Le procès de l'égalité
L'idéal d'égalité
est-il devenu risible, infantile?
La question
travaille nos nouveaux réactionnaires presque dans les mêmes termes, sinon avec
les mêmes mots, où elle préoccupait déjà en leur temps Flaubert ou Renan. On sait en effet, grâce aux travaux d'Albert Cassagne, comment la
décomposition du romantisme produit chez un certain nombre d'artistes et de
philosophes un rejet de toute illusion sur le peuple, naguère idolâtré. Après,
l'échec de 1848, la désillusion devient rejet de toute idée d'égalité entre les
hommes et les classes sociales. Mais en la matière, Nicolas Berdiaev est sans doute insurpassable. Ce penseur russe,
qui eut une grande influence sur les « non-conformistes
» des années 1930, est à nouveau très en vogue aujourd'hui. Ex-marxiste,
disciple de Joseph de Maistre,
fasciné par le destin de la Russie communiste, fondamentalement antilibéral, ne
préfigure-t-il pas certains itinéraires contemporains ? Dans son livre « De l'inégalité » (publié pour la
première fois en 1923 (61), il écrit:
« Or celui qui s'intéresse à l'essence
de la vie et non à sa surface, devra reconnaître que ce n'est pas
l'aristocratie mais la démocratie qui est privée de fondements ontologiques
[...) On ne peut même pas opposer la Démocratie à l'Aristocratie. Ce sont là
des notions incommensurables, de qualités complètement différentes. La
démocratie représentative peut se donner (tout au plus) pour but la sélection
des meilleurs ».
C'est Maurice Dantec qui noue le plus
clairement le projet d'une «sélection des
meilleurs » au procès de l'égalitarisme. Dans son Théâtre des opérations, il écrit en effet :
« Depuis les origines de la pensée
politique occidentale, deux visions de l'homme et de la société étaient à
jamais fixées [...] et à jamais antinomiques. La première suppose qu'un
«maximum d'êtres humains aient le droit de vivre et de se reproduire sur notre
bonne vieille terre ». Tandis que la
seconde exige qu'un « certain patrimoine artistique et scientifique ait la
chance de perdurer, de se transmettre, d'évoluer, et passe ainsi de générations
en générations (62) ».
59. Albert Castagne, la Théorie de l'art
pour l'art, Paris, Lucien Dorbon, 1959.
60. Voir Nicolas Berdiaev, le Nouveau Moyen Âge,
Paris, L'Âge d'homme, 1999.
61. Id., De
l'inégalité, trad. fr., Paris, L'Âge d'homme, 1976.
Des saint-simoniens
à l'Internationale situationniste, en passant par Renan, Maurras, Alain et le Collège
de sociologie, l'idée d'une nouvelle aristocratie de savants ou d'artistes
n'a cessé de hanter les rêves de l'intelligentsia française.
Vingt ans avant Nietzsche, Ernest Renan écrit :
« Oui, toute civilisation est l'œuvre des
aristocrates. C'est l' aristocratie qui a créé le langage grammatical, ... les
lois, la morale, la raison. C'est elle qui a discipliné les races inférieures (...).
Les races inférieures, comme le nègre émancipé, montrent d'abord une
monstrueuse ingratitude envers leurs civilisateurs (63).
L'aspiration à
relever le régime aristocratique, en l'ouvrant au génie plus qu'à la naissance
n'est pas propre à Renan. Flaubert en
particulier en est obsédé :
« Il eût voulu, nous dit Maxime Ducamp, une sorte de mandarinat qui eût appelé à la direction du pays les
hommes reconnus les plus intelligente ».
Ce fantasme est
récurrent : on le retrouve une génération plus tard chez le littérateur Hugues Rebell qui développe la théorie
des « trois aristocraties » (naissance, fortune, talent) et de leur nécessaire
fusion. Le jeune Charles Maurras
reprend cette utopie dans son « Avenir
de l'intelligence ». N'avait-il pas publié dès 1899 un court récit, « les Serviteurs », dans lequel il
faisait l'apologie de l'esclavage, nécessaire à l'éclosion de la haute culture
? En tout cas, le thème de l'aristocratisme, même s'il ne réclame pas le
rétablissement de l'esclavage, est toujours étroitement lié à celui de la
résistance à la culture de masse où Christopher Lasch voit un axe de la «
révolte des élites' ».
