La Merigote ce 9 septembre 1940

Mon cher ami.
Votre lettre est belle. Et elle est bonne. Enfin elle est terrible. En trente lignes vous avez su enclore et exprimer desmois, des semaines, des heures, des secondes éternelles d'horreur. ce sont là les miracles de coeur. Combien d'Européens ne pourraient depuis un an rendre un pareil témoignange ! "Quel cri s'élève vers toi o Seigneur" disait déjà le viel Isaïe. Dans votre message, la pitié acoompagne l'horreur, et la fierté l'indépendance. cela est bien et j'aime à vous retrouver une fois de plus tel que vous même... Nous sommes ici, je ne sais comment, depuis la seconde quinzaine de juin. J'ai fait chauffeur volontaire de l'évacuation de femmes et d'enfants. Ensuite j'ai perdu la voiture que je conduisais et cela m'a séparé près de paris de ma femme et de ma fille aînée - celle-ci enceinte de trois mois - lesquelles ont fait 360 kilomètres à pied sous les bombes et la mitraille, tandis qu'à pied aussi j'arrivais de mon côté sur le sur le "rochelai" nous nous sommes enfin retrouvé. Il y a eu jusqu'à 25 personnes dans la bicoque. L'avenir est bouché de toutes parts, et pour un  "non aryen" davantage encore que pour d'autres. Mais je ne me laisse ni abattre ni impressionner. A force de confiner avec le montrueux d'une part, et de l'autre avec la bouffonnerie la plus osée, la situation trahit son grotesque fondamental, sa précarité, son instabilité - bref, tout ce qu'il y a de pas vrai en elle, et donc de pas durable. Car tandis que chacun palabre, tranche, décide, édicte, excommunie, se bourre d'emphase, de haine et de sottises, il y a quelqu'un qui n'a pas encore fait entendre sa voix. Ce quelqu'un c'est celui à qui j'ai donné ma vie sans retour, ma confiance et mon amour - c'ets le peuple. Suffit. Nous nous comprenons. je taille mes arbres, j'ai repris ma traduction du second Faort et divers autres, je lis Spinoza, le Coran, l'Iliade, Monluc et Rabelais; mille vagues et projets de travail me visitent et me soulèvent, je ne sors pas de mon enclos, j'attends d'un coeur ferme les nouvelles épreuves - personnelles et publiques - qui ne vont pas tarder, car je suis convaincu que nous ne venons d'assister qu'au premier acte d'une grande machine dont le prologue en plusieurs "actions" s'appelaient Ethiopie, Espagne, Tchécoslovaquie, Autriche. Nous payons des années de lâcheté et de trahisons. Tout ce qui se passe est la confirmation éclatante de nos prévisions, de nos avertissements, de nos adjurations. Cette société pourrie devait s'effondrer dans cette gigantesque casacade, et y entrainer la nation.; "plutôt Hitler et sauver mes coupons" disait ma voisine huit jour avant l'entrée des feldgrau à Paris. Ce mot, monument d'imbécilité, a été l'oraison de vingt millions de bourgeois français. Ils ont Hitler, ils peuvent courir après leurs coupons. ce  n'est pas l'eau de Vichy qui les leur rendra. Nous voici revenus au temps de la guerre de Cent ans, aux Armagnac et aux Bourguignons, le pays ouvert à l'invasion jusqu'au ventre, et nos messieurs ont enfinle sauveur qu'ils réclamaient. Maintenant que les cartes ont été jetées et que chacun a montré son jeu, la parole va passer à celui dont je vous parlais tout à l'heure et qui n'a eu jusqu'ici d'autre droit que de subir etde mourir. Quand cela viendra-t-il ? Je n'en sais rien. Je ne suis pas devin. Mais ce n'est pas se montrer grand prophète que dire que cela viendra. le tout est de durer jusque là, jusqu'au grand coup d'aspirateur qui nettoiera la maison France... Jusqu'à l'heure où la "frontière des deux" nous a été fermée, j'ai eu des nouvelles des uns et des autres, Romain Rolland, Mazerel, Vildrac etc. Je suis en correspondance avec ceux de ma "zone", Duhamel et d'autres. Je ne vous souhaite pas bon courage je vois que cela est superflu; je vous souhaite bon physique, le moral ayant besoin de son support, de celui que François d'Assise nommait si gentiment "frère âne".
Mes affections à vous et aux vôtres.
Jean Richard BLOCH