DES ORIGINES HISTORIQUES DE CERTAINS CLICHES, A L'USAGE DES EXPATRIES FRANÇAIS EN ESPAGNE

 

Publié par Edouard JIMENEZ dans SIETAR France  Intercultures n°22  (Juillet 1993)

professeur associé à l'Ecole supérieure de Commerce de Paris, responsable de la section d'espagnol du département Langues et Communication Internationale.

Mots clés: Origines historiques/Français/Espagnols/Infériorité/Supériorité.


    "France, la douce ennemie", tel était le titre d'un dossier consacré
à la France par l'hebdomadaire Cambio 16 en avril 1981, alors que les relations étaient des plus tendues entre ces deux pays voisins, en raison notamment de l'opposition française à l'entrée de l'Espagne dans le Marché commun ; s'y ajoutait le sentiment fort, répandu parmi les Espagnols, d'un pays frontalier soutenant objectivement le terro­risme de l'ETA, Bayonne ou Saint-Jean-de-Luz étant accusées de servir de base logistique aux bandes armées qui semaient la terreur de l'autre côté des Pyrénées.

Les relations se sont certes améliorées aujourd'hui, mais les incompréhensions persistent, nourries de rancceurs historiques ; pour preuves, ces repas d'affaires où le malheureux commensal français se voit soudain reprocher les atrocités de l'invasion napoléonienne, ou bien ces supporters de l'équipe de football du Real de Madrid criant en 1993: "Napoleôn maricôn ! " (Napoléon pédé) dans un Parc des Princes ébahi.

 

 

" Napoladrôn " (Napo-voleur)


Napoléon représente donc pour les Espagnols de tous bords une espèce d'archétype du criminel de guerre, réussissant la gageure de rassembler sur son nom les deux Espagnes dont la confrontation a longtemps marqué la vie politique de ce pays.

Pour les tenants du Siècle des Lumières, dont les idées avaient depuis peu pénétré en Espagne lorsque Joseph fut installé sur le trône, Napoléon trahissait les idées de la Révolution française ; sous couvert de liberté, il n'apportait que pillage, volonté hégémonique, soumis­sion d'un peuple fier et indépendant.

Pour les autres, les "gabachos " (les Français) étaient des ennemis de Dieu, c'est-à-dire de la religion catholique et du roi Ferdinand VII

et d'accueillir ce dernier - le "désiré", puisqu'il les avait débarrassé de l'ennemi exécré - aux cris de "vive les chaînes" quand il reprit le pouvoir une fois les Français chassés de la capitale.

Les conservateurs feront d'ailleurs chèrement payer aux libéraux leurs hésitations initiales devant l'envahisseur : de nombreux afrancesados (francisés) se retrouveront ainsi jetés hors de leur pa­trie - à l'instar du peintre Goya qui finira sa vie en France - ou en prison ; et pendant longtemps, chaque fois qu'il sera question d'ins­taurer en Espagne une certaine forme de démocratie - monarchie constitutionnelle ou république -, les partisans du libéralisme poli­tique se verront contester leur hispanité. Défendre l'idée saugrenue d'un pouvoir légitime émanant du peuple, c'est renoncer aux valeurs du casticisme et vendre son âme à la France, autrement dit au diable.

Le discours franquiste oppose de la même façon une "essence" espagnole, celle d'un pays catholique, monarchique et conservateur, le digne héritier de la Reconquête, du Cid et des rois catholiques, et une invention étrangère, lisez française, la démocratie, due aux divagations des encyclopédistes, système peut-être en vogue ailleurs, grand bien leur fasse, mais en aucun cas importable dans la mère patrie de Don Quichotte ; ainsi brûlera-t-on pendant la guerre civile les ouvrages de Rousseau, Diderot ou Voltaire, avec le même enthou­siasme que ceux de Marx ou de Bakounine.

 

 

Les Français sont efféminés.

 

Philippe V, le petit-fils de Louis XIV, règne à Madrid depuis 1700; c'est un immigré un peu particulier, mais un immigré tout de même, obligé de franchir, outre les Pyrénées, des obstacles qui existent encore aujourd'hui pour nombre d'étrangers : la barrière de la langue, des moeurs différentes, une xénophobie larvée ; pourtant, il n'est pas venu seul, c'est tout un mode de vie qui l'accompagne et qui trans­forme d'abord la vieille aristocratie espagnole ; il convient dorénavant de porter des vêtements français dont les chamarrures et les dentelles contrastent avec les austères tenues noires d'autrefois ; la cuisine française envahit aussi les maisons de noblesse, puis c'est la bourgeoisie qui se laisse gagner ainsi que les classes populaires, et on voit apparaître le personnage du petimetre, directement inspiré du'petit ­maître français, se dandinant avec affectation sur les promenades des villes.

L'image du Français apparaît ainsi, dès le début du XVIII° siècle, comme une sorte de négatif de la noble et simple virilité castillane. Cette opposition s'enracinera au fil du temps dans l'inconscient collectif espagnol, atteignant son paroxysme dans la seconde moitié du XX° siècle, lorsque les technocrates de l'Opus Dei et les aléas du développement économique condamneront à l'exil de rustiques paysans andalous ou galiciens obligés de se frotter à la moderne et policée société française.