62.M. Dantec, le Théâtre des opérations,
t. I: Journal métaphysique, , op. cit., p. 271.
63. Ernest Renan,
Caliban, suite de la Tempête, in Laudyce Rétat, Histoire et Parole, Paris,
Laffont, coll. «Bouquins », s.d., p. 709.
64.M.A. Cassagne, la Théorie de l'art pour
l'art, op. cit. , p. 181.
Même nostalgie de
la société d'Ancien Régime chez Dantec
: « Encore une fois, il ne s'agit
pas de prôner un quelconque « retour » dévolutionnaire [sic] à un modèle
autocratique de gouvernement, mais de comprendre comment un tiers-État
dominateur, sans contre-pouvoirs effectifs (l'aristocratie, une religion), et
sans une Souveraineté incarnée au-dessus de tous, ne peut que produire
l'abomination marchandé ».
Seule une pensée aristocratique, ou plus
exactement aristo-génique, est en mesure selon moi de protéger la démocratie de
ses terribles tropismes, et la liberté de pensée en chansonnette pour samedi
soir (62)...
Dantec dénonce également les pâles contrefaçons, communistes ou nazies de cet
idéal, et accuse la « bourgeoisie
marchande » d'avoir été incapable « de
faire de la science rationnelle le cadre génitif d'une nouvelle aristocratie (68)».
Pour autant il
serait contraire à la vérité de laisser croire que le procès de l'égalitarisme
est le seul fait des gens de « droite », ou de ceux qui les rejoignent. Car une
vraie question se pose, que Dominique
Schnapper formule excellemment en se demandant si nous ne sommes pas passés
du principe de l'égalité de tous devant la loi, à celui de l'égalité par la loi
(69).
Par ailleurs, les
fantasmes scientistes ne sont ni de gauche ni de droite, car compatibles avec Engels comme avec Maurras. Ils sont, en revanche, une machine anti-égalitaire
confirmée. Depuis que la Nouvelle droite
a remis la chose à la mode, c'est le plus souvent la (socio-biologie, qui fut déjà
la grande caution « scientifique » des antirépublicains de la Belle Époque,
depuis les Sociétés animales
d'Espinas (I 876) jusqu'à « l'Homme,
cet inconnu » d'Alexis Carrel (1935), qui joue ce rôle.
65. Christopher Lasch. la Révolte des
dites, Castelnau-le-Lez, Climats, 1998.
66. M. Dantec, le Théâtre des opérations,
t. II: Laboratoire..., op. cit., p. 161.
67. Ibid., t. I:
Journal métaphysique..., op. cit., p. 295.
68. ibid., t. II:
Laboratoire..., op. cit., p. 19.
69. Dominique Schnapper, la Démocratie
providentielle. Paris, Gallimard, 2002.
Ces « métaphores de
l'organisme selon l'excellente expression de Judith Schlanger (70) — étaient
déjà, fût-ce au nom du « matérialisme », une redoutable machine de guerre
contre la démocratie libérale, dont usaient et abusaient tous ses adversaires,
positivistes maurrassiens, libertaires ivres de scientisme, plus tard,
fascistes de tout poil. Elles imprègnent toute l'œuvre de Céline, Céline le médecin, dont le culte ou l'idolâtrie actuelle
sont loin d'être seulement
« littéraires », et constituent à elles seules
un symptôme important. De Félix Le
Dantec à... Maurice Dantec et à Michel Houellebecq, les sciences de la
vie sont sollicitées à des fins idéologiques transparentes. Qu'on en juge par
les pages enthousiastes que Dantec consacre
à une paléontologue, Madame
Dambricourt-Malassé, qui a l'insigne mérite à ses yeux d'avoir rétabli,
contre les « darwinistes orthodoxes », le finalisme dans l'évolution"'.
