l'Homme selon Rousseau
Bien qu'il paraisse à peu près impossible de nous
représenter les premiers tressaillements de la pensée et
les images qu'ils firent éclore à travers notre
sensibilité mentale, il est toutefois permis d'affirmer que
l'Homme est la cause de toute expression littéraire.
Sans doute devons nous supposer qu'il ne s'est pas immédiatement
déduit de sa perception des choses environnant son existence ;
mais un jour qui sait de quelle durée l'intuition de
son phénomène s'est obscurément glissée
dans les frémissements de sa réflexion, faisant
intervenir une différenciation, jusqu'alors
inaperçue. A partir de ce moment, la certitude de soi s'est
ajoutée à celle de l'existence, et, sans qu'il soit
permis d'aboutir à une démonstration, on peut
prétendre que l’Homme est né de cette
coïncidence.
Nous ne connaîtrons probablement jamais la nature des angoisses,
des enthousiasmes que cette certitude de soi même à sans
doute imposés à la succession des êtres qui nous
ont succédés dans le rude chemin de l'existence. Des
centaines, des milliers de siècles nous séparent de ces
premiers émois. Cependant, c'est cette invisible accumulation
qui devait conduire, il y a à peu prés deux mille cinq
cents ans à l’orgueilleuse mais décisive
affirmation de Protagoras. L'homme est la mesure des choses ou du monde.
Nous ne rappelons la phrase, si souvent citée, que pour indiquer
sa signification; car, à partir de cette expression, il semble
que l’Homme considère que l'aventure vitale a perdu une
part de son obscurité première, ou antérieure; au
moins, que son mystère cesse d'être
impénétrable. A partir de ce moment, si l’Homme ne
se considère nullement comme le créateur des choses; au
moins, . adopte- t-il la posture de témoin de l'existence. Par
cet apport, qui est celui de son originalité, il indique
l’extension du simple sensoriel vers le spirituel, et leur
possible cohésion dans la faculté intellectuelle. Or, ces
particularités ont pour conséquence de relier
l'ensemble des manifestations vitales à un pouvoir de
compréhension, et, finalement, de connaissance que rien ne
permettait de prévoir avant (intervention humaine ; ce qui fait,
ou peut faire, que la Vie se double d'un état qui peut
être celui de la lucidité).
Certes, ce n'est pas sans effroi qu'on mesure l'ampleur de la
responsabilité imposée aux représentants de notre
espèce. Correspondre à « la mesure des choses, ou
du monde , c'est se trouver dans l'obligation, tôt ou tard, de
traduire le langage de la Vie; de justifier, peut - être, ses
manifestations au nom d'une pensée d'ordre dont, après
tout, nul n'est sûr qu'elle soit autre chose qu'une
préoccupation subjective. Il faut saisir les effets de cette
vie, et les « organiser pour répondre aux
sollicitations d'une volonté. cherchant à entraîner
la vie du tout, vers une justification qui se voudrait rationnelle. Une
telle prétention suppose une nouvelle exploration de ce qui
nous environne; et faite, cette fois, au nom d'une curiosité qui
se propose d'interroger le mystère initial avec (intention de le
soustraire, de l'arracher à la contamination de tout fabuleux,
pour, en somme l'amener, et certains diront: le réduire, aux
proportions de la dimension humaine. Sans, pour autant, avoir, peut-
être, la possibilité de remonter jamais aux sources de la
formation originelle.
Mais si nous évoquons ce problème, ç'est avec
l'intention d'aboutir au rappel d'une particularité qui ne nous
paraît pas toujours suffisamment signalée: cette hantise
du Monde et de sa nature possible, a pour conséquence de
détourner, trop souvent, l’Homme de l'attention de son
propre phénomène . Souvent perdue dans les manifestations
d'une existence illimitée, L’Espèce oublie . son
cas. La Vie, objet de notre connaissance, sans doute; mais Homme
serait-il permis de demander . Or, trop souvent, trop longtemps en tout
cas :l’homme , son principe, sa condition, son organisation se
voient comme abandonnés à la simple efficacité du
hasard. Si bien que, de développement en développement,
et, il faut ajouter: d'improvisation en improvisation, on parvient
à ce milieu du XVIIIe siècle, et, très exactement
à Jean Jacques Rousseau, en un état de perception
suffisamment larvaire pour autoriser la ligne qu'il écrit
dès le début de la préface de son Discours sur
l’Inégalité : 1753-54
La plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaines me parait être celle de 1’homme.
