CHAPITRE II
Chemins de traverse
Comme nous l'ont
enseigné les maîtres de la « Nouvelle
histoire », il y a la conjoncture et il y a la longue durée. Ces attaques
répétées contre les tabous d'hier n'ont pas surgi ex nihilo d'une époque
fatiguée. Elles procèdent en droite ligne d'une histoire intellectuelle
nationale sujette à de fréquentes remontées d'acide. Décrire les symptômes est
une chose, en rechercher les causes en est une autre. Ces procès que nous
venons de rapporter ne sont que les manifestations les plus apparentes de la
réaction contemporaine dans le débat public.
Si l'on veut en
saisir un peu mieux les ressorts, il faut se pencher sur les personnages qui la
nourrissent, sur les itinéraires qui les y conduisent ; faire le compte des
égarements, mesurer les reconversions, apprécier les recyclages, bref faire un
peu d'histoire, en tenant compte de la part de l'aléatoire en ce domaine. Non
certes pour stigmatiser tel ou tel ou pour retourner à l'envoyeur le compliment
de la dénonciation ad hominem, mais pour comprendre comment de bons esprits ont
pu passer, en moins d'une génération, du marxisme doctrinaire au culte de la
souveraineté et des idiosyncrasies nationales, de la contre-culture des années
1960 et 1970 à la nostalgie des humanités, du franco-judaïsme universaliste à
la défense inconditionnelle d'Ariel Sharon, de la lecture de Tocqueville à celle de Carl Schmitt...
De tels
retournements ne tombent pas sous le sens et ne peuvent s'expliquer ni
par la
seule volonté de rupture, ni par la versatilité de la
gent intellectuelle.
Cette dernière n'est pas composée seulement de «
maîtres-censeurs » et
d'esprits libres. À suivre quelques trajectoires
représentatives, on s'aperçoit
que le backlash idéologique actuel s'alimente tout autant du
réveil de certaines
références oubliées que de la
réinterprétation — parfois très
personnelle —
d'auteurs, hier encore très en vogue. D'où ces alliages
hybrides et inattendus
que nous observons aujourd'hui. Pour en saisir la logique, il faut
repartir de
quelques invariants de la vie intellectuelle française, de
ce « parti intellectuel » dont Péguy est le premier à avoir parlé et
dont le grand Albert Thibaudet a
esquissé l'histoire, projet repris plus systématiquement pour d'autres époques
par Paul Bénichou (75).