Le procès de Mai 68

 

Faut-il rompre avec « l'esprit de 1968 » ? se demandait récemment Thomas Ferenczi en première page du Monde.

La révolte de 1968 a ainsi resurgi dans le débat public, à la veille de l'élection présidentielle, comme si le scrutin de 2002 avait pour fonction de reproduire celui de 1968, en terrassant l'anarchie et la chienlit.

Ferenczi met bien en valeur le caractère d'exorcisme que revêt depuis quelques années le procès de « Mai 1968 », sans grand rapport avec la réalité des événements, aussi malaisés à interpréter aujourd'hui qu'hier. Il est certain qu'on ne peur comprendre ce qui s'est passé en incriminant seulement la génération qui y a directe­ment pris part, si tant est que cette génération soit unique. Vincent Descombes a fait remarquer très judicieusement que c'est en s'interrogeant sur leurs expériences vécues sous l'Occupation que l'on pouvait comprendre les auteurs-phares de ce que d'aucuns ont appelé la «pensée-68 »r. Cette « pensée», s'il en fût jamais, n'explique ni ne s'explique par les événements contemporains de sa gestation, mais par la perte des repères consécutive à la catastro­phe de juin 1940. On peut prolonger ce type d'hypothèses en souli­gnant le poids, pour les acteurs de Mai, des silences de la génération précédente sur la période 1940-1944 ou celle de la guerre d'Algérie. Le fait que le mouvement ait immédiatement été suivi par des remontées (et des conflits) de mémoire concernant ces périodes n'est pas indifférent, Toutes choses égales par ailleurs, il y a une légende noire de Mai 68, comme il y en eut une de la Com­mune de Paris.

26. Voir Thomas Ferenczi, Le Monde. 19-20 mai 2002.

27. Vincent Descombes, Philosophie par gros temps, Paris, Minuit, 1989, p. 81).

 

Mais il y eut d'abord une légende dorée. Peut-on rappeler les lectures évangéliques ou apocalyptiques de l'événement (Maurice Clavel, qui voyait le Saint-Esprit de Bloy flotter sur les barricades, Michel de Certeau), qui ont peu de choses à voir avec les images de grossier matérialisme (« jouir sans entraves ») ou d'anomisme (« il est interdit d'interdire ») qui prévalent aujour­d'hui. Les analogies politiques étaient à l'exact opposé de celles qui nourrissent la doxa actuelle {le fameux filon « libéral-libertaire » qui expliquerait tout et son contraire). À l'époque, Mai pouvait être... fasciste pour les communistes et certains libéraux. Qu'on ait pu retourner à l'envoyeur le malencontreux « CRS-SS » et comparer les « enragés » de l'époque avec les jeunesses hitlériennes est sans doute quelque chose dont peu de gens se souviennent. Certains l'ont pourtant fait (des professeurs excédés par la brutalité de certaines actions étudiantes, Ionesco et quelques autres). C'est aussi la « ligne » qu'esquisse dès son premier numéro la rédaction de Contrepoint (revue fondée en 1970 par Georges Liebert, avec le concours de « libéraux » et de rescapés des groupuscules d'extrême droite) en republiant des morceaux choisis de la Révolution du nihi­lisme d'Hermann Rauschning (28), et divers autres articles dus à des psychanalystes vomissant 68 {André Stéphane) ou des historiens (Walter Laqueur). On y apprend que Mai est une régression infantile et «anale », ou qu'il ressemble de façon troublante à divers mouvements de la jeunesse étudiante qui ont précédé et peut-être favorisé le nazisme en Allemagne. La méthode analogique présente toujours le même défaut: on ne dit jamais comment on passe du néoromantisme de 1820 ou du fascisme de 1930 à la contestation généralisée de 1968.

28. Hermann Rauschning, « la Révolution du nihilisme », Paris, Gallimard, 1938..

 

 Un seul de ces parallèles « tient la route » : celui qui introduit la comparaison entre « 1848 » et « 1968 ». Il est d'ailleurs notable que les écrivains et publicistes, qui constituent le

« corpus » du présent essai, sont hantés par les grands quarante-huitards déçus — Baudelaire, Dostoïevski, Wagner... —ou leurs contemporains, qui n'y ont pas cru, mais ont été forte­ment marqués par ce printemps utopique, comme Gustave Flau­bert ou Auguste Comte. Houellebecq semble toujours composer d'une certaine manière des pastiches de l'Éducation sentimentale. Phi­lippe Muray pour sa part oscille entre la réécriture du « Dictionnaire des idées reçues » et celle de « Pauvre Belgique ». Il y a aussi de ce Flaubert-là chez un Taguieff; le jeu de massacre de ce qu'il nomme parfois les « idées molles », la traque de la