Par conséquent, toute l'Histoire, et, à plus forte raison
la Préhistoire se sont écoulées sans que
l'inquiétude du phénomène ait
été dissipée. Même à cette
époque qui est la nôtre, la somme d'ignorance est loin
d'être écartée puisqu' Alexis Carrel pourra donner
ce titre à son livre « l'Homme, cet inconnu » et
écrire ceci :
Malgré l'étendue de nos connaissances, nous ne nous
sommes jamais embrassés d'un regard assez général
Il semble, cependant que l'avertissement ne puisse concerner
Rousseau, qui, dès ses premières affirmations laisse
entrevoir qu'il est obsédé par cette question de la
Connaissance de l'Homme. S'il s'insurge contre la science, c'est
qu'elle lui paraît s'écarter de l'approfondissement de sa
cause et de son but. La Connaissance, selon lui, doit avoir ce centre
et ce ternie: l'homme; sinon, elle reste superflue. Mais de quel homme
est -il question ? Les couches humaines se découvrent aussi
juxtaposées que celles de la géologie. Mais le
génie de Rousseau n'est pas déconcerté par les
difficultés rencontrées, et c'est l'homme fondamental
qu'il a l'ambition d'identifier. Avant les ethnologues de notre temps,
il possède ce souci de remonter autant que cela est
possible à notre pouvoir d'investigation, à l'être
le plus originel qu'il soit permis d'atteindre. Comme tant de
rêveurs, ce rêveur est un réaliste. Il
s'inquiète par conséquent de savoir :
Comment l'homme viendra -t-il à bout de se voir tel que l'a
formé la Nature, à travers tous les changements que la
succession des temps et des choses a dû produire dans sa
constitution originelle, et de démêler ce qu'il tient de
son propre fond d'avec ce que les circonstances et ses progrès
ont dû ajouter à son état primitif ? Discours sur
l'Inégalité.
Il ne rencontre en effet, depuis qui sait combien de millénaires. à la place de la nudité originelle :
. .que le difforme contraste de la passion qui croit raisonner et de l'entendement en délire.
Dès lors : « comment connaître la source de
l’inégalité parmi les hommes et l’on ne
commence par les connaître eux mêmes.(id)
Par ce qui est ici affirmé, nous devinons déjà
tout ce qui écarte JeanJacques Rousseau des
Encyclopédistes ; pourtant, la rupture n'interviendra qu'au
moment de son grand repliement sur lui-même, mais, dès cet
instant, nous devinons qu'ils sont séparés par
l'abîme creusé, grâce à la Révolution,
entre deux âges humains ; celui auquel se rattache le 18e ne
traduisant qu'une déduction intellectuelle de la Vie ; tandis
que le suivant tentera de lier le pouvoir de l'Intelligence à
l'interprétation du Rêve, en laissant intervenir ce
facteur tout 'puissant : la sensation. Ce n'est ni par la
mémoire et moins encore par l'analyse qu'il est permis de
remonter à la perception des structures originelles, mais par
une émotion intuitive recréant sinon l'ensemble, au moins
la plus grande part de condition humaine. Aussi, à ce moment
(1753) où il rêve de présenter une sorte de
parcours de l'Espèce à travers la Vie, n'est ce pas
à la connaissance historique qu'il s'adresse, mais à
lui même, à sa puissance de rêve. Il
délaisse les bibliothèques et s'enfonce seul, dans la
forêt de St Germain.
...comment connaître la source de l'inégalité parmi
les hommes si l'on ne commence par les connaître eux? mêmes
(id.).
