INTRODUCTION
Nous faisons de notre mieux pour qu'aucun
doute ne subsiste sur la valeur des mythes qui renaissent de la putréfaction
des idéaux.
Paul
Valéry, «Lettre-Préface» à
Keyserling,
Le monde qui naît, 1934
Vous êtes réactionnaire, c'est bien. Tous
les grands écrivains sont réactionnaires. Balzac, Flaubert, Baudelaire,
Dostoïevski: rien que des réactionnaires. Mais il faut baiser aussi, hein. Il
faut partouzer. C'est important.
Michel
Houellebecq, «Sollers »
personnage des Particules élémentaires, 1997
Le 21 avril 2002 a
emporté bien des certitudes. N'y voir qu'un effet du discrédit des élites,
comme le font beaucoup ces derniers temps, c'est non seulement faire le jeu des
populismes qui ont aujourd'hui le vent en poupe en Europe, mais aussi ignorer
la puissance corrosive des idées qui s'affirment et que traduit le retour de
thèmes aux saveurs un peu oubliées: l'ordre, l'autorité, la restauration des
valeurs, le «peuple réel» (souvenons-nous un instant du «pays réel» de Charles Maurras),
voire le culte des
racines et des identités constituées. Autant de figures
qui renvoient en
réalité à une méfiance de plus en plus
marquée à l'égard de la démocratie, de
l'État de droit et des fondements d'une «
société ouverte » au moment même où
on les croyait durablement installés dans les esprits.
Comme le dit Pierre Hassner, nous entrons peut-être
dans un monde qui sera davantage celui de Hobbes,
de Nietzsche, voire d'un certain Marx, que celui de Locke et de Kant (paix
perpétuelle et République universelle). Exit l'État de droit, retour à
l'État-Léviathan comme ultime recours devant le spectre de la
« guerre de tous contre tous ». Tel serait
le programme du « siècle qui naît ».
Mais l'idée d'une
revanche du peuple sur les élites masque également les contributions actives
d'une bonne partie desdites « élites » — en l'occurrence de l'intelligentsia
française - à ce brusque changement de climat idéologique. Pour ne pas être surpris
par la « petite ère glaciaire» qui
s'annonce, il faut sans doute reconsidérer le jugement porté un peu rapidement
sur la « conversion » des
intellectuels français à la démocratie, aux droits de l'homme et à l'État de
droit — le « triangle d'or » évoqué un
jour par le même Pierre Hassner2 —
dans les années 1980: le fracas des événements récents conduit en effet à
réviser nombre d'idées reçues sur l'état des esprits. Les passions les plus
archaïques de la communauté intellectuelle, un temps gelées par les baisers
Lamourette de l'antitotalitarisme, semblent revenir au galop.
Certes les retours
aux sources ne sont pas nécessairement des retours en arrière. Certains vont
chercher dans les oeuvres du passé de quoi éclairer le présent : c'est le cas
des Furet, des Lefort, des Blandine Kriegel,
des Philippe Raynaud, qui, exhumant
un XIXè siècle français injustement oublié, ont réintroduit Constant, Guizot, Quinet, et bien sûr Tocqueville déjà
« redécouvert » par Raymond Aron au temps de la Guerre froide. Mais il en est d'autres
qui prennent la forme d'authentiques régressions et visent en son coeur, sans
toujours l'avouer, le projet démocratique lui-même et son ambition égalitaire.
C'est à ce type d'offensives que nous assistons aujourd'hui.
I . Voir Thérèse
Delpech, Nicole Gnesotto et Pierre Hassner (table ronde), Face aux nouvelles menaces, quelle coalition antiterrorisme s
Esprit novembre 2001.
2. P Hassner, la
Violence et la paix. Paris. le Seuil. coll. Points -, 2000.
Ces attaques,
parfois ouvertes, parfois encore dissimulées, s'en prennent en priorité aux «
idoles » d'hier, avec une efficacité à faire pâlir les prophéties les plus
pessimistes véhiculées jusque-là par les seuls « thrillers » d'anticipation,
dans la littérature ou au cinéma... Combien dérisoires nous apparaissent
désormais les « grands débats » qui agitaient hier encore le Landernau. Ceux
qui annonçaient k règne de la «pensée unique» se sont finalement battus contre
des moulins à vent, ou se sont carrément trompés de cible. Ceux qui, avec les
derviches tourneurs du « mouvement social », promettaient de nouveaux « pôles
de radicalité » semblent aujourd'hui aussi démunis que les autres devant les
bouleversements du paysage idéologique et politique.
