Le procès de la liberté des mœurs
Le principal
reproche que les nouveaux réactionnaires adressent à Mai 68 concerne les «
mœurs ». C'est Mai comme carte blanche donnée au mouvement de libération de la
morale sexuelle et de l'antique division inégalitaire entre les sexes, qui est
avant tout visé dans les actes d'accusation contre ce mois fluidique. Une
grande partie de la société (plutôt les mâles, âgés et ouvriers-employés, ou
encore catholiques pratiquants) n'accepte toujours pas ce que les sociologues appellent
le « libéralisme culturel ». En particulier lorsque les valeurs viriles et la
«domination masculine» sont mises en cause. C'est le talent d'un Houellebecq
d'avoir senti ce malaise qui ne trouve généralement que des bulletins de vote
pour s'exprimer. Les femmes, leur corps, leur sexualité, leurs comportements,
leur «féminisme» éventuel sont une de ses obsessions majeures. Disons même
qu'il ne recule pas devant la misogynie la plus grossière. On n'a rien vu de
tel depuis Montherlant. En voici un échantillon :
Insupportables à
l'heure du petit-déjeuner les pétasses mystiques redevenaient à celle de
l'apéritif des femmes, engagées dans une compétition sans espoir avec d'autres
femmes plus jeunes'".
Dès son premier
roman, Extension du domaine de la lutte,
il développe un parallèle rigoureux entre les rapports amoureux et les lois du
marche. Le « libéralisme sexuel » se traduit lui aussi par une «paupérisation
absolue». Les mâles y sont victimes d'une nouvelle classe exploiteuse, les
femmes. On assiste en fait au retournement de certaines théories féministes
extrêmes. Et il y a des circonstances aggravantes comme la rencontre du
psychanalyste et de la femme émancipée (aussi néfaste que, pour Jules Michelet,
celle de la femme et du prêtre). Mais l'auteur des Particules élémentaires fait
aussitôt le lien avec son autre grande obsession :
La véritable lutte
raciale ... n'est ni économique ni culturelle ; c'est la compétition pour le
vagin des jeunes femmes'.
Lutte raciale et
lutte sexuelle participent du même être-animal de l'humain. Même basse continue
chez Dantec:
En lisant Philippe Muray j'apprends que la Suède
s'est dotée d'un gouvernement écolo-féministe qui a promulgué son corps de lois
instaurant l'Égalité obligatoire des sexes...
« Voici ce que la société gynocratique
de demain nous prépare: regardez les Suédois d'aujourd’hui et comparez-les avec
ceux qui conquirent les grands espaces hyperboréens''...
Si elle s'exprime
dans un tout autre langage, la position de Luc
Ferry et d'Alain Renaut"
consiste aussi à déduire de Mai 68 une forme de dégradation des moeurs... et
réciproquement. Sauf qu'ici cette dégradation a pour nom l'individualisme.
Chargeant la barque de leurs antipathies philosophiques, le futur ministre et
son coauteur voyaient un lien de cause à effet entre cette révolte contre la
loi, d'une part, et la consécration du « nietzschéisrne français » (Deleuze,
Derrida, Foucault, Lacan) flanqué des «marxistes » (nietzschéisés ?) Althusser
et Bourdieu, de l'autre. Les analyses d'Alain Finkielkraut apparaissent sur
bien des points parallèles à celles de Ferry
et Renaut, tout aussi hostiles à tout ce que peut représenter l'héritage «
libertaire » mais aussi égalitaire de Mai 68, à commencer par le « pédagogisme
» qui, selon lui, a miné l'école républicaine.
9. M Houellebecq,
Extension du domaine de la lutte, Paris, Maurice Nadeau. 1998.
20.1d, le.'
Particules élémentaires op, da, p. 121.
21.M. Dantec, Le théâtre
des opérations, r. 11: Laboratoire de catastrophe générale, Paris,
Gallimard. 21/01.
P. 1-1: r. 1: Journal métaphysique et.polémique. Paris. Gallimard, 1999.
22. Luc Ferry et
Alain Renaut. la Pensée-68 Paris, Gallimard, 1985.
On retrouve la même
inflexibilité dans la position de l'auteur de « la Défaite de la pensée » sur la question de l'insécurité, à
propos de laquelle il juge vaine, et même indécente, toute recherche des
causes sociales de la délinquance. Aussi ne doit-on pas s'étonner que celui
qu'on appelle parfois un « Podhoretz français » (voir plus loin : « WhenJeus
turn Right »), soit l'un des penseurs les plus appréciés par tous ceux qui
prônent une réaction, au sens littéral, contre la «culture de l'excuse » et
toute tentative pour importer en France la «discrimination positive », Alain Finkielkraut avance des thèses
comme toujours très consciemment iconoclastes (encore ce syndrome de la levée
des tabous, par où le « vieil homme » soixante-huitard persiste sous le costume
de l'homme d'ordre) dont on ne saurait méconnaître qu'elles forcent souvent le
trait pour rechercher l'affrontement avec l'idéologie de ceux qu'il nomme avec
mépris les « progressistes». Cette
qualification coïncide largement avec la population que Christopher Lasch appelle de son côté la « nouvelle classe » issue du 68 américain, et certains sociologues
français les « bourgeois-bohèmes ».
Encore qu'on dise tout et son contraire à propos des orientations idéologiques
de cette catégorie sociale aux contours au demeurant très flous que l'on a
prétendue, en mars 2001, simultanément à l'origine du succès parisien de Bertrand Delanoê et de l'échec des
listes socialistes dans le reste de la France. Les bobos préfèrent-ils José Bové ou Alain Finkielkraut. Ou encore ont-ils une place pour les deux dans
leur panthéon personnel. Nul ne le sait.
16. Leo Strauss, le
Libéralisme ancien et moderne, Paris, Put, 1990, p. 17.
17 Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, in
Dialectique des Lumières, Paris, Gallimard, 1914.
18. M. 1 fond
Houelbecq les Particule élémentaires, Paris, Flammarion, 1997, p. 159.