professeur à la sorbonne, directeur du centre d'études sur l'actuel et le quotidien |
Au creux des apparences: pour une éthique de
l'esthétique
(le Livre de Poche Essais n°4 184)
Un sociologue à sa fenêtre Michel Maffesoli n'aime rien
tant que de regarder la vie quotidienne. C'est sa façon à
lui de "contempler le monde". Son dessein est de constater,
d'analyser,
de présenter une grille de lecture de la société.
Il s'abstient de juger. Comme il est difficile , pourtant de ne
pas
laisser percer ses choix et ses refus ! En tout cas, il va à
contre
courant de deux idées qui sillonnent le champ commun
d'observation
:
l'individualisme est le point d'ancrage des acteurs sociaux
l'image est toujours fractale: elle empêche -via les
médias-
la cohésion du groupe.
Non, répond-il d'abord, poursuivant des recherches
précédentes:
ce qui apparaît de plus en plus , ce sont des cellules de
personnages,
des agrégats, des tribus. Les gens recherchent
l'émotion
et la vibration commune à travers des spectacles de sport , des
fêtes, voire les émissions de télévision. A
la limite, c'est un style communautaire qui émerge , passant par
" la mise en forme".
"Ce sera le corps que l'on construit, l'apparence individuelle que
l'on soigne, la production d'idées que l'on s'emploie à
bien
présenter, le produit industriel que l'on va esthétiser,
l'entreprise dont on soigne l'image etc..."
Le fond ne peut exister sans la forme.
Une nouvelle culture émerge où l'imaginaire tend à
retrouver une place de choix dans la vie sociale. En outre, "l'autre"
n'est
plus une abstraction , il suscite des actions de solidarité qui
prennent des formes très diverses.
Michel Maffesoli note aussi que tout ne tourne plus autour de
l'économie
qui était pourtant le "mythe fondateur" de notre civilisation.
D'où
peut-être ce qu'on appelle, d'un mot passe partout , "la
crise,
qui n'est rien d'autre que la perte de la conscience qu'une
société
a d'elle même, entraînant la perte de confiance de cette
société
en elle même."
On connaît de mieux en mieux "le prix des choses sans prix" (Jean
Duvignaud), ce qui ne fait pas l'affaire.... des hommes d'affaires. La
poussée vers le qualitatif , vers ce qui favorise des
émotions
communes, conduit notre auteur à qualifier d'esthétique
ce
style qui est l'expression de notre époque. Il voit même
un
"réenchantement postmoderne" par le biais de l'image et de
la magie.
Cent pages sont consacrées par Michel Maffesoli au "monde
imaginal", "un mécocosme", monde du milieu entre le
macro
et le microcosme, entre l'universel et le concret, entre
l'espèce
et l'individu. Pour lui, l'image est reliante, agrégative, elle
transfigure le monde, facilitant même un"retour de la
communauté"
Quand Régis Debray disait: "l'iconologie a remplacé
l'idéologie"
, il ne la parait pas des mêmes vertus.
"L'entreprise ne se suffit plus à elle même ...Elle
a besoin d'une image pour être ce qu'elle est"
écrit
Michel Maffesoli.
Pierre DROUIN in Le Monde des Livres
du Vendredi 29 Octobre 1993 p. 32
L'AVÈNEMENT DU TRAGIQUE
Par Michel Maffesoli, sociologue
.
paru dans Le Figaro le 28 décembre 2001
L'histoire repasse-t-elle les plats? Ce qui est certain c'est que,
sur la longue durée, elle s'emploie à nous
rafraîchir la mémoire. En particulier, en rappelant que le
mal est constitutif de notre pauvre nature humaine. L'humus dans
l'humain.
Incitant à méditer l'enseignement de Nietzsche, et avant
lui celui des Fleurs du mal de Baudelaire, Max Weber montre bien, au
moment où se met en place de l'ordre rationnel moderne, qu'une
chose peut être "vraie" quoiqu'elle ne soit ni belle ni bonne. Le
sens commun, à sa manière, c'est bien aussi que l'enfer
est pavé de bonnes intentions.