Certes les nouveaux
réactionnaires ne forment pas, ou pas encore, un mouvement structuré et
conscient, avec ses manifestes, ses tribuns charismatiques, ses écoles et ses
querelles d'école. li ne s'agit pas non plus d'une réédition de l'opération « Nouvelle droite » modèle 1978. 11 n'y a
pas de « chef d'orchestre». Ce que
l'on perçoit, ce sont plutôt les échos de marteaux sans maîtres poussant leur
petite musique sans crainte de la cacophonie. Ce basculement, sensible pour
beaucoup, résiste aux tentatives de qualifications. « Populisme », « néoconservatisme»,
« national-républicanisme »... Les mots pour le dire
éclairent très imparfaitement
le phénomène, comme ils peinent à rendre compte
des sautes d'humeur du corps
électoral. C'est en réalité une nouvelle
réaction (au sens premier du mot) qui
se met en place et dont les ramifications peuvent être
observées dans des
canaux aussi divers que les ouvrages de philosophie politique ou
morale, les
essais, les romans, les bandes dessinées, les slogans
publicitaires, les
paroles des chansonnettes, et naturellement les cercles, clubs ou
fondations où
se concertent les fameuses « élites ». C'est
pourquoi nous parlerons ici de «
nouveaux réactionnaires », bien que les
réactionnaires soient rarement «
nouveaux » autrement qu'au sens banal de la relève des
générations. Ce qui est
nouveau, en revanche, c'est que l'offensive actuelle se déploie
simultanément
contre les deux pôles historiques de la culture politique
française, qui
prônent une société ouverte et pluraliste : la
gauche égalitaire et la droite
libérale. En effet, l'anti-égalitarisme que l'on
voit se développer aujourd'hui
chez certains est aussi un nouvel « illibéralisme »
qui n'a que peu de points
communs avec celui du gauchisme traditionnel. Au fond, la
réaction actuelle
n'épouse aucun des clivages convenus de la vie politique de ces
dernières
années.
Tout se passe
pourtant comme si on voulait continuer à nous persuader, en dépit de tout, que
le débat public a toujours lieu entre libéraux et sociaux-démocrates, voire, au
sein de la gauche, entre la « vraie gauche » et les « sociaux-libéraux ». Cet
entêtement dans la routine intellectuelle et, disons-le, dans le verbalisme
incantatoire, est à la fois dérisoire et quelque peu hasardeux. Comme l'est,
dans un autre genre, la ritournelle sur les « intellectuels médiatiques»
véhiculée par certains organes de presse'. L'affaire est en définitive bien
plus grave que cela.
Peut-être
allons-nous vers la généralisation de ce que Jürgen Habermas appelle des positions « néoconservatrices». (4) On sait que l'on a baptisé ainsi, de
l'autre côté de l'Atlantique, le tropisme de certains démocrates déçus par le
manque de fermeté de leur parti, sous Carter en particulier, devant la menace
soviétique et la montée du «politiquement
correct ». Beaucoup d'intellectuels juifs, jadis piliers du syndicat
ouvrier American Federation of Tabor (AH.), ont rejoint ce courant, pour les
mêmes raisons et pour d'autres plus spécifiques (guerre des Six Jours en 1967 ;
crise de la vieille alliance des minorités, essentiellement dans les rapports
Juifs/Noirs). Des revues comme Commentary (Norman Podhoretz) et The Public sont
ainsi passées du libéralisme (au sens américain, c'est-à-dire de gauche) au «
néoconservatisme » *
3. Voir à ce sujet
l'article archétypique de Maurice
Maschino, «Les nouveaux
réactionnaires», dans Le Monde diplomatique, octobre 2002.
4.Jürgen Habermas, Écrits politiques,
Paris, Cerf, 1988. interest (Irving Kristol)
Cette évolution a
un air de famille avec celle que l'on peut observer en France, y compris en
raison du rôle qu'y tiennent des intellectuels juifs issus de la gauche,
devenus défenseurs inconditionnels d'Israël et désillusionnés de
l'anticolonialisme, de l'antiracisme, etc. Dans le même ordre d'idées, on
signalera que certains des néoconservateurs les plus en vue ont été des
disciples de Leo Strauss, et que la défense des humanités contre les « nouveaux
barbares» de l'école et de l'université de masse est chez eux une détermination
très importante, à Princeton comme à Paris.
Mais le climat
hexagonal a ses spécificités. C'est le cheminement de cette « nouvelle vague» française qu'il s'agit
de reconstituer ici, sans diabolisation aucune. D'abord en identifiant les
points d'impact de ce courant dans le débat public : ce sera l'objet de la
première partie de notre enquête. Les nouveaux réactionnaires se retrouvent
d'abord autour d'antipathies communes et d'un goût que l'on croyait passé (sauf
chez quelques héritiers de Céline, modèle insurmontable en la matière, et
autres folliculaires des groupes extrémistes) pour la provocation, l'insulte,
la dénonciation ad hominem et la transgression systématique de tous les tabous.
La libido réactionnaire, qui peut ici s'offrir le luxe de reprendre le plus
discutable de « 68 » (« Il est interdit
d'interdire!
