell, qui virent dans cette catastrophe un châtiment de
leur faute. '«. Dieu est juste», disaient-elles, oubliant
que la principale victime se trouvait être, en l'occurrence, le
professeur, qui n'avai t pourtant rien fait pour mériter les
colères divines.
Raphaël Lévy était au-dessus de ces sentiments
simplistes. Et pourtant il sentait que son entreprise diabolique de
tout dominer, de tout séduire, de tout détruire, avait ,
le soir de la bataille, rencontré en Kernonsky un principe
spirituel, un principe surhumain devant quoi s'effondrait son peti t
dilettantisme. Dire qu'en arrachant Mme Kernonsky et Mlle Breitchell
à la piété qu'elles devaient au professeur, lui,
Lévy, il avait contribué à jeter le savant dans
l'action, dans la bataille, et peut-être dans la mort !
Mais Kernonsky ne devait pas mourir. Et la solution trop facile du remords ne suffira pas
à Lévy. Devant cet homme que son « sadisme »
intellectuel a conduit à trahir, précisément parce
qu'il représentait l'esprit en marche, il faudra que Lévy
avoue. Aveu pénible pour le professeur, qui avait eu foi en son
ami , en sa femme, en cette jeune fille qu'il commençait
à aimer. Aveu plus terrible pour Lévy ; car il est une
capitulation de son système trop raffiné devant une
morale plus fruste, mais indestructible.
— Vous aviez visé juste, lui dit le professeur. Je
reconnais là cet esprit de votre race qui a compris qu'elle ne
dominerait le monde spirituel qu'en s'emparant du principe essentiel
qui l'alimente, et c'est pourquoi tout converge vers vous !... Votre
lucidité a bien su reconnaître le point faible du pauvre
individu que j'étais demeuré. Vous m'avez attaqué
par le seul endroit qui fût encore vulnérable. Vous m'avez
frappé dans mon amour naissant...
Il ne s'agit pas ici d'honneur. Ne le mêlons pas à tout,
comme le sel et l'eau... C'est drôle, Lévy, n'est-ce pas?
J'ai trente-sept ans ; ma tenue m'amuse bien quand je me regarde dans
la glace. Je ne la prends pas au sérieux,mais je n'ai pas
songé à la modifier. Tenez, je porte encore ces
chaussettes vertes qui vous ont tant fait rire.
J'ai peu de chance de jouer les jeunes premiers et, que ce soit dans un
vaudeville ou dans un drame, mes cheveux ras, ma redingote
élimée, mes souliers bas avec des clous font de moi le
type éternel du cocu. Mais,mon ami, quand on aime, on ne se voit
pas...
Ils se sépareront peu après ces paroles, ayant symbolisé chacun l'une des deux formes de
pensée, l'une des deux forces dominatrices qui se disputent le
monde depuis toujours : d'un côté,enthousiasme,
dédaigneux du mondé extérieur, ridicule, sublime ;
et de l'autre, l'ironie, séduisante, cynique, sublime elle aussi
par sa force universelle. Pourquoi préférer l'une
à l'autre?
Qui donc fera plus, de Lévy ou de Kernonsky,pour l'avènement des temps nouveaux? Ker-
nonsky, Lévy, deux forces opposées qui travaillent au même but , et qu'il faut admirer
séparément, puisque leur réunion dans une même enveloppe humaine est si rare qu'il faut
remonter jusqu'à Platon pour en trouver le parfait assemblage.
PIERRE-L. MAZEYDAT.