« bêtise » de beaucoup de dis­cours médiatiques est son fort, comme il l'est, à un niveau beaucoup moins talentueux, de l'hebdomadaire Marianne. On pourra également se reporter aux numéros de contrition sur « les années de l'Utopie» dont la revue Panoramiques de l'ex-maoïste Guy Hennebelle s'est fait une spécialité.

Ce n'est pas que le fameux printemps soit au-dessus de tout soupçon. Comme l'a montré Jean-Pierre Le Goff, il y a un « hérita­ge impossible » de Mai (29). Mais une certaine représentation caricatu­rale de l'événement, la mise en scène par exemple d'une « prise de pouvoir » par les « baby-boomers » (qui a trouvé sa forme classique dans le livre de François Ricard, la Génération lyrique), ressemble plus à la recherche de boucs émissaires ou à un exorcisme collectif qu'à un véritable bilan. À trop diaboliser «68», on frise le procès

en sorcellerie.

Dans des temps reculés (en 1977 ), Chevènement et son courant de pensée clouaient au pilori une improbable « gauche américaine » comme vérité de cette «pseudo-Révolution ».

29. Jean-Pierre Le Goff-, l'Héritage impossible, Paris, La Découverte, 1998.

30. François Ricard, la Génération lyrique. Essai sur la vie et l'œuvre des enfants du baby-boom. 1990, rééd. Castelnau-le-Lez, Climats, 2001.

I1 faut d'ailleurs reconnaître la parfaire continuité de cette thèse avec celle qui, plus de vingt ans plus tard (1999), faisait définir par les « républicains » Daniel Cohn-Bendit comme le candidat des « élites mondialisées ». Régis Debray a, pour sa part, montré l'harmonie préétablie entre cette gauche qui vendu son âme à l'oncle Sam (horresco referons) et Mai 68'2. La même généalogie, reprise par Paul Marie-Couteaux et quelques autres gaullo maurrassiens de même trempe, se retrouve également chez Houellehecq, Muray, etc. avec

toujours les mêmes souffre-douleur (Actuel, Libération, les « French doctors », la deuxième gauche). Mais que penser également de la Pensée-68 de Ferry et Renaut, qui amalgame le mouvement et ses idéologies confuses avec des docteurs qui pour la grande majorité

d'entre eux lui furent, sur le moment, hostiles ou indifférents (Althusser, Bourdieu, Foucault, Lacan). Autre légende noire : Mai 1968 à l'origine de cette « indiscipline des moeurs » que dénonçaient déjà les disciples de Frédéric Le Play dans les années 1890. Un nouveau puritanisme (qui s'exprime paradoxalement aussi par des écrits que jadis on aurait taxés de pornographiques) déferle, stigmatisant le spectre de la « révolution sexuelle», telle qu'elle fut prêchée à travers !'oeuvre de W. Reich'. Il y a là encore amalgames grossiers et anachronismes délibérés. On confond, par­fois délibérément, l'émancipation des femmes, qui commence avant mai 1968 (la loi Neuwirth autorisant la contraception est de 1966), et donc leur liberté sexuelle, et l'exploitation commerciale de la pornographie grâce à l'alibi de la libéralisation des moeurs (films « X » distribués dans Ies salles, sex-shops) dont Mai n'est nullement comptable.

31.Une grande liberté avec les faits tout de même dans cette interprétation; les acteurs de 68 étaient passionnément antiaméricains, le soutien au Vietnam avait été un des déclencheurs du Mouvement ! Mais face aux ruses de la Raison ces pau­vres considérations factuelles s'évanouissent

R. Debray, .Modeste contribution aux cérémonies du dixième anniversaire Paris. Maspéro, 1978.

33. WiIhelm Reich, la Révolution .sexuelle, Paris, Payot, 1970.

 

