La société des consommateurs

Jean-Claude RUANO-BORBALAN
Directeur de publication du magazine Sciences Humaines

Robert ROCHEFORT
Directeur du CREDOC

 Dominique DESJEUX
Professeur d'anthropologie à la Sorbonne
Visiting Professor à Canton (Chine) et Tampa (USA)


Jean-Claude RUANO-BORBALAN
Directeur de publication du magazine Sciences Humaines

Je vous remercie d'être venus assister à cette conférence du Carré Seita-Sciences Humaines sur

" La société des consommateurs "

Avant d'ouvrir les débats, je souhaite rendre hommage à Bernard Berrier, notre ancien interlocuteur de la Seita en charge du mécénat en sciences humaines et du mécénat artistique. Bernard Berrier s'est éteint très récemment, à l'âge de 34 ans, des suites d'une longue maladie. Il avait rejoint la Seita en 1991 - je l'avais rencontré au festival de géographie de Saint-Dié des Vosges - et avait immédiatement souhaité développer une activité de mécénat en Sciences humaines. Depuis lors, il n'a jamais exigé quoi que ce soit qui pût porter atteinte au contenu de nos conférences, prouvant la validité de sa démarche aux quelques esprits chagrins par trop inquiets du respect des formes.

Nous avons eu avec lui une fructueuse collaboration. Toute l'équipe de Sciences Humaines pouvait lui présenter ses propositions ; il nous a aidé à donner à nos lecteurs des comptes rendus de nos conférences et à développer tous nos contacts, notamment avec l'ANVI, Agence nationale de valorisation des Sciences humaines auprès des entreprises. Son activité a donc été importante et bénéfique.

Il est parti avec une dignité extraordinaire, à tel point que son enterrement a donné lieu à une émotion très vive.

Bernard Berrier était un homme d'entreprises. Il est donc aujourd'hui fort opportun de mener une réflexion sur la société des consommateurs. Nous avons réuni pour cela un plateau d'excellente qualité. Il réunit Robert Rochefort, Directeur du Credoc, qui vient de publier chez Odile Jacob "Le consommateur entrepreneur", un ouvrage exposant les mutations du comportement et des motivations du consommateur ; à nos côtés se trouve également Dominique Desjeux, anthropologue et micro-sociologue, qui a réalisé de nombreuses études, au sein de l'Université Paris-V ou de son cabinet "Argonaute", sur les comportements de consommation, à une échelle française et internationale.

Le consommateur-entrepreneur

Robert ROCHEFORT
Directeur du CREDOC

Le titre du débat de ce soir, "La société des consommateurs", est également le titre de mon précédent ouvrage. Je rends donc hommage à votre initiative ! Ce livre, paru il y a deux ans et demi, avait notamment pour but, en référence au livre de Jean Baudrillard, "La société de consommation", de plaider en faveur d'un renouveau des analyses statistiques et économiques générales sur la consommation. Nous sommes en effet passés d'une société de fonctions (la production et la consommation) à une société d'acteurs (les producteurs et les consommateurs).

I. Les paramètres de la consommation

1. Rationalité et pouvoir d'achat

Le comportement du consommateur est encore mû par une grande cohérence. D'aucuns jugeront cette affirmation évidente ; d'autres la trouveront surprenante. Le lien entre revenu et consommation demeure. Mais, dans les années 80, beaucoup de services marketing préféraient voir dans les comportements de consommation la marque de l'irrationnel, de l'inconséquence, de la volatilité, etc. Mon livre tente de prouver le contraire, en se basant non tant sur la relation économique mais plutôt psycho-sociologique du consommateur aux objets de consommation.

Je vous exposerai donc quelques lignes directrices susceptibles de vous aider à mieux cerner la modélisation générique des questions de consommation.

Rappelons tout d'abord que la France est, incontestablement, un pays riche. Le pouvoir d'achat moyen annuel du consommateur français s'élève aujourd'hui à 80 000 francs, contre 20 000 francs en 1950 (en francs constants) et 40 000 francs en 1968.

