Le procès de la culture de masse

 

« L'industrie culturelle », comme l'appelaient Adorno et Horkheimer'', a toujours été la bête noire des néoconservateurs. Il n'y a pas si longtemps, les considérations pessimistes de la Défaite de la pensée'-' prolongeaient celles de l'École de Francfort, de Hannah

Arendt (la Crise de la culture) et d'Allan Bloom (l'Âme désarmée).
Aujourd'hui le ton a changé. La verve d'un Philippe Muray, qui a beaucoup pratiqué ces auteurs, est intarissable quand il s'agit de ridiculiser le « festivisme» contemporain. Reprenant à Guy Debord l'idée du spectacle, l'auteur de On ferme décrit sous le nom évocateur de

« Cordicopolis », de saveur orwellienne—« la Cité du coeur »—, l'univers de cauchemar qui selon lui est le nôtre, et les zombies qui le peuplent :

« Les Truismocrates [...1 remplissent de tour le pathos du monde leur combat courre l'amiante, la pédophilie, le tabagisme, l'ho­mophobie, la xénophobie... Sauf qu'il n'y a plus de normes, de vie courante, et qu'en s'étendant à toute l'existence la Fête, qui était jusque-là désordre éphémère et renversement des interdits, en est devenue la norme, et aussi la police »

Houellebecq n'est pas en reste lorsqu'il s'acharne, en lecteur averti du Meilleur des mondes d'Aldous Huxley, contre tout ce qui peut avoir trait, de près ou de loin, à l'industrie touristique. Et ce sans s'embarrasser plus que d'ordinaire des conventions poussiéreuses du roman à clefs, en pratiquant la dénonciation ad hominem (Guide du routard, Nouvelles Frontières, Jacques Maillot, etc.). Nouvelles Frontières symbolise ici un gauchisme culturel dont le pape, Jacques Maillot, est décrit comme un «ancien boy-scout et catho de gauche passé par l'UNEF' ». On trouve le même genre de dispo­sitifs chez Muray.

Le tourisme de masse comme métaphore de la décadence contemporaine excite particulièrement la verve des nouveaux réactionnaires. Le thème se trouve déjà chez Leo Strauss' et fournit, comme nous venons de le voir, la trame de Plateforme de Michel Houellebecq.

12. Alain Finkielkraut, la Défaite de /a pensée, Paris, Gallimard, 1987.

13. Philippe Muray, l'Empire du Bien. Paris, Les Belles Lettres, 1991, p.14-16.

14. M. Houellebecq , Plateforme, Paris, Flammarion, 2001. p.

15. Ph. Muray, On ferme, Paris, Les Belles Lettres, 1997. p. 36-1. ainsi que la description (le Homo festivus dans Après l'Histoire, t. 1, Paris, Les Belles Lettres, 1999.

 

Le mépris du touriste, qui vise ici les «classes moyen­nes », prend pour cible une forme de loisir qui s'est continuellement démocratisée depuis le Front populaire (voir en particulier les descriptions peu flatteuses des premiers « congés payés » dans les Décombres de Lucien Rebatet); de fait, partout où il y a massification, la critique se déchaîne. Massification veut dire en effet entrée des « masses» où, selon la pensée plus ou moins avouée, elles n'ont rien à faire. Le cas de l'école (auquel on peut rattacher depuis quelque temps celui de l'université) est particulièrement flagrant. S'il en est peu pour attaquer, comme Alain Soral, une conquête aussi évidente que la mixité, beaucoup raisonnent, sur ce terrain, comme si de « nouveaux barbares » menaçaient de mort les bastions, soit de l'élire, soit du « peuple » (blanc). Les cris d'orfraie qui ont accueilli, il y a peu, une mesure de «discrimination posi­tive » aussi modeste que celle consistant à admettre à Sciences-Po quelques élèves particulièrement brillants des lycées de banlieue,en disent long.

La revue Panoramiques, où écrivent de nombreux soixante-huitards repentis, s'est fait une spécialité de dénoncer, numéro après numéro, la « violence scolaire », le «déclin de l'école républicaine», la « montée des communautarismes » et tout récemment l'avorte­ment (voir en particulier le récent numéro « 230 000 avortements par an: que faire ? »). Or, la plupart du temps, sont montrées du doigt, pour expliquer la source de tous ces maux, outre l'inévita­ble «décadence de l'autorité » (du père, du professeur, du prêtre, etc.) due à l'annus horribilis (1968), les « populations d'origine étrangère» qui font que le niveau baisse et que les parents soucieux de L'avenir de leurs enfants, les mettent, la mort dans l'âme, « dans le privé ». On voit ici le lien avec le procès de l'islam (voir plus loin) et celui de a l'immigration ». Le rejet des nouveaux barbares (appelés parfois «sauvageons ») est souvent le contenu latent des

hymnes à l'école républicaine d'antan. Il faut d'ailleurs remarquer que si les intellectuels néoconservateurs, souvent liés au «pôle républicain », jouent sur la hantise d'une école qui ne serait plus celle de Jules Ferry, nombre des auteurs que nous avons retenus, s'en abstiennent, préférant railler le a multiculturalisme » et ses illusions humanitaires, comme Michel Houellebecq ou Philippe Muray le font à longueur de pages. C'est parce qu'il est le principal diffuseur de cette illusion que le ministère de la Culture fait l'unanimité des néoréactionnaires contre lui (y compris d'un Dantec qui a sur la culture des masses, rock et SF obligent, des vues beaucoup moins hostiles). Les « festivocrates » d'État en prennent pour leur grade chez Philippe Muray («Jack Lang, lequel ne se contente plus d'avoir autrefois imposé ce viol protégé et moralisé qu'on appelle Fête de la musique, mais entend s'illustrer dans de nouveaux for­faits à commencer par la greffe dans Paris de la Love Parade de Ber­lin' ») qui ne se prive pas d'appeler à la rescousse Giono, Céline et, bien entendu, Debord. Le spectacle est partout, et la culture nulle part; tel est le dernier mot d'une pensée qui dénonce la dégra­dation de la

« vraie culture» en « Carnavalgrad », a espaces de convi­vialité », «ruée vers l'art », «  activités d'épanouissement », etc. Der­rière tout cela, comme derrière les philippiques de Houellebecq contre la culture à la «Jacques Prévert », on ne peut que deviner, en négatif, l'idée que les jouissances de l'esprit ne sauraient être accessibles aux « Bouvard et Pécuchet », aujourd'hui flattés et célébrés, sinon au pouvoir. La référence à Flaubert, insistante, est là pour faire lien avec la véritable cible, qui est l'égalité démocratique. La conclusion, explicite chez un Houellebecq ou un Dantec, c'est qu'il faut un nouveau «pouvoir spirituel » qui chassera les marchands du Temple et refera du savoir et de la culture un sacerdoce.

I-. Ph. Muray, « l'Engin du Bien », op. cit„ p. in.

Comme chez Comte, cité par Houellebecq, la fascination pour un catholicisme de combat en découle, sans que la question de la Foi soit posée. Maurras appelait cela en son temps l'Avenir de l'intelli­gence. Une nouvelle « Action française » est-elle pour demain ? l'heure du «contre-mouvement » (Dantec), de la « bifurcation » (Houellebecq), tout paraît possible...