Ce fut, je pense, en cette année 1753, que parut le programme de
l'Académie de Dijon sur: l'Origine de l'inégalité'
parmi les hommes. Frappé de cette grande question, je fus
surpris que cette Académie eût osé la proposer;
mais, puisqu'elle avait eu ce courage, je pouvais bien avoir celui de
la traiter et je l'entrepris. Pour méditer à mon aise ce
grand sujet, je fis à St Germain un voyage de sept à huit
jours... Je compte cette promenade pour une des plus agréables
de ma vie... Enfoncé .dans la forêt, j'y cherchais, j'y
trouvais l'image des premiers temps.?.. comparant l'homme de l'homme
avec l'homme naturel... Mon âme, exaltée par ces
contemplations sublimes, s'élevait auprès de la
Divinité... De ces méditations résulta le Discours
sur l'Inégalité. (Les Confessions, Iivre.VIII)
Sous cette simple et profonde apparence, c'est en réalité
la spiritualité de deux positions mentales qui se trouvent
confrontées par la phrase: < l'homme de (homme > que
Rousseau oppose à « 1’homme naturel » .
La première déduction contient l'être classique,
alors que l'autre porte en elle l'essence d'une spiritualité
romantique. L'émotion humaine cesse d'y être uniquement
intellectuelle, pour indiquer, traduire l'effervescence lyrique.
L'homme tente de se soustraire à la domination de l'humanisme
abstrait, pour rejoindre la vie des choses et subir leur
imprégnation.
Le romantisme n'est rien d'autre qu'un rattachement mental de l'Homme
à l'Existence. Or, s'opposant à cette cause de
fécondité, la suprême incarnation du classicisme
qu'est le 18e siècle, n'aboutit qu'à la
stérilité définitive. En effet, son principe de
« l'homme par l'homme » ne propose en réalité
d'autre solution que celle de l'homme par 1 homme de Cour ou du Monde.
Ainsi, les monarchies occidentales ont privé l'Espèce de
toute chance de renouvellement. C'est en présence le ce vide que
se trouve l'aristocratie française.Avec un effroi teinté
d'épouvante, elle découvre l'aboutissement de son
principe, tout en se soupçonnant incapable de le modifier .
C’est en fonction de cet enemble que se réalise le plus
parodoxal des accords jamais vus : d’une société,
visiblement parvenue au, dernier degré d'un raffinement
inutile, et de cet homme : Rousseau ! Mais l'élite sent,
à travers lui, sourdre la possibilité d'un renouvellement
dont elle se déclare incapable. Et la perception de ce
désarroi procure au penseur sa certitude. Il est 1 avenir, le
devenir... tout le reste, pourrait déjà dire Verlaine,
est littérature. Et c'est ainsi que le symbole de la
Volonté s'incarne en lui, comme celui de la Révolution
qui doit être entreprise, si 1 Homme veut parvenir. à la
réalité de son principe. Et c'est pourquoi Hegel dira :
Rousseau est le premier qui ait posé ce principe : l'homme est
volonté, et il n'est libre que dans la mesure où il veut
ce que sa volonté veut
Nietzsche, de son côté notera quelles conséquences s'éveillent avec cet homme
Dans tous les séismes sociaux, c'est toujours l'homme selon
Rousseau qui agit, pareil à l'antique Typhon sous il Etna... Et
s'il s'écrie : * Seule, la nature est bonne, seul, l' homme
naturel est humain, c'est encore qu'il se méprise et aspire
à se dépasser; dans cet état, l'âme est
prête à des décisions redoutables, mais fait appel
aussi à ce qu'elle a de plus noble et de plus rare en elle.
(Considérations intempestives, Aubier 1954, trad.
de~Geneviève Bianquis.)
A travers tout le développement de l'influence rousseauiste,
nous sentons l'homme envisager le retour à 'sa condition
organique, afin de se voir dans sa totalité. Il lui faut, et il
le sent, se libérer d'on ne sait quelle quantité de
considérations abstraites venues du religieux, du philosophique,
du social et, naturellement du légal. Toutes ces puissances
enfantées au nom de volontés secondaires,
étouffent sa chance d'expansion vers lui seul.
