Conclusion

Tout le monde se demandait encore le 10 septembre 2001 si Michel Houellebecq aurait le prix Gon­court. On sait aujourd'hui que non seulement il ne l'a pas eu, mais que le « scandale » provoqué par ses déclarations antimusulmanes, antiarabes, pétainistes, etc., est aujourd'hui bien éclipsé par des affirmations beaucoup plus « théoriquement » structurées, qui sont allées dans le même sens, sans causer de semblables émois. Des intellectuels qui sont toujours considérés comme «libéraux» —mais sans doute l'usage de ce qualificatif autovalorisant peut-il être source de confusion — poussent aujourd'hui leur avantage en mani­festant publiquement leur gratitude à ceux dont ils voient, en toute lucidité, qu'ils ont joué « objectivement », comme diraient les mar­xistes, le rôle d'éclaireur. Ainsi Alain Besançon, au moment même où la campagne contre l'islam redouble d'intensité, a-t-il éprouvé le besoin de rendre par deux fois (dans Commentaire, puis dans Le Figaro) un hommage appuyé à Houellebecq. Le fait, en lui-même plutôt anodin, n'est pas un symptôme isolé. Nous avons évoqué plus haut le «coup de foudre» de Dantec pour Jean Madiran. On sent, comme dans d'autres périodes de transition, des possibilités encore plus paradoxales. Une « jonction sur l'Elbe» de littérateurs venus du milieu « rocker », voire de la «nuit parisienne» des années 1980, et d'intellectuels de droite rescapés ou non du stalinisme va-t-elle se produire? Une convergence plus généralisée entre les « Bains-Douches » et le Quai Conti, pour improbable qu'elle paraisse, prouverait qu'en histoire des idées les parallèles peuvent un jour se croiser.

La nouvelle pensée réactionnaire existe. Nous l'avons rencontrée. Gageons que ceux qui aujourd'hui cloutent de son existence n'auront demain qu'elle à la bouche. Mais des questions multiples se posent à son sujet. Cette idéologie montante trouvera-t-elle un débouché politique ? Certains indices sont déjà là pour en faire raisonnablement l'hypothèse. Une extrême droite qui se croit le vent en poupe  une ultragauche déboussolée font déjà fête à tel ou tel héros de notre fable. On sait d'expérience dans ce pays comment naît une droite révolutionnaire et à quels abandons une certaine gauche est parfois prête au nom de la lutte contre les «gros», l'argent ou quand elle (re)découvre théâtralement la nation ou le peuple. Certes le « Cercle Proudhon» ou les liaisons dangereuses des années trente ne reviendront pas à l'identique. Le ventre n'est plus fécond... Mais si, comme toujours, serait-on tenté de dire, ta France est en avance dans l'inventivité des synthèses nouvelles, véritables « articles de Paris », il faut alors se demander si le retour du balancier est une exception française de plus. Il semble bien que non.

Actuellement, c'est le vent d'Amérique qui est porteur de réaction, avec la droite religieuse au pouvoir et l'idée, renouvelée, d'un «destin manifeste» qui ne recule pas devant la réduction des libertés publiques et la stigmatisation des pauvres. Non sans d'étonnants retournements dans l'image de l'Amérique chez ceux qui font profession chez nous de « national-républicanisme » ou de nationalisme tout court. Hier suspects de vouloir substituer le marché ou les droits de l'homme à la politique réelle, les États-Unis deviendraient-ils aujourd'hui le modèle enfin trouvé d'une République musclée, fondée sur la puissance et le patriotisme? On serait enclin à le croire à entendre certains discours d'aujourd'hui où, des deux côtés de l'Atlantique, revient le thème de l'« Europe décadente ». La conjonction entre l'offensive des droites religieuses aux États-Unis, l'évolution «sharonienne» d'Israël et celle des popu­lismes européens représente en tout cas, pour la droite libérale comme pour la gauche égalitaire, le défi à relever en ce début du XXIè siècle. Loin de constituer un procès supplémentaire, cet essai aura, je l'espère, contribué à le faire comprendre. Il constitue, en tout cas, une invitation pressante à prendre ses responsabilités dans un espace public intellectuel qui ne se porte pas si bien.