2. Une relation "diachronique"

a. La logique de besoin

Dans une société riche comme la nôtre, la consommation se caractérise par une relation "diachronique". Elle fait intervenir, en premier lieu, une logique de besoin : sans besoins appelant une réponse fonctionnelle en termes de produits, il ne peut y avoir de consommation. Aucun produit de consommation ne peut s'exonérer de cette règle et le consommateur amplifie parfois de lui-même cette "logique de besoin" afin de légitimer son achat.

En aparté, j'ajouterai que l'offre, les distributeurs ou les publicitaires, à mon sens, ne créent pas de besoins ; c'est plutôt l'offre qui "marchandise" des besoins, en faisant passer dans la sphère du marché des besoins jusqu'alors satisfaits par des services non-marchands. Cette "marchandisation" s'accompagne le plus souvent d'une sophistication du besoin mais jamais de sa création. Depuis les vingt dernières années, la société de consommation s'est ainsi développée en marchandisant les besoins de loisirs, de distraction et de culture, qui existaient sans activités marchandes dans les années précédentes. Aujourd'hui, nous assistons à la marchandisation du traitement des personnes âgées dépendantes, besoin longtemps satisfait gratuitement par le recours à la proximité ou à la relation familiale. Un important gisement d'emplois réside maintenant dans ce type de services marchands. La CNAV vient d'ailleurs de décider, à titre expérimental, d'autoriser les entreprises privées - et non seulement les associations comme c'était le cas jusqu'à présent - à prendre en charge l'aide à domicile remboursable par les caisses de Sécurité sociale.

Les gens sont-ils plus, ou moins heureux une fois achevés les différents processus de marchandisation ? Je me refuse à répondre à cette question. Nos travaux ne démontrent pas de façon flagrante que la prise en charge du troisième âge par les structures familiales et rurales du passé respectaient mieux la personne humaine que le service marchand aujourd'hui. Les cas de maltraitance à domicile, dans les fermes, étaient probablement aussi fréquents que dans les institutions de gériatrie. Celles-ci ont, au demeurant, connu une phase de "socialisation" en ressortant de la collectivité publique avant de se transférer progressivement vers le secteur privé.

b. L'imaginaire du consommateur et l'immatériel du produit

En face de la "logique de besoin" que je viens d'évoquer intervient le rapport à l'imaginaire du consommateur. Je tenterai d'élargir cette notion.

Dans notre société riche, aucun produit ne peut désormais s'affranchir d'un tel rapport à l'imaginaire du consommateur. Dans une société pauvre ou de pénurie, le ménage acquiert un sac de pommes de terres pour répondre à un besoin de première nécessité : nourrir la famille. Dans une société riche, le sac de pommes de terres peut céder la place au riz ou aux pâtes, suivant la relation que l'imaginaire du consommateur entretient avec l'un de ces produits (anticipation de la recette que l'on préparera plus tard, nostalgie d'une recette familiale, etc.).

L'imaginaire du consommateur est plus ou moins structuré. La consommation fait aussi bien appel à des notions très symboliques qu'à un imaginaire assez "flottant". Parallèlement à la notion d'imaginaire du consommateur intervient ainsi la notion "d'immatériel" : compte tenu de la sophistication actuelle du marché, les industriels et les distributeurs incorporent au produit une dimension immatérielle qui part à la rencontre de l'imaginaire du consommateur. Les deux ne se complètent toutefois pas systématiquement et il est donc important de les différencier.

Le terme "immatériel" peut receler une certaine ambiguïté. L'on évoque en effet souvent "l'économie de l'immatériel" pour parler de l'économie des services. Pour notre part, nous utilisons ce terme pour désigner les signes distinctifs du produit (marque, emballage, marketing, etc.) qui définissent sa composante immatérielle destinée à rencontrer l'imaginaire du consommateur. La consommation est un jeu à quatre coins. Deux sont du côté du producteur, deux du côté du consommateur. Celui-ci doit satisfaire un besoin et dispose d'un imaginaire propre qui le fera pencher en faveur d'un produit donné ; le premier cherche à répondre aux besoins par la fonctionnalité de ses produits, qu'il dote de surcroît d'un immatériel qui tentera d'intercepter l'imaginaire du consommateur.

c. Application pratique

La distinction entre imaginaire du consommateur et immatériel du produit a toute son importance. Lorsque ces deux éléments sont en désaccord ou entrent en conflit, naît alors une crise de la consommation. La première grande contradiction de ce type a été rencontrée à la fin des années 60.