Certes, il n'est pas certain que Rousseau ait eu l'absolue notion de sa
puissante, de son extraordinaire originalité ; ceci importe peu,
puisqu'il se conduit exactement comme si la perception guidait ses
gestes et ses pensées. Il est d'abord l'homme rêvant
l'Homme dans sa condition initiale, car l'état sauvage est
déjà une post?image de la première figure. Il
nous? propose le Rêve comme source d'inspiration; la survivance
des dons primordiaux pouvant alors parvenir jusqu'à la
sensibilité mentale et illuminer sa réflexion. Pour une
telle entreprise, la solitude lui semble indispensable. Il quitte
Parus, les relations acquises, les chances de succès, pour se
trouver seul, détaché de tout, devant la virginité
de la vision. Il espère, par ce moyen, parvenir à la
totalité de la puissance individuelle. C'est dans les bois de
Montmorency et après qu'un orage passionnel l'aura
secoué. jusqu'à ses ultimes profondeurs, que le
rêve s'ébauche, de l’Homme uni à la vigueur
des Choses. Elles sont la permanence de la vitalité, le
témoignage accessible à la méditation. Les
œuvres vont naître, de cette rencontre, à
(état de grandes enjambées qu'il fait ?à travers
le mystère existentiel. Pendant un court espace de temps:
1756-1762 et encore, convient- il de soustraire la période
d'adaptation qui dure presque jusqu'à la fin de la
première année de son séjour ? c'est la Lettre
à d'Alembert sur les spectacles ; c'est la Nouvelle
Héloïse, ce roman qui est un tel témoignage . Et ce
sont enfin, les pages inoubliables d'Émile (ou de
l’éducation) et le puissant Contrat social devant lequel
l'esprit ne cesse de réfléchir. A l’aide de cet
ensemble, il entreprend, selon l’expression d'Alain «
d'ébranler le monde », non pour le seul et vain plaisir de
s'extérioriser, mais avec l’intention de participer
à sa possible orientation :
La pénétration de ce rare et puissant esprit, nous dit
encore Alain, devait ébranler le monde. Car partout où il
a porté sa lente attention, l'attaque est directe. Mais je dis
plus, je dis que l'invention en cet auteur a de quoi nourrir les
siècles. (Histoire de mes pensées, Politique.)
Et sans doute, le rayonnement de cet esprit est- il en partie dû
à cette volonté d'atteindre l'homme dans son état
fondamental, par conséquent, de construire un humain
permanent, pouvant, au besoin, avoir l'efficacité d'une
référence constante
Je méditais donc sur le triste sort des mortels flottant sur
cette mer des opinions humaines, sans gouvernail, sans boussole et
livrés à leurs passions orageuses, sans autre guide qu'un
pilote inexpérimenté qui méconnaît sa route,
et qui ne sait ni d'où il vient ni où il va.
(Émile, Profession de foi du vicaire savoyard.)
Mais alors, et les philosophes ? leur langage l'a déçu
« Si vous pesez les raisons, dit- il, ils n'en ont que pour
détruire»
Est-il donc plus fort que tous les autres ? Il est plus simple,
voilà tout. Le raisonnement l'intéresse moins d'ailleurs
que la relation existentielle. Et encore, entend-il lui assigner des
limites; car, dira?t?il: « Nous n'avons point la mesure de cette
machine immense. » Et, aussi ... : des mystères
impénétrables nous environnent de toutes parts... Pour
les percer nous croyons avoir de l'intelligence, et noue n'avons que de
l'imagination.
Alors ? Eh bien, il faut se défier des systèmes et s'en
tenir à l'Existence. Mais par quoi? Mais par elle; par ce lien
qu'elle nous assure: nous- même. L'immense (ou intense)
simplicité d'abord :
« j'existe, et j'ai des sens par lesquels je suis affecté.
Voilà la première vérité qui me frappe et
à laquelle je suis forcé d'acquiescer ». (Emile.)
Enfin serait-il permis de s'écrier : l’Homme organique.