Quant au déclin de l'autorité, à l'effacement de la figure paternelle, et tutti quanti, il y a là quelque chose qui demande à être examiné avec sérieux. Il importe sur ce point de constater avec le philosophe Joël Roman que « réduire uniquement ces événements à une dimension individualiste et à une volonté d'échapper à toute forme de norme, c'est se tromper deux fois'.' ». Il y avait, pour parler très simplement, une forte composante liber­taire dans 68, un côté « ni dieu, ni maître », mais il serait carica­tural de s'en tenir à cette image. Après tout Jacques Lacan, qui figure au Panthéon de la « pensée-68 », et dont l'influence avant et après le mouvement fut très forte, était un conservateut, un homme d'autorité s'il en fut (Maurras fut son premier maître!) chez qui la référence paternelle (le fameux « Nom du Père») tenait « théori­quement » une place de choix. Il y a loin des travaux sérieux comme ceux sur lesquels un récent numéro de la revue Comprendre permet de faire le point' à la Boxa qui voudrait que la génération de 68 ait voulu détruire la famille, voire prôner la pédophilie. Rap­pelons le bruit causé, au moment des élections européennes de 1999, autour d'un livre oublié de Dany Cohn-Bendit, le Grand Bazar', parce qu'il contenait un passage, sans doute probléma­tique, sur la tendresse entre adultes et enfants dans une commune autogérée de Frankfort...

En réalité, il est clair qu'il s'agit, à travers le procès de 68, de revenir sur l'émancipation des femmes, l'acceptation sociale de l'homosexualité, etc. C'est une fois de plus chez Michel Houelle­becq que l'on trouve l'expression la plus claire de ce grand bond en arrière. D'abord sur le plan descriptif:

Sur le plan de l'évolution des moeurs, l'année 1970 fut marquée par une extension rapide de la consommation érotique

34. Entretien paru dans Parta, 29 août 2002.

35. c. Le lien familial», Comprendre, n" 2, 2001.

36. Dany Cohn-Bendit, le Grand Bazar, Pans, Balland, 1979. 37.M. Houellebecq, les Particules élémentaires, op. cit., p. 63.

Ensuite en s'attaquant à la grande plaie supposée de notre époque: le « libéralisme sexuel ». Mais Houellebecq la date précisément de 1974-1975 et l'appelle «basculement ». Il revient sans cesse à ceux qui ont organisé, selon lui, cette bascule dans le nihilisme euro­péen (longues citations de Nietzsche à l'appui). Sur ce monde réputé pour être dominé par des quinquagénaires issus de la grande convulsion des années 1960 (Serge July, Daniel Cohn-Bendit, etc.), voilà que l'on lit ces lignes assassines:

Ces mêmes années, l'option hédoniste-libidinale d'origine nord-américaine reçut un appui puissant de la part d'organes de presse d'inspiration libertaire (le premier numéro d'Actuel parut en octo­bre 1970, celui de Charlie-Hebdo en novembre). S'ils se situaient en principe dans une ligne de contestation du capitalisme, ces périodiques s'accordaient avec l'industrie du divertissement sur ressenties...

Mais il y a aussi un procès romantique et « populiste » de 68. À l'instar de la célèbre réplique mise dans la bouche de Jean Gabin par Bost et Aurenche dans La traversée de Paris, le cri subli­minal de l'époque aurait été: «Salauds de pauvres ! » On trouvera la formulation achevée de cette idée chez Hervé Algalarrondo, jour­naliste au Nouvel Observateur, spécialiste du contre-emploi idéolo­gique. Dans une veine qui tend à devenir un cliché, Algalarrondo explique, en substance, que les soixante-huitards ont un ressenti­ment inextinguible contre la classe ouvrière qui ne les a pas suivis pendant le mois fatal, et que depuis ils se sont rabattus sur les « immigrés », comme déjà Sartre en 196039. D'où leur indifférence aux questions du chômage et de l'insécurité. L'analyse n'est guère nouvelle; ce qui surprend, en revanche, c'est l'insistance de l'au­teur à agiter le spectre d'un « racisme antipolicier » — présent notamment chez ceux qui instrumentalisent le souvenir de la rafle du Vél d'Hiv —, y compris là où un peu de discrétion s'imposerait.

38.M. Houellebecq, les Particules élémentaires, op. cit., p. 71.

39. Hervé Algalarrondo, la Gauche contre le peuple, Paris, Grasset, 2002. Qui croira sérieusement qu'en juillet 1942, hormis les Juifs, « de multiples groupes étaient déportée ». Quand « Mai 68 porte plainte contre Mai 68 », il n'échappe pas pour autant aux exagé­rations et aux amalgames qui furent son lot.