Une société moderne et policée, nombreux sont les Espagnols qui le pensent, mais ce qui est raffinement lorsqu'on évoque la France - cuisine, mode, monuments, littérature, etc. - devient maniérisme et préciosité si l'on se réfère à ses habitants. Honteux de la piètre représentation qu'ils estiment donner de leur pays à travers leurs émigrés, les Espagnols n'hésitent pas à forcer le trait pour se dépeindre grossiers et incultes, par comparaison avec des Français paradigmes d'élégance, ce qui leur permet de faire d'une pierre trois coups ridiculiser le "voisin d'en haut", s'affirmer différents - faute avouée plus qu'à moitié pardonnée - et récupérer une fierté mise à mal par les rapports de subordination liés à l'émigration.


Les Français
sont arrogants.

 

1898 est une date clé de l'histoire de l'Espagne : la perte des dernières colonies, Cuba, les Philippines et Porto Rico, plonge le pays dans une profonde crise quasi existentielle. Que reste-t-il de la grandeur du passé, alors même que les autres nations européennes bâtissent un empire au-delà des océans ? Comment sortir du chaos ?

"Il faut européaniser l'Espagne", affirme Ortega y Gasset (1), à quoi Miguel de Unamuno (2) répond qu'il convient au contraire d' "hispaniser l'Europe".

 

Conscients de leur décadence, les Espagnols se trouvent tout naturellement conduits à ironiser sur la "grandeur" française, plus insupportable encore puisque les preuves de leur propre "infériorité" ne manquent pas : à quelques exceptions près, leur pays est resté à l'écart de la révolution industrielle, le système politique sombre peu à peu dans l'anarchie, l'ancienne puissance militaire n'existe plus, et ce n'est pas la désastreuse aventure marocaine qui rétablira un pres­tige durement entamé.

Quelques années plus tard, la France de Léon Blum abandonne la république, et celle de Daladier enferme les "rouges" dans les camps de concentration.

Puis vient le temps de l'isolement ; l'Espagne, exsangue à la fin de la guerre civile, tarde une quinzaine d'années à retrouver un niveau de développement comparable à celui d'avant-guerre.

Au début des années soixante, le pays s'ouvre enfin. Des centaines de milliers d'émigrés croisent sur leur chemin des millions de touristes en mal d'exotisme bon marché, et cette nouvelle situation engendre une kyrielle de reproches : les Français nous méprisent, ils nous traitent comme des domestiques, ils nous imposent leur forme de vie. Dans une nation où l'apparence est une valeur suprême, où l'impor­tant est de "quedar bien " (faire le nécessaire), "portarse bien" (se conduire comme il faut), "hacer como Dios manda" (faire ce que Dieu nous ordonne), où l'argent n'a pas de valeur en soi mais sert unique­ment à établir un rapport de domination sur les autres, les relations avec des étrangers, français surtout, érigés en clients-rois ou en patrons, ne pouvaient que susciter un rejet viscéral, d'autant plus violent que cette "arrogance" française était le reflet d'une "fierté" espagnole désormais incapable de s'exprimer.

 

 

Les Français ne nous connaissent pas.

 

Les écrivains français du XIX° siècle, Théophile Gautier, Prosper Mérimée, Chateaubriand, etc., décrivent une Espagne maure, orien­tale, réduite au triptyque des héros romantiques - bandits d'honneur, généraux et poètes -, aux toreros, aux veuves endeuillées et aux gitans ; pourtant, cette Espagne-là, andalouse, de fait, n'existe pas seulement dans l'imagination ou les yeux des voyageurs ; elle corres­pond certes aux attentes de ceux-ci, ravis d'un dépaysement à bon compte, mais elle permet aussi aux Espagnols de s'affirmer autres, d'exalter les valeurs autochtones de l'honneur et de la générosité, de justifier plus tard un avatar politique, la dictature franquiste, peu conforme aux normes démocratiques européennes - "Que viva España", chantait-on sous Franco, tableau d'une Espagne d'opérette, curieusement la même que celle de Mathé Altéry, en 1938, lorsqu'elle évoquait ce "pays des sombreros et des mantilles" mystérieusement à l'abri des horreurs de la guerre civile -, de séduire enfin les visiteurs potentiels trouvant dans un même lot le soleil, la plage et le pittoresque.

 

 

Les Français, et les Françaises, sont dépravés.

 

L'arrivée d'un Bourbon sur le trône d'Espagne, au début du XVIII° siècle, n'a pas eu pour seul effet de modifier les modes vestimentaires; c'est une mutation plus profonde qui bouleverse les sociétés urbaines, et en particulier les comportements féminins, la pruderie et la retenue

d'autrefois cédant la place à une hardiesse, une dissolution des moeurs, diront certains qui l'imputeront bien volontiers à la mauvaise

influence française.