Observons en passant la différence avec Descartes: « Je
pense, donc je suis », position abstraite et qui conditionne 1
Existence. Rousseau part du concret. Si nous étions logiques et
ne faisions pas dépendre (existentialisme de faux
existentialistes, nous tiendrions ce point de départ : tout
débute par une constatation vitale (énergétique,
serait? il possible de dire encore). Rousseau crée comme une
intimité de palpitations entre (effet et sa réception
immédiate. La perception tient d'abord au sensible pour
parvenir, mais ensuite, à sa réflexion. Le « Moi
» s'instaure, mais par l’effet d'une similitude
d'impressions sensorielles
« Mes sensations se passent en moi, puisqu'elles me font sentir
mon existence. » Et il aura cette remarque hardie: a Ainsi toutes
les disputes des idéalistes et des matérialistes ne
signifient rien pour moi » (souligné par nous).
D'abord, par conséquent, une admirable passivité
émotionnelle; (Existence est cet extérieur qui va
vers le sujet qui le reçoit. Il est encore intellectuellement
nul en présence des impressions
Cet être passif sentira chaque objet séparément,
même il sentira l'objet total formé des deux (sensations
et manifestation intelligente) ; mais n'ayant aucune forme pour les
replier l'un sur l'autre, il ne las comparera jamais, il ne les jugera
point.(Émile.)
Cependant, une impression, mais, cette fois, de jugement se
dégage des afflux sensitifs, et une forme d'indépendance
se fait jour qui est. celle de la faculté enfin intelligente.
C'est alors que naît un « Moi , frémissant
d'impressions vitales ; et la constatation se fait
Je ne suis donc pas simplement un être sensitif et passif, mais un être actif et intelligent
Et c'est cette remarque digne d'attention
M'étant, pour ainsi dire, assuré de moi? même , je
commence à regarder hors de moi, et je me considère avec
une sorte de frémissement, jeté, perdu dans ce vaste
univers, et comme noyé dans l'immensité des êtres,
sans rien savoir de ce qu'ils sont, ni entre eux, ni par rapport
à moi. Je les étudie, je les observe ; et, le premier
objet qui se présente à moi pour les comparer, c'est
moi même. (id.)
Une chance de parvenir à la nature indemne de l’Homme nous
est donc suggérée. Par? delà l'Histoire et la
Préhistoire ( qui d'ailleurs n'existait pas encore) l'Individu
est le résultai valable de la Nature. En l'innocentant de toutes
les cause; secondes, ou fortuites, peut- être avons nous quelque
chance de parvenir à l’intégrité initiale.
C'est évidemment la porte ouverte à toutes les formes
d'intuition, de connaissance, où, ,réalisme, lyrisme, se
trouvent consciemment ou inconsciemment associés, pour aboutir
à ce sur?réalisme dont notre âme moderne S'est
enrichie. La Nature est cette évidence offerte à notre
investigation. Il n'est d'ailleurs pas question de voir en elle une
force « fraternelle n, mais cet inépuisable état
dans lequel le nôtre se sent inclus. L'Homme peut être le
témoin de l'Existence, surtout s'il dispose de ce pouvoir si
magnifiquement défini par Bergson comme celui de « la
sympathie divinatrice». L'Homme est alors un lieu de con?,
vergences qui assemble en soi les effets de l'Existence pour les
interpréter, grâce à l'apport d'un subtil
mélange de sensations (d'inspiration 2) et de réflexion.
Hors un terme suprême qui est Dieu, la constatation est ouverte
devant lui et c'est elle qui le place au premier rang des êtres
...par mon intelligence, je suis le seul qui ait inspection sur le
tout. Quel être ici bas, hors l'homme, sait observer tous les
autres, mesurer, calculer, prévoir les mouvements, leurs effets,
et joindre, pour ainsi dire, le sentiment de l'existence commune
à celui de son existence individuelle ? (L’Emile,
Profession de foi du vicaire savoyard.)
Témoin de l'intense palpitation de la fécondité
qui a (amour pour cause, comment ne reporterait? il pas sur l'homme
(essentiel de la leçon qui se dégage de sa contemplation
) . C'est cet élan qui lui dicte ces phrases dont (enthousiasme
incite l'esprit à approfondir sa pensée
La justice est inséparable de. la bonté; or la
bonté est l'effet nécessaire d'une puissance sans
borne, et de l'amour de soi, essentiel à tout être qui se
sent. Celui qui peut tout étend, pour ainsi dire, son existence
avec celle des êtres.