Lucidité roborative, prenant une force de conviction bien plus
grande en une époque où s'achève la
modernité, et qui semble faire défaut à nombre
d'observateurs sociaux. Ceux-ci, " étonnés", voit le
tonnerre de ce qu'il n'avait pas prévu leur tomber sur la
tête. Terrorisme, guerres tribales de divers ordres, et plus
près de nous, l'insurrection latente dans nombre de nos
cités, dont la symbolique des incendies de voitures est,
certainement l'exemple achevé.
Devant ce retour du tragique dans les sociétés, on peut,
certes, continuer à fermer les yeux. Ne pas entendre le bruyant
chambardement qui, de toutes parts, s'amorce. Ou encore,
effarouché, se voiler la face devant le retour du barbare. il
n'en reste pas moins que ce retour devient chose aveuglante. Il est
de notre devoir de savoir penser l'impensable.
Cela ne se fera pas en proférant les incantations rationalistes
et que sont devenue devenues les "doxa" intellectuelles.
À l'encontre du conformisme des opinions communes, penser le
non-rationnel et loin d'être irrationnel. Bien au contraire.
En effet, et peut-être est-ce cela Les fleurs du mal post-modernes
(ce "vrai" qu'il n'est ni beau ni bon ) y a-t-il un retour en
force de ce que l'on s'est employé, continûment , a
dénier ? Imaginaires de tous ordres, "illusion" religieuses,
croyances diverses, sentiment d'appartenance communautaire et autres
phénomènes émotionnels. Toutes choses non
matériel, non réductible. Toutes choses échappant
à la logique mécanique d'un social dominé par la
raison instrumentale.
Certes, l'on peut préférer une société ou
un ensemble de sociétés, nationalement ou
internationalement gérées par l'idéal
démocratique, celui du contrat librement consenti. Mais cette
morale du "devoir être" a amputé, d'une manière
drastique et totalitaire, le corps social de ces autres dimensions
humaines que sont l' onirique, le ludique, les imaginaires collectifs
ou le désir de vibrer ensemble. Et, tel le retour du
refoulé, ceux-ci prennent leur revanche.
Revanche sauvage, sanguinaire. L'exclusion de ce qui était
considéré comme "mal" aboutit, en fait, à son
exacerbation. Un « mal » qui n'est pas
homéopathisé tend à contaminer l'ensemble du corps
social. Et l'universalisme des valeurs concoctées dans un
petit canton du monde, universalisme occidental qui eut son
d'efficacité durant la modernité, n'est plus de mise
quand resurgissent les mythes spécifiques aux traditions
locales.
Le grand fantasme de l'asepsie sociale, aboutissant à la
fantaisie du "risque zéro", a voulu évacuer l' ombre
taraudant le corps individuel et collectif. Des hygiénistes du
XIX° siècle, et autres philanthropes éclairés,
au "franchouillard" plan Vigipirate la logique est identique :
éradiquer l'aventure, l'imprévisible, l'animal dans
l'humain. Avoir peur de tout et surtout de son ombre. Mais l'ordre
abstrait induit, toujours, une société mortifère,
où la sécurité et le bien-être se payent par
la certitude de mourir d'ennui.
Dès lors les rebellions juvéniles, la désaffection
du politique, les terrorismes, les croyances archaïques, les
symbolismes divers et fanatismes de tous bords, qui reprennent force et
vigueur, laissent pantoises toutes les bonnes intentions du moralisme
ambiant. Mais, en même temps, ces phénomènes sont
l'expression, plus ou moins perverse, d'une vitalité
retrouvée.
Aussi choquant que puisse paraître le rapprochement, il y a dans
les effervescences musicales, dans les violences urbaines, dans les
révoltes contre un ordre économique mondial, tout comme
dans le terrorisme et dans l'indifférentisme politique rampant,
le même désir de rompre avec un ordre vertical,
patriarcal, civilisé, qui sait, avec certitude, ce qu'est le
bien, et qui entend, totalitairement, l'imposer à la
planète entière.