Cette relative libération ne concerne toutefois qu'un nombre limité d'Espagnoles, qui allaient attendre plus de deux siècles avant de pouvoir desserrer le carcan de la religion.

L'austérité caractérise en effet cette période, et en particulier un refoulement sexuel (3) imposé par l'idéologie.

Durant le national-catholicisme franquiste, le discours officiel stigmatise la France ; pays de la liberté pour les vaincus de la guerre civile, elle est présentée comme celui du libertinage, ce qui permet au pouvoir d'assimiler le libre exercice des droits politiques et sociaux au dévergondage ; les Espagnols éprouvent alors une espèce d'attraction morbide pour leur voisin : l'on visite Paris, sous prétexte d'ethnolo­gie, pour y constater l'étendue du mal et rendre grâce au ciel d'en avoir été préservé. Toutefois, le succès des "excursions" à Perpignan ou à Bayonne - qui feront la fortune des propriétaires de salles de cinéma spécialisées dans la projection de films pornographiques - annonce la libération à venir... tout en confortant l'image d'une France pécheresse.

 

 

Et maintenant ?

 

L'Espagne a changé, ainsi que son image à l'extérieur. La presse française troque les stéréotypes d'autrefois contre une nouvelle vision tout aussi réductrice : Pedro Almodovar et la Movida, les matadors des finances, les dinamiteros des affaires, l'Andalousie Californie de l'Europe, la drogue, etc. Conscients de ces changements, de réalité et d'image, et mesurant le chemin parcouru par leur pays, les Espagnols d'aujourd'hui ont modifié également leur perception de la France ; s'ils s'amusent encore de la "grandeur" du " voisin d'en haut", s'ils reprochent aux Français leur vanité, s'ils dénoncent le débraillé touristique-douce vengeance après avoir été si souvent blessés dans leur fierté -, ils se plaisent aussi à souligner les réussites de la haute technologie française - minitel ou TGV-, sans oublier la qualité de vie ou les richesses artistiques.

En déduira-t-on que les clichés d'un passé récent ont disparu ? Sans doute non. Ils restent tapis dans quelque recoin de l'inconscient collectif, prêts à resurgir à la moindre occasion, d'autant plus vivaces qu'ils puisent leur force dans une histoire commune riche en conflits et en incompréhensions mutuelles.


BIBLIOGRAPHIE :

B. BENNASSAR Histoire des Espagnols (VI`-XX° siècle), 1 127 p., Robert Laffont, Paris, 1992.

M. GOULEMONT MAESO L'Espagne. De la mort de Franco à l'Europe des Douze, 236 p. Minerve, Paris, 1986.

J. SEMPRUN, H. M. ENZENSBERGER L'Espagne nouvelle in "Le débat", p. 4-73. Gallimard, nov.-déc. 1986, n°42.

T. MALINIAK Les Espagnols, de la Movida à l'Europe, 271 p., Centurion, Paris, 1990.

E.Y. LOUAPRE L'Espagne d'aujourd'hui, ombre ou soleil ? 232 p., Londreys, Paris, 1986.
R. et al. ABELLA España diez años después de Franco (1975-1985). Ed. Planeta, Barcelona, 1986.
La imagen de Espana y Francia en los medios de communicacion.  (Colleccion Extremos) Regards croisés entre la France et l'Espagne - CRINI - Université de Nantes et de Càceres sous la direction de Pilar Martinez Vasseur et Mario Pedro Diaz Barrado (Coord) 2003
BASTENIER MIguel Angel : L'Espagne et l'empreinte de ses manuels
LE MONDE : la visite de Jacques CHirac à Madrid consacre la fin des préjugés franco-espagnols in Le Monde du 5 octobre 1999.
CRINI  Cahiers des Rencontres du Cinéma Espagnol : La Galice n°5, l'Aragon n°4 ,Pays Basque n°3, Barcelone n°2  Madrid n°1 . sophie.roulier@humana.univ-nantes.fr
FUNDACION ORTEGA y GASSET : Seminario : La Imagen de Espana (23-24 abril 2004) http://www.ortegaygasset.edu

(1)    
Ortega y Gasset, philosophe espagnol, auteur notammentdeEspana invertebrada (1922), La rebelion de las masas (1929) et Meditaciones sobre Europa (1957).

(2) Miguel de Unamuno, écrivain et essayiste espagnol, auteur de En torno al casticismo (1895).

(3) Enrique Tierno Galván, maire socialiste de Madrid au début des années quatre­vingts, raconte comment, à l'époque de son adolescence, les séances de cinéma étaient brusquement interrompues au milieu de la projection afin de surprendre les couples profitant de l'obscurité pour échanger des baisers. Il se rendra célèbre durant son mandat de maire en publiant un arrêté municipal qui autorisait les amoureux à s'embrasser en public, avec cette jolie formule : "Le péché est dans les yeux de celui qui regarde, non chez ceux qui font".
Source : Université de Nantes - Cours de Maîtrise FLE sur "Stéréotypes interculturels dans l'apprentissage des langues étrangères" - Patrick Y Chevrel - Mai 2000.