L'imaginaire du consommateur était alors marqué par l'émergence de fortes aspirations à la reconnaissance individuelle, alors que l'immatériel de la consommation demeurait, pour sa part, semi-collectif, fondé sur une consommation de classes sociales hiérarchisées, ou une consommation de type familial et contraignante. La contestation de la consommation née à la fin des années 60 n'est ainsi pas une contestation des rapports marchands en général. Elle s'avère une contestation du décalage entre produits de consommation hérités des années 50, où chaque classe sociale avait encore ses codes propres (on ne mangeait pas de la même façon dans une famille ouvrière et dans une famille de médecins), et l'arrivée d'un nouvel imaginaire qui verra notamment les jeunes revendiquer une appropriation individuelle de la consommation.

II. De la consommation de masse à l'hyper-individualisme : les années 70 et 80

1. Des consommateurs de plus en plus segmentés

Cette contestation de la fin des années 60 va déboucher sur une adaptation de la consommation. La consommation des décennies 70 et 80 va ainsi reposer sur une démarche visant à flatter en permanence l'individualisme du consommateur. L'immatériel dominant s'apparentera donc à un hyper-individualisme. Les consommateurs se segmentent de plus en plus précisément et, lorsque les années 80 s'achèvent, quasiment chacun d'entre eux est installé dans une "niche" de marché.

2. Le "théâtre de l'immatériel"

Parallèlement, les années 70 et 80 verront une prolifération des références de produits, afin d'adapter des produits totalement identiques au désir de différenciation du consommateur et de flatter celui-ci. L'intense développement de la publicité pendant cette période s'apparente à un "théâtre de la mise en scène de l'immatériel du produit de consommation", fondé sur un schéma très simple : pour proposer un produit à un segment de consommateurs, on décrit le style de vie de ce dernier et l'on y intègre le produit. Le postulat de base veut que le consommateur, une fois qu'il revivra - dans la réalité ou dans le rêve - ce même style de vie, y intégrera à son tour le produit vanté.

3. Crise de l'individualisme

La consommation, démarche pragmatique, a un grave défaut : lorsqu'un produit rencontre du succès, les fabricants ne peuvent se résoudre à en cesser les ventes. Alors que l'imaginaire du consommateur, qui est aussi celui du citoyen et de la société, continue d'évoluer avec son époque, l'immatériel a toujours tendance à se figer, prisonnier d'une impitoyable logique : si cela se vend, il faut continuer. Les fabricants d'automobiles vont ainsi longtemps persister dans un schéma hérité des années 80 et continuer de produire à tours de bras des modèles de type "turbo" ou "GTI", pensant caresser dans le sens du poil le désir de toute-puissance de l'individu ("voiture-prothèse"). Si bien qu'une nouvelle rupture se fait jour au début des années 90.

III. Les années 90 : inquiétude et "rassurance"

1. Le repositionnement de l'immatériel

L'imaginaire du consommateur a pourtant déjà évolué. Il ne repose plus sur un individualisme forcené mais sur un sentiment d'inquiétude. Marqués par des événements générateurs de réserve et d'incertitudes, les consommateurs ne peuvent plus accepter une consommation de type hyper-individualiste, qui nie leurs inquiétudes et invite en permanence l'acheteur à "se faire plaisir".

Les producteurs vont progressivement prendre conscience de cette transformation des esprits. De nombreuses études du Credoc ont permis d'identifier les inquiétudes imprégnant l'imaginaire du consommateur : peur du chômage, peur de la mondialisation, peur pour l'avenir des systèmes de retraite, peur de l'insécurité, etc. Toutes les angoisses contemporaines se "coagulent" pour fabriquer un nouvel imaginaire dominant, qu'il ne s'agit plus de célébrer et de glorifier dans sa toute-puissance individuelle mais plutôt de rassurer. Nous rentrions ainsi dans les années de "l'immatériel de rassurance", selon la formule que j'avais alors employée.