C'est le principe de la cohésion intérieure, dont le
report vers (extérieur paraît inévitable ; et c'est
cette force qui l'incite à déclarer mauvaise, malsaine,
toute société en qui cette valeur principale n'est pas
respectée. Dans une telle forme de < contrat » toute
hiérarchie devient fatalement la caste, et favorise la tendance
.au particulier, aux dépens du général qui est
aussi le tout. Or, la loi fondamentale de Rousseau suppose un Amour
conduisant au bien, c'est? à? dire, englobant dans sa puissance
la masse la plus totale d'existence. C'est le frémissement
panthéistique, mais, cette fois appliqué à l'Homme
pour constituer (humain, c'est-à- dire: sa valeur
supérieure, sa puissance d'attraction vers le, tout. C'est de ce
frémissement du global dans l'Individu que naîtra, si vite
après lui; le .Romantisme. En ce qui le concerne, il veut un
Amour qui soit : ordre, donc : totalité ; car, note?t?il avec
circonspection
Il y a quelque ordre moral partout où il y a sentiment et
intelligence. La différence est que le bon s'ordonne par rapport
au tout, et que le méchant ordonne le tout par rapport à
lui. Celui- ci se fait le centre de toute chose ; l’ autre mesure
son rayon et se tient à .la circonférence (id.):
Il n'est que de jeter un regard sur les diverses formes d'aristocratie
des monarchies occidentales, comme sur « les castes » des
sociétés actuelles pour sentir la force du
précepte de Rousseau. ,
Si dans la vie universelle, et selon la phrase du Poète
« La Nature est un temple », sur le plan de la
société humaine, le Peuple aussi est ce tout auquel notre
souci, notre besoin d'amour de nous mêmes doit aboutir. De
même que la Nature est la source de toute émotion, le
Peuple est celui de toute adhésion ; il faut s'unir à son
principe, source de toute souveraineté., et par
conséquent, source de toute :justice. Dans l'ordre social, il
est l'équivalent organique à celui que propose la Nature
ou la Vie dans l'autre règne. Une émotion, de nature
identique doit nous souder à la réalité
collective, qui est le point de départ de toute valeur
juridique, parce qu'elle incarne la puissance, la seule qui soit
vraiment effective, du , Grand-nombre.
Cependant, là non plus, le juridique, qui est un abstrait, ne
peut être le principe en soi ; là encore, il
découle de (organique. Nous ne devons pas dire : « Je
pense, donc je suis », mais bien : « J'existe, parce que
j'adhère » et, bien entendu à la somme la plus
complète d'individus. A cette condition seule, une
société peut tendre à l'harmonie et devenir la
réalité du Contrat Social, par 1 effet d'une
dépendance qui cc organise» l'indépendance. C'est
cette sorte d'apparente contradiction dont Alain, encore, signale
l'extraordinaire puissance
Le Contrat Social n'était pas moins effrayant que
l'Émile... Tout est dit là dessus dans le chapitre qui a
pour titre : Le Droit du plus Fort; et je tiens qu'on n'a rien lu de
pareil depuis Platon... Ce titre (le Contrat social) n'annonce
nullement, comme on feint quelquefois de le croire, une étude
sur l'origine des sociétés; non, c'est bien plus grave Il
s'agit de formuler les titres d'une société
supposée légitime, c'est ?à? dire qui aurait le
droit de compter sur la libre obéissance de ses membres .... En
cette situation personne n'obéit et personne ne commande, chacun
est à la #bis souverain et sujet; comme souverain il
décrète ce à quoi il devra obéir comme
sujet. Cette situation étrange, d'un peuple debout et
délibérant, n'est jamais réalisée à
la rigueur, sinon pour un très petit peuple. Et pourtant un
peuple n'est un peuple qu'autant qu'il se renouvelle, et presque
à chaque minute, ce serment de lui même à lui
même . (Histoire de mes pensées, Politique.)
