CHAPITRE I
La levée des tabous
Il y a
indiscutablement une nouvelle ambiance dans l'air. "The Times are changing" chantait Bob Dylan dans la lumière de l'été 1965. Reprendrait-il le refrain
aujourd'hui qu'il ne serait plus compris de la même façon. Le « Parti intellectuel
» a viré de bord. Nous lisons ainsi en dernière page de Libération (6) le
portrait d'un certain Soral, encore
plus représentatif de ce même « air du
temps ». Auteur d'un « petit livre orange»
présenté comme un lexique qui, paraît-il, a trouvé beaucoup de lecteurs,
l'intéressé égrène des propos de comptoir qui laissent rêveur. Qu'on en juge. À
l'entrée « France », on peut lire:
(..c’ était un pays latin (système D,
farniente, drague...) et devient progressivement, sous la pression du
libéralisme (finance transnationale et immigration sauvage) un pays
d'Anglo-Saxons névrosés envahis de Maghrébins hostiles ».
C'est ce que le
journaliste de Libération appelle, faisant référence à Houellebecq, Muray et Renaud Camus, la « libération de la parole gauloise ». Certains, comme le romancier Yann Moix (8), veulent couvrir cette vulgarité du grand manteau des
Bloy et des... Péguy. Mais lorsque Bloy,
Péguy et même Céline usaient des imprécations, vociférations, injures, insultes,
voire de la scatologie, il y avait encore un certain risque à le faire, risque
dont se nourrissait leur verve iconoclaste. La chape de plomb du conformisme
était telle que l'exercice procédait à la fois de la transgression authentique
et de la jubilation: «Jamais nous ne nous
lasserons de scandaliser les imbéciles », écrivait Bernanos (9)
6,Libération, 10
juillet 2002.
7. Alain Sont
Jusqu'où va-t-on descendre ?, Éditions Blanche, 2002.
8. Dans L'Express,
1" août 2002, l'auteur du best-seller Podium consacrait un papier
enthousiaste au pamphlet de Soral.
9. voir Georges
Bernanos, les Enfants humiliés cité par François Richard, L’Anarchisme de droite, Paris, PUF 1983, P- 95.
10.Le Figaro. 23
mai 2002.
Le phénomène ne se
limite pas aux intermittents de la comédie intellectuelle made in Paris. De
grands esprits voudraient aussi que, dans ce domaine du moins, il soit
« interdit
d'interdire ». Ainsi du philosophe Pierre
Manent condamnant l'obsession du langage châtié, caractéristique de la
civilisation française dont Rousseau dénonçait
déjà l'hypocrisie, et qui entrave l'expression spontanée des passions sociales:
(10).
Mais le « langage châtié » et la prohibition
relative de la parole « spontanée » ne sont-ils pas intimement liés au «procès de civilisation » (Norbert
lilas), c'est-à-dire au souci d'éviter que les passions sociales
contradictoires ne se résolvent dans la violence? Grave question que nous
n'avons pas la prétention de trancher ici, sauf à remarquer que les mouvements
autoritaires se sont souvent prévalus du « bon
sens » populaire et que « les
incivilités idéologiques » furent leur fort.
Il est tentant,
comme nous l'avons suggéré plus haut, de ramener le discours des « nouveaux réactionnaires » à une rhétorique
accusatoire bien connue. On y retrouve d'ailleurs toutes les antiennes du
pessimisme culturel remises au goût du jour, mais aussi des thématiques plus
originales. Nous avons été abreuvés ces derniers temps par « l'instruction » concomitante du procès
de Mai 68 ,du procès de l'islam (le plus « tendance »), du procès de la
culture de masse,
de l'antiracisme, voire de l'antifascisme Ces procédures partent parfois de
questions légitimes — pourquoi faudrait-il s'interdire de critiquer les excès
d'un certain «antiracisme institutionnel », par exemple ? —, mais les
retournent vite en idéologie de combat. Le même mécanisme se retrouve dans la
dénonciation du « communautarisme » : rien à objecter a priori, à ceci près que
c'est toujours le communautarisme de tatare qui fait problème ; on en prend la
mesure avec la récente vague d'islamophobie et l'ampleur du vote Le Pen le 21 avril et le 5 mai 2002.
Même le procès de l'antifascisme, pour légitime qu'il puisse paraître, lorsque
ce dernier est instrumentalisé comme alibi pour ne pas parler des crimes du
communisme, peut aussi produire de dangereux effets de déculpabilisation. On
passe de l'idée des « totalitarismes jumeaux » (communisme et nazisme) à un
relativisme moral et politique qui met, par exemple, sur le même plan
résistance et collaboration. On l'a vu récemment en Italie, où. la
« relecture » de la période mussolinienne tourne à la réhabilitation rampante
du Duce.
En fait, les
nouveaux réactionnaires, grands artificiers de cette levée générale des tabous,
se reconnaissent moins à leur argumentation qu'à leurs passions et à leurs
aversions. C'est par là qu'il faut entamer notre exploration, car c'est par là
qu'ils se rendent indispensables au débat public et réinvestissent
progressivement le devant de la scène. De ce phénomène, la presse, les revues
et les essais fournissent des exemples remarquables. Mais c'est peut-être chez
les écrivains et dans la fiction contemporaine que l'on en trouvera les
illustrations les plus explicites.