2. Le retour en force du terroir

Après la courte crise du début des années 90, la consommation se repositionne effectivement sur cet immatériel de rassurance. C'est ainsi que l'on assiste à un spectaculaire retour en force du terroir, qui avait quasiment disparu des éléments traditionnels du marketing. Depuis 5 à 6 ans, le terroir est mis à contribution pour vendre l'alimentation, le tourisme, la presse-magazine, etc. Il est devenu une forme classique de la rassurance. Aux personnes dont la tête, étourdie par la mondialisation, est propulsée en orbite géostationnaire, il propose de fixer les pieds dans la glaise !

3. La famille

La famille a également effectué son grand retour dans la symbolique de vente. Elle avait, elle aussi, totalement disparu de l'imaginaire du consommateur. Cette réhabilitation de la famille s'illustre notamment dans le succès spectaculaire des véhicules de type "Monospace", qui prennent allègrement la place des GTI ou des 4 X 4 dont l'immatériel avait connu son heure de gloire à la fin des années 80.

Les monospaces étant le plus souvent confinés au haut de gamme, cette tendance s'est aussi déclinée, depuis quelques années, dans le retour en force des voitures break. Elles remplacent les voitures "bétaillères" des années 60, disparues dans les années 80, même au sein des familles nombreuses. Les breaks étaient alors bannis des vitrines des concessionnaires. Aujourd'hui, ils sont quotidiennement vantés par la publicité, qui, en l'absence de familles nombreuses en quantité suffisante parmi la clientèle, souligne que le coffre du break convient parfaitement aux chiens de grande taille ! Notons néanmoins que les familles à trois enfants font depuis peu leur réapparition dans les publicités.

4. Le passé

Le nouvel immatériel fait également quotidiennement appel au passé. La durabilité, la pérennité des produits est opposée à leur caractère éphémère ou jetable, participant là encore d'un immatériel de rassurance.

Cet immatériel de rassurance a parfois atteint des sommets contestables, certains n'hésitant pas à vendre de "l'immatériel de solidarité" (la "consommation engagée"), par exemple des bouteilles d'une eau minérale "soutenant" Médecins du monde, etc. Ces initiatives suscitent pour le moins mes critiques.

IV. Crises de transition

La transition entre la fin des années 80 et le début des années 90 s'est donc bien traduite par une crise de passage d'un immatériel à un autre. Lorsque s'instaure une telle crise de transition entre un "immatériel dépassé" et un "imaginaire émergent", nous assistons toujours à une remise en cause globale de la société de consommation. La fin des années 60 a vu les jeunes opérer une telle condamnation globale. Les écrits qui ont circulé étaient littéralement incendiaires. Dix ans plus tard, ces mêmes personnes qui contestaient la société de consommation ont trouvé leurs marques et se sont à nouveau insérées dans la société de consommation. Elles ne dénonçaient en réalité que l'aspect coercitif d'une consommation familiale et semi-collective.

Le début des années 90 se caractérise par un retour de la critique de la société de consommation, y compris dans la grande presse. Comme toujours, lorsque l'on souhaite s'attaquer globalement à la consommation, l'on dénonce une société d'aliénation par les objets, la confusion entre "l'avoir" et "l'être", la création artificielle de besoins, etc. Des critiques très radicales se formulent avec une rapidité surprenante et s'oublient tout aussi rapidement lorsque la consommation finit par s'adapter au nouvel imaginaire. Rappelez-vous la fin des années 60, lorsque des livres nous dissuadaient d'acheter une voiture sous prétexte que les dépenses qu'implique un véhicule réduisaient sa vitesse économiquement optimale à 4 kilomètres/heure en moyenne !