Solde général des comptes :
« Ni la liberté, ni l'égalité, ni la
fraternité ne sont accessibles aux masses".
La dissociation
entre démocratie-procèdure et égalité-principe est lumineusement exposée dans
cet aphorisme de Dantec : « La démocratie était en soi un mal nécessaire
à l'expansion des sciences et des techniques, ce n'était pas une raison pour
faire de l'égalité un dogme qui finit par se retourner contre la Connaissance
elle-même » (33),
Pour autant, il
serait faux de laisser croire que le procès de l'égalitarisme émanerait des
seuls nostalgiques de la hiérarchie. La critique de l'égalité prend parfois
l'aspect d'une véritable révolte au nom des identités menacées. Nous la
rencontrons chez presque tous les autonomistes des régions, certains
écologistes, dans les écrits publiés
par la très
« républicaine »
Fondation du 2 mars et chez des polémistes de plus en plus nombreux comme
l'écrivain Christian Combaz, auteur
d'un pamphlet au titre évocateur: Égaux
et nigauds.
70. Judith
Schlanger, les Métaphores de l'organisme, Paris, Vrin, 1973.
71. M. Dantec, le
Théâtre des opérations, t. I :Journal métaphysique...op. cit., p. 367‑374.
72. Ibid., p. 49.
73.Ibid., p. 284.
Combaz écrit par
exemple :
[...] au passage on remarquera le mépris dont
témoigne le mot tribu, qui réduit des petits peuples comme les Hongrois,
Savoyards, Basques [...] au rang de pré civilisés [...]. Les plus enragés
partisans de l'internationale égalitaire, en fait, ne souhaitent pas laisser
remettre en cause le pouvoir qu'ils ont acquis sur la réalité, par des gens qui
sont à la recherche d'une dignité de proximité'.
A l'issue de ce
rapide état des lieux, nous ne voudrions pas laisser croire que notre propos
est de faire le procès des procès. Certaines des flèches décochées par les
nouveaux réactionnaires vont dans le mille, dès lors qu'elles touchent ce que
l'idéologie progressiste ou les effusions humanistes peuvent avoir de vermoulu
ou de fallacieux.
Chacun sait que notre époque est plutôt celle
du doute sur les certitudes d'hier. Nul n'ignore que l'euphorie qui a suivi la
fin de la Guerre froide n'est plus qu'un souvenir. Mais c'est précisément sur
le scepticisme grandissant de notre époque, qui n'épargne pas les fondements de
la société ouverte, que s'édifient silencieusement de nouvelles idéologies de
combat. Car, comme le savait Henri de Saint-Simon, aux époques « critiques » de démolition succèdent
toujours des époques « organiques »
d'affirmation.
74.Christian Combaz, Égaux et nigauds,
Paris, Éditions du Rocher, 2001, p. 31.
L’implicite de
cette démarche est que toutes les opinions ne se valent pas,
qu'il y a des
vérités éternelles qui échappent à
la délibération démocratique. À vrai dire,
ce qui reste de léninisme dans l'inconscient collectif d'une
bonne partie de
l'intelligentsia, qui cimente clans, ligues, factions, micro-appareils
de
pouvoir, sans oublier le goût du secret et des complots, alimente
le mépris de
l'égalité et la conviction que seules des
minorités agissantes font l'histoire.
Exemplaire de ce point de vue est le très intéressant et
subtil ouvrage de Jacques-Alain Miller, responsable de la
Cause freudienne, et qui s'intitule « Lettre
à l'opinion cultivée ». Hors
de la République des lettres, point de salut Le livre autobiographique
de Miller nous ramène aux roaring
Sixties, à ces années soixante, ou années « rock », où s'originent beaucoup de
postures d'aujourd'hui, jusque dans leurs retournements les plus paradoxaux.
86. Jacques-Alain
Miller, Lettre à l'opinion cultivée, Paris, Le Seuil, 2002.