L'analyse, en termes de contrat social, de citoyenneté,
d'idéal démocratique est totalement impuissante à
expliquer les éruptions des passions et émotions
tribales. Irruptions qui, dans tous les domaines, professionnels,
culturels, cultuels, sexuels, n'en sont qu'à leur début.
La géopolitique est, aussi, impuissante à analyser le
ressurgissement des passions sociétales.
Que ce soit dans l'ex-Yougoslavie, au Kosovo, en Afrique, en Palestine,
en Algérie ou en Afghanistan, c'est la mémoire
immémoriale des cultures ou religion déniées qui
est à l'origine du retour tragique des massacres, carnages et
autres terrorisme suicidaires.
C'est cet impensable qu'il faut penser. Non plus, simplement, au
travers de nos catégories issues des grands systèmes
philosophiques élaborées au 18e et 19e siècles,
non plus à partir d'un moralisme universaliste plus ou moins
dépassé, mais bien en considérant ces
phénomènes en eux-mêmes, en essayant de
déceler la raison interne qui les meut.
En la matière, celle d'une érotique collective.
Désir et plaisir du risque. Pulsion de perte du sujet individuel
dans une subjectivité de masse. En son sens strict la «
dépense » qui, aussi, peut faire culture. On
n'expliquerait pas autrement ces actes de «suicide»
terroriste. Affirmations de valeurs immatérielles, contre les
lois d'airain d'un économisme borné. Importance d'une
reliance sociale dans une communauté territorialement
enracinée.
Il y a , si l'on comprend ce terme en son sens !large, de l'orgie dans
l'esprit du temps.
C'est cette érotique religieuse, langagière,
émotionnelle, érotique barbare, sanglante ou simplement
quotidienne, qui échappe aux rationalismes économique et
géopolitique des diverses analyses en cours. Elle rappelle,
contre les divers pouvoirs, la force de la puissance de base, celle qui
fait d'une perte un gain. L'extase est à l'ordre du jour. Il ne
suffit plus de la stigmatiser, mais bien d'en repérer la logique
passionnelle.
Il n'y a pas lieu dès lors de parler des «
événements du 11 septembre » et de leurs
conséquences. Tout comme pour les événements de
68, en les nommant ainsi, on minimise leur portée. On les
réencode dans le schéma politique ou historique, on
s'emploie à les faire rentrer dans une rationalité, ou
une irrationalité, finalisée.
C'est moins d'un "choc psychologique",avec ses conséquences
économiques, qu'il s'agit que d'un tremblement dans
l'inconscient collectif.
Aussi vaut il mieux parler d'un avénement. Celui du
ressurgissement des communautés de destin , partageant des
valeurs " archaïques", c'est-à-dire primaires,
fondamentales.
Celles des émotions et des passions localisées, qui
à l'encontre, et contre, l'uniformité du monde
témoignent du retour de la complexe entièreté de
la nature humaine.
On est bien en présence d'une véritable culture des
sentiments. Culture n'étant pas , seulement, une vue
rationnelle, mais mettant en jeu des affects. Culture incarnée
et qui, dès lors, intègre tous les éléments
d'une telle incarnation. Y compris l'aspect périssable de la
chair !
L'intensité érotique est à ce prix, en ce qu'elle
lie Éros et Thanatos. Forme de Ia jouissance qui au plus haut du
désir, se souvient de tout ce qui l'unit à la mort. Dans
le fracas terroriste ou dans la rébellion quotidienne, tout
comme dans la sécession civile, c'est bien une telle ambivalence
qui s'exprime. Celle de l'émotionnel, celle du partage des
affects et de la douleur. Organicité du bonheur et de son
contraire. Les protagonistes de la Révolution française
voyaient dans le bonheur une « idée neuve » à
promouvoir. On connaît la suite. Il semble que l'on ait fait le
tour d'une telle prétention, et que s'amorce, de tous
côtés, une plus juste appréciation des choses.
Vivre, au jour le jour, la souffrance et le mal en les communalisant.