L'âge d'or perdu

 

Hannah Arendt, on le sait, a exalté la démocratie antique, tout en combattant sa falsification jacobine. Plus près de nous, Cor­nelius Castoriadis a vu dans la cité athénienne le paradigme de « l'autogouvemement » qu'il n'a jamais cessé de rechercher. L'une et l'autre ont salué dans les conseils ouvriers de 1918, dans ceux de Budapest en 1956 et dans Mai 1968 (avec beaucoup plus de réserves de la part d'Arendt), la forme enfin retrouvée de la Cité antique ressuscitée. Les historiens Moses Finley (135) et Pierre Vidal-Naquet ont été eux aussi préoccupés des rapports entre démocratie antique et démocratie moderne.

Mais l'expérience des pays commu­nistes a beaucoup tempéré ces élans, dont la source se trouve dans. le Contrat social de Rousseau.

(115). Moses Finley, « Démocratie ancienne et démocratie moderne », préf. de Pierre Vidal-Naquet, Paris, Payot, 1973

Aujourd'hui, les partisans de la « démocratie directe » se tournent plutôt vers la municipalité

« autogérée » de Porto Alegre que vers une Lacédémone idéalisée. Mais l'idée demeure que la démocratie parlementaire est une confiscation du pouvoir constituant du peuple, une

« aliénation », comme disait Rousseau et comme Sartre le répétait encore il y a moins d'un quart de siècle.

Cette nostalgie fondée sur une idéalisation de la démocratie antique (déjà repérable chez les jacobins) conduit mécaniquement à déprécier la démocratie moderne prosaïque, additions d'égoïsmes, régime « sans âme ». Si pour Pierre Manent la démocratie risque d'apparaître comme « un effet sans cause  »(116), pour Marcel Gauchet, elle est orpheline de sa

 « transcendance », car «on n'at­tend plus de la politique la réalisation des fins dernières de l'exis­tence ». C'est à chaque fois la même idée : il manque à la démocratie un fondement qui la dépasse ou un grand dessein, faute de quoi elle reste une «affreuse disponibilité», comme disait déjà Ber­nanos (en 1941, il est vrai!). Bref, elle n'a pas le sens du tragique.

On peut aussi, comme le font, dans des registres différents, Pierre-André Taguieff ou Philippe Muray, reprendre la polémique nietzschéenne dite du «dernier homme» (le

« bourgeois » déviri­lisé des sociétés pacifiées) et moquer le « bougisme » de nos sociétés (leur passion du nouveau pour le nouveau et du mouvement pour le mouvement) et leur promotion du dérisoire Homo festives. C'est quelque part assimiler le mouvement de démocratisation à une marche vers le néant. Cela n'a pourtant rien d'évident. On peut, avec Claude Lefort, voir dans l'indétermination même de la démocratie, sa nouveauté révolutionnaire et un défi qu'il faut toujours relever. Mais nostalgiques des « Grandes Politiques » (voir la force du mythe gaullien), les intellectuels ne cessent de broder sur la colossale médiocrité d'un régime désincarné, «acéphale » (Georges Bataille).

116.P. Manent, “ Problèmes actuels de la démocratie », Commentaire, été 2002. 117.Interview de Marcel Gauchet dans Le Figaro du 29 juillet 2002, propos rapportés par Joseph Macé-Scaron.

Si le péril était en la demeure, le citoyen démocratique serait-il prêt à mettre sa vie en jeu pour la Cité? C'était toute la question du sérieux cher Schmitt. Si tel n'est pas le cas, on baille devant ce «dernier homme » qui cligne de l'oeil. La citation de Luc Ferry qui conclut l'entretien récent de M. Gauchet au Figaro est limpide de ce point de vue:

« Nos démocraties doivent, selon le philosophe et actuel ministre de l'Éducation nationale, apprendre à vivre entre les délices de la liberté et les menaces de la platitude ».

Nous savions déjà par d'excellents auteurs nourris de Tocqueville que l'individualisme démocratique avait ses effets pervers, qu'il pouvait mener à l'« ère du vide », à la « fatigue d'être soi » et donc au besoin de retrouver de nouvelles appartenances, fussent-elles illusoires . Certains, réellement soucieux de l'avenir des démocraties  mettent en garde contre des dérives effectivement préoccupantes (demandes toujours en expansion de « droits-créances » tirés sur une société-vache à lait, affaiblissement du civisme (118).

Pour leur part, chacun dans son langage, Alain Finkielkraut, Pierre Marnent ou Pierre-André Taguieff se montrent inquiets de l'emballement de la machine démocratique vers

« toujours plus » de droits individuels sans contrepartie. Finkielkraut appelle cette dynamique folle la «démocratie-processus». Il y voit la source d'une

« équivoque démocratique » qui profiterait aux «progressistes » qui minent notre civilisation. Comme le résume Daniel Rondeau dans sa recension de l'Imparfait du présent:

Finkielkraut nous dit à voix basse que la démocratie n'est pas toujours l'amie de l'humain "9.

« D'autres font des variations plus osées à la Céline sur l'avachissement généralisé de notre société qui nous livrerait pieds et poings » liés aux modernes fléaux de Dieu (sida, communautarismes (120 ).

118, Voir D. Schnapper  la Democratie providentielle. *p. cit. I L'Express, 18 avril 2002

D'autres encore insistent sur les méfaits de l'hédonisme, qui conduit au nihilisme:

« Ce que je reproche à l'égalité, ce n'est pas d'entraîner les hommes à la poursuite de jouissances défendues, c'est de les absorber entièrement à la recherche de jouissances permises ».

La démocratie est le cache-sexe de l'État. L'industrie du vide y est triomphante.

Taguieff, pour sa part, se réclame de la « démocratie forte » de Ben­jamin Barber, ce qui est parlant, mais au prix d'un contresens possible pour le lecteur pressé. Barber :l'oppose pas la

« démocratie forte » (strong) à une démocratie faible, mais à celle, « étroite» (thin), qui prévaut, avec ses mécanismes purement institutionnels, élec­toraux, etc. La démocratie

«forte » est celle, très tocquevillienne des associations, des corps intermédiaires, des mouvements citoyens'''. L'équivalent en France serait la «démocratie continue » défendue par Dominique Rousseau.

IL n'y a donc pas d'attaque frontale contre la démocratie « procédurale» cher. ces philosophes, mais un scepticisme de bon aloi. Tout au plus déplore-t-on rituellement, comme le fait encore récemment le grand écrivain américain Saul Bellow dans son roman à clefs Ravelstein, les massacres du xx` siècle en tant que « déluge quotidien de la démocratie de masse et de son affligeant coût humain' ». Une certaine restriction mentale étant de rigueur, on attaque à fleuret moucheté, en jouant avec l'idée arendrienne de l'origine du totalitarisme dans la fameuse ère des masses. Il est peut-être de mauvais goût de trop ressusciter ce que Boltanski

120. Voir M. Dantec, le Theâtre do apéxeuun3. r. Il: laboratoire..., V:. cit.. p. 140. qui se réfère à Nietzsche, «de mémoire... .

121.P Muray, l'Empire du Bien, op. rit, p. X0. cirant Tocqueville-.

122. M.-É. Nabe. (!ne- lueur d'espoir. op.   p. 73.

12 3. Benjamin Barber, « la Démocratie foule ». Paris. Desclée de Brouwer, 199-7.

124. Dominique Rousseau. « la Démocratie continue ». Paris. LGD. 1995.

125. Saul Bellow, Rarelssern Paris, Gallimard. 2002.