»), pousse en effet à brouiller méthodiquement les
frontières
du « dicible » et du nondicible. Cherchera-t-on
à nous faire encore une fois
le coup de « l'anarchisme de droite » ? On sait que cette
expression a servi à
couvrir les nostalgies autoritaires, lorsqu'elles devaient recourir
à la
dissimulation (écrivains vichystes et collaborateurs aux
lendemains de la
Libération). En réalité, nous n'en sommes plus
là aujourd'hui. Le désir de
réaction se répand désormais au grand jour
à travers différents « procès » :
celui de Mai 68, celui de la culture de masse, celui des droits de
l'homme,
celui de l'antiracisme, plus récemment celui de l'islam...
Autant de totems et
d'intouchables
déboulonnés les uns
après les autres par une verve iconoclaste progressivement déculpabilisée.
Progressivement, car il s'agit d'une mécanique; chacune de ces «procédures »
favorise l'ouverture de la suivante tout en rendant plus acceptables des
opinions jugées jusqu'ici intolérables. Le procès de Mai 68 rend ainsi plus
aisées les attaques contre l'école et l'université de masse et banalise peu à
peu l'expression de points de vue « antijeunes
». De même, le procès de l'antiracisme tourne à la banalisation des discours
xénophobes bien au-delà de leurs émetteurs traditionnels, comme le prouve la
vague récente d'islamophobie. Au total, les dégâts ne sont pas minces: c'est
toute une réflexion ouverte qui se fige soudain dans des passions naguère
encore inavouables.
À chacune de ces
offensives, beaucoup ont ressenti plus ou moins clairement la gestation d'un
mouvement à la fois antiégalitaire et « illibéral
» dont les coordonnées échappaient aux classifications habituelles. Mais
personne ne s'est soucié de repérer les généalogies intellectuelles et les
passerelles idéologiques qui ont permis ce basculement. Ce sera le second temps
de l'enquête.
L'histoire des
intellectuels français possède ses invariants. À trop les négliger, on tombe
vite dans les inconvénients jumeaux de l'inquisition moralisante ou de la
complaisance oublieuse. Au xxe siècle, le sacerdoce intellectuel français a
connu deux dogmes rassembleurs, liés aux noms de Maurras et de Marx. Le
premier a été durablement délégitimé par ce qui s'est passé entre 1940 et 1944,
mais n'a pas cessé pour autant d'exercer une influence souterraine. On le vit
encore à la fin des années 1970, lorsque le GRECE, plus connu du grand public
sous le nom de « Nouvelle droite »,
entreprit de reconquérir « culturellement » la société française à ce type
d'idées, sans les présenter comme telles, mais en les traduisant dans un
langage acceptable pour un intellectuel de gauche moyen. Ainsi, la défense de
l'inégalité et la recherche de la pureté ethnique passaient-elles par l'affirmation
du « droit à la différence » et de celui de vivre et travailler au pays.
On peut en dire
autant du marxisme qui a dominé les générations suivantes, même si l'interdit
est dans ce cas moins fort. Mais il faut encore ajouter à ces spectres qui hantent
notre République des lettres l'évolution, décisive comme elle le fut de l'autre
côté de l'Atlantique, de plusieurs catégories, qui possèdent d'ailleurs des
interfaces: d'anciens militants de la contre-culture des années 1970, certains
intellectuels juifs, certains libéraux repentis... Ceux-là mêmes que Régis Debray a qualifiés « d'êtres
hybrides» : « conservateurs
révolutionnaires » , « traditionalistes subversifs », «démocrates autoritaires ». (5)
C'est bien sur les
ruines de ces courants et dans le lexique de ces oxymores qu'ont grandi les
nouveaux réactionnaires d'aujourd'hui et que se sont construits ces
itinéraires insolites que nous découvrons aujourd'hui de Trotski à Carl Schmitt,
des «années rock» au culte académique de la langue classique et du latin
d'école, du gauchisme chevelu à la croisade contre les fadeurs vénéneuses de
la modernité... Mais c'est peut-être en littérature — après tout, nous sommes
en France! — que s'illustre le plus clairement ce backlash idéologique,
notamment chez des auteurs comme Dantec
ou Houellebecq auxquels nous
réserverons une place de choix dans ce maquis de la nouvelle réaction: celle
d'éclaireurs. Place qu'ils assument d'ailleurs crânement et avec un talent
indiscutable.
Reste à situer le
lieu géométrique de tous ces itinéraires. D'aucuns, échaudés par trop de
complots imaginaires, pourraient penser qu'il n'existe pas. Nous sommes d'un
avis contraire. Une sensibilité collective, comme celle qui poussait toute une
génération en 1950 vers le « progressisme» ou qui animait plus généralement
tous les « partis intellectuels » qui ont défrayé la chronique depuis Péguy,
n'a pas besoin d'être voulue pour exister. Comme on disait dans les fiévreuses
années «structuralistes» de notre jeunesse, c'est un « procès sans sujet ».
Dire cela, ce n'est pas méconnaître que cette inspiration commune rencontre des
inflexions très différentes, voire des contradictions chez les uns et les
autres, mais soutenir que quelques convictions simples sont susceptibles de
les rassembler.
Article du monde http://olivier.hammam.free.fr/actualites/documents/reacs/monde.htm