L'éternelle  «trahison des clercs»

 

Le « pouvoir spirituel laïque» à la française, tel que Paul Bénichou l'a défini, avait ses lois. Mais comme le montre Pierre Grémion dans un remarquable article, il est aujourd'hui en état de décomposition avancée. Grémion date ce processus de 1968. Il s'intéresse en particulier à la figure de Michel Foucault qui est l'homme-orchestre de cette époque cruciale. L'auteur des Mots et les choses proclame que «nous vivons la disparition du grand écrivain» au moment même où, comme le fait remarquer Grémion, il écrème l'École normale supérieure de la rue d'Ulm pour encadrer le Cen­tre expérimental de Vincennes où gauchisme et structuralisme célèbrent leurs noces. Mais peut-on comprendre ces bouleversements sans faire référence à un certain syndrome propre à la haute Université française, bien avant que l'on ne dépave la rue Gay-Lussac ?

75. Albert Thibaudet, « Sur l'histoire du Parti intellectuel », réédité par Le Débat, n°120, mai-août 2002; Paul Bénichou, le Sacre de l'écrivain, Paris, Corti, 1973.

76. Pierre Grémion, « Écrivains et intellectuels à Paris », Le Débat, n° 103, 1999.

 

Il se trouve que traitant également du cas Michel Foucault, son exégète Merquior propose le concept de la « littéro-philosophie » pour décrire le rapport très français de nos philosophes (au moins depuis Victor Cousin) à l'excellence littéraire. Ce qui veut dire en, clair qu'un philosophe n'est reconnu en France — à commencer à ses propres yeux — que s'il accède au statut de « grand écrivain », et par là même à celui de « grand intellectuel ». Non parfois sans une certaine dénégation de la réalité.

Ce qui prend effectivement fin avec Foucault, c'est la fascination exercée par le communisme et ses mortifères apories, symbolisée par la trajectoire politique de Sartre. Mais le primat du style et du «beau geste », le mépris des faits, la disqualification du droit, l'attente d'une Grande Politique, tout cela est reconduit. Ce culte du style fait système avec la recherche d'émotions fortes et le goût plus général de la rupture avec l'ordre des choses, qu'il s'agisse du pouvoir ou plus simplement de la légalité. C'est le règne de ces « autophages » que dénonce Jacques Bouveresse :

Pour les représentants les plus autorisés de l'intelligentsia « de gauche», être de gauche voulait dire essentiellement s'opposer à toute espèce d'ordre ou de pouvoir politique en place [...] puisque tout « progrès » et toute amélioration sur ce point sont parfaitement illusoires".

Ce tropisme des intellectuels français traverse les époques et les modes. Il explique, comme le savait déjà Taine, que l'on sacrifie parfois volontiers le fond à la forme, la rigueur de l'argumentation à l'élégance rhétorique et, finalement, la démonstration au lyrisme des passions sociales ou politiques les plus incontrôlables. Ce primat de la couleur sur le dessin et de l'effet sur les faits n'est pas étranger au succès des nouveaux réactionnaires d'aujourd'hui et au mouvement de fermeture qui affecte bien des débats. Le mort saisit le vif.

77. Jacques Bouveresse, le Philosophe et les autophages, Paris, Minuit, 1976.

 

Les illusions perdues de la posthistoire

 

Mais ce retour en force des passions politiques est également favorisé par un contexte historique très particulier. Peut-être correspond-il d'ailleurs à la clôture d'une parenthèse. Cette douce, trop douce, euphorie qu'évoquait Olivier Mongin en septembre 1988, n'a-t-elle pas un peu anesthésié, dans « l'après- I 989 », le vaillant bataillon qui avait mené les combats antitotalitaires des années 1970 et 1980 ? On a cru un instant sur fond de débâcle du commu­nisme en Europe, de l'apartheid en Afrique du Sud, des dictatures en Amérique latine, que le grand basculement vers la démocratie allait devenir irrésistible, entraînant le refroidissement général des passions politiques. Mais il fallut bien se rendre à l'évidence: si Tocqueville avait été justement réhabilité, il ne livrait pas plus que Marx un «sens de l'histoire» clés en main... Pour un Vâclav Havel comme sorti des Vies parallèles de Plutarque, combien d'Eltsine et de nomenklaturistes qui évoquent davantage Pétrone et ses affranchis devenus des parrains!

Des deux côtés de l'ancien rideau de fer, le retrait de la vague bolchevique fit apparaître des reliefs oubliés, mais non point arasés. Déjà à la fin des années 1970, une droite intellectuelle n'était-elle pas reparue au grand jour, sûre d'elle et dominatrice pour la première fois depuis la Libération, profitant de l'écroulement du mythe révolutionnaire, au lendemain de la fracassante et décisive irruption de Soljenitsyne dans le débat public ? Encore pouvait-on mettre le succès médiatique de ladite « Nouvelle droite » au compte de la soif de revanche et du savoir-faire stratégique d'une minorité de sectaires, qui avaient tiré les leçons techniques du succès rencontré, quelques mois auparavant, par l'opération de marketing intellectuel — la première du genre —baptisée « Nouvelle philosophie ». Et puis le communisme s'écroula, d'un seul coup. Mais certains ne s'en consolèrent pas, et le firent savoir dans un langage parfois ésotérique, mais fort clair sur le fond : « Mieux vaut un désastre qu'un désêtre », écrivit par exem­ple Alain Bachot'''. Façon de dire qu'il vaut mieux avoir tort avec Staline que raison avec Havel'. D'autres le susurrèrent mezzo vote. Le choeur était dans l'ordre des choses. On attendait par contre des voix pour chanter la revanche du réformisme, si longtemps raillé et humilié sur l'utopie meurtrière. On les attend toujours. Et si l'idée de révolution se survivait au-delà de la mort du marxisme ? Ce ne serait pas la première fois que pareille métempsycose se produirait.

 

La décomposition du marxisme

 

Il y a encore des marxistes au sens classique en France, même s'ils sont moins nombreux qu'ils ne le prétendent souvent. Le retour de Marx, toujours annoncé, n'est sans doute pas pour demain. Il existe en revanche une imprégnation marxiste qui imbibe nombre de discours sur « l'horreur économique ». Mais « l'aliénation » qui découle de l'exploitation ion dans le

 « procès de production » n'est pas seule en cause, dans une perspective néomarxiste. Il y a aussi l'aliénation du consommateur sur laquelle, depuis Perec (les Classes), de nombreux romanciers ont fait leurs gammes, à commencer par les Houellebecq, Muray et Beigbeder (99 francs).
Mais certains ont aussi retenu de Marx ses aspects les moins triviaux : une certaine nostalgie du monde « classique », par exemple, un rapport fondamentalement anti-utilitariste à la culture. Il n'est peut-être pas de meilleur exemple d'une déploration post‑ marxiste de la décadence, se substituant insensiblement à la passion
révolutionnaire, que... Guy Debord. Car la lecture de ses Commentaires sur la société du spectacle  réserve toujours quelques surprises

78. Alain Badiou. 1).1411 « désastre obscur », La Tour d'Aigues.. Ed. de L’Aube. 1998.

79, Voir aussi F. Marty. « sujet sans procès », Paris, Gallimard, 1988. p. 125.

80, Guy Debord Sur la Société du spectacle. PUF,1988.