Lorsque dans nos bavardages, nous faisons allusions à la «
dignité humaine », il n'est pas sûr que nous ayons
toujours conscience de la responsabilité que nous imposons
à l'Homme. Pris dans un temps qui est celui de notre
génération, ou de la précédente, ou de dix
générations antérieures, nous nous irritons
fréquemment des obstacles qu'un réel, aussi
momentané que nous; oppose à nos impulsions. Mis en
présence des tendances affirmées par Rousseau, nous nions
le réel de son rêve. Nous oublions alors la position de
cet esprit par rapport au Temps et qu'il est ce Temps lui? même
et son implacable sérénité. Or, sa grandeur est de
confier le problème de la Vie à la Vie elle? même.
A peine commençons? nous à concevoir Rousseau dans sa
réalité féconde, car la réflexion humaine,
ainsi que l'indiquent certains savants, est encore à son stade
infantile. Lui aussi est (avenir et coïncidera, de plus en plus,
avec lui. Un de ses disciples, Edouard Claparède, avait, en
1912, entrevu cet accord de l'avenir et de JeanJacques, car il a
écrit
De Rousseau on peut dire que l 'oeuvre se modernise au fur et à
mesure que le temps s'écoule. Rousseau sera
pénétré des jeunes générations mieux
que des anciennes.
Ce développement de la lucidité grandissante suffit
à attester l'actualité de ce penseur parmi nous et que
des découvertes peuvent encore se faire puisque Alain nous a, de
son côté, prévenus
L'invention de cet auteur a de quoi nourrir les siècles.
Où est le centre de ce vaste ensemble ? En ceci d'abord :
JeanJacques oppose une conception dynamique de la Vie aux
précédentes, plus volontiers statiques. C'est un point
essentiel. II associe, nous l'avons vu, l’Homme et la fonction
humaine à l’énergie vitale, tout en rendant
cependant cette fonction humaine indépendante des forces
naturelles. Cependant, le rôle des forces naturelles est si
grand qu'il serait possible de voir en Rousseau le précurseur de
certaines théories actuelles qui veulent que la Nature
prépare l’Homme et voient en lui comme un échelon
suprême du développement général. On dirait
qu'il 'a entrevu une Nature qui justifie son oeuvre par la
compréhension qu'elle fait éclater dans l'être
humain. En ce cas, la Nature assumerait la responsabilité
de sa transformation ; de sa transfiguration serait- il possible de
dire, par la mutation du mouvement en intelligence. En ce cas,
l’intelligence, imprégnée de vitalité
initiale serait comparable à ce râle de l' "
Ur-mélodie " qu'on entend dès la première mesure
du prélude de l'Or du Rhin ? La vie monte, lourde de tous ses
.éléments. C'est (organique sonore qui s'étale,
par degrés, à travers tous les timbres de (orchestre et
donne naissance aux thèmes triomphaux de la Tétralogie
wagnérienne.
Rousseau impose un pareil accomplissement héroique à la
fonction humaine; l’Homme est, et, cependant, n'est plus. Les
circonstances l'ont égaré: Mais qu'il se détache
d'elles,par un acte de lucidité consciente, et le
thème essentiel revient, a progression peut reprendre, se
poursuivre. Même les chutes dans l'erreur peuvent être
profitables, si la vigilance de la conscience demeure.
La vie douloureuse de Jean Jacques est un splendide exemple. Il a subi
les conséquences de l'individualité fatale. Il ,a
sombré parfois, ou s'est trouvé sur le point d'être
totalement immergé. Une racine, la présence salutaire
d'un roc lui a permis de s'accrocher, de respirer, de revenir à
la surface. Son chant qui, par moments, est celui du complet
désespoir contient pourtant le double cri d'allégresse
terminale que sont la Ve et la Xe Rêverie. Un instant avant la
mort, le rappel des cloches de Pâques, l'unit au souvenir de sa
première rencontre avec Mme de Warens. Sa sensibilité est
projetée, à la fois, vers l'évocation du
passé et la vision de l'avenir; comme s'il entendait nous
prouver, avant de nous quitter, que la Vie est une et ses
difficultés fécondes. Il suffit, non de la dominer, mais
de la comprendre, à l'aide d'un courage égal à sa
mesure.
Maxime NEMO.
Secrétaire général de l'Association Jean Jacques Rousseau.
Revue mensuelle EUROPE n°391-392 - Novembre Décembre 1961