Au début des années 90, nous avons assisté à des critiques différentes mais non moins radicales. Nombreux furent ainsi ceux qui prédirent la mort des marques. La presse entière a annoncé le salut par l'avènement des hard discounters, notant que les personnes fortunées du seizième arrondissement de Paris délaissaient le sac Hermès pour le sac Tati ! On parle de "consommation de paradoxe", les ménagères arpentant avec soulagement des rayons qui ne leur proposent plus qu'un seul modèle d'huile d'arachide et les libèrent ainsi de choix auparavant cornéliens. Le non-choix prend la place de l'hyper-choix, désormais dénué de sens.

Aujourd'hui encore, je pense qu'un nouvel immatériel est en gestation, motivé par un nouvel imaginaire du consommateur. La "rassurance" caractéristique des années 90 semble tendre à sa fin. L'immatériel de rassurance, désir de sécurité absolue, apparaît en effet assez régressif. Les Etats-Unis montrent d'ailleurs les extrêmes limites de ce phénomène, parlant du passage du cocooning au burrowing, (expression traduisible par "l'enfermement dans le terrier"). L'angoisse suscitée par le monde pousse l'individu à dépasser le stade du refuge occasionnel dans le cocon pour se barricader dans un véritable bunker, d'où il peut travailler, faire ses achats par Internet puis se les faire livrer, etc. Sortir est devenu totalement inutile.

Loin de cette tendance, nous assistons aujourd'hui à l'apparition d'un nouvel imaginaire du consommateur : celui du "consommateur entrepreneur". Il repose sur plusieurs transformations importantes de la société.

V. Le Consommateur-entrepreneur

1. La société post-salariale

a. De l'obligation de moyens à l'obligation de résultats

A la base de ces transformations - cette affirmation est bien sûr sujette à débat - réside l'entrée de la France dans une société post-salariale. Les contrats de travail salarié ne sont évidemment pas voués à disparaître immédiatement mais le travail indépendant va progressivement se substituer au travail salarié comme modèle idéal d'organisation. L'engagement sur des moyens va céder du terrain face aux engagements sur des résultats. De plus en plus, le lien entre collaborateurs s'établit sur la sous-traitance d'un travail et non sur la contrainte d'un horaire déterminé. Le travail repose de plus en plus sur les compétences et de moins en moins sur les qualifications.

b. Le télétravail

Le télétravail se prépare également un important développement, non dans sa définition à la Thierry Breton (le travail chez soi toute la semaine) mais dans une définition plus "pendulaire", qui fait que l'individu continue de se rendre "au bureau" mais peut, simultanément, être en état de travail à son domicile. L'on peut ainsi, par exemple, travailler trois jours dans son entreprise et deux jours chez soi. Aujourd'hui malheureusement, le modèle le plus souvent expérimenté consiste à travailler cinq jours dans son entreprise et deux jours chez soi...

2. Un imaginaire à cheval sur le bureau et le domicile

a. De la séparation hermétique au rapprochement : le téléphone portable

Le passage vers une société post-salariale implique notamment, dans l'imaginaire du consommateur-entrepreneur, une remise en cause de la séparation entre l'univers professionnel et l'univers familial et privé. C'est sur cette séparation que reposaient jusqu'à présent les comportements de consommation. Dans le monde compartimenté qui était le nôtre jusqu'à ce jour, les objets de la vie privée étaient hermétiquement séparés des objets de la vie professionnelle. Tous deux se distinguaient même par des formes propres : le mobilier de bureau ne pouvait pas être confondu avec du mobilier d'habitation !

Ce phénomène est aujourd'hui en voie de disparition. Un produit en particulier s'avère symptomatique de cette évolution : le téléphone portable. Après trois millions d'appareils vendus en 1997, les constructeurs prévoient cinq millions pour 1998 ! Aucun produit de consommation dans l'Histoire n'a connu une diffusion aussi rapide. La télévision s'est généralisée avec une certaine vitesse mais le téléphone portable a pulvérisé tous les records, quand bien même cette rapidité serait imputée à un retard français que nous nous serions empressés de combler.

Le téléphone portable est, typiquement, un produit d'interpénétration de la vie professionnelle et de la vie privée. Il permet à votre collaborateur, à votre supérieur ou à votre client de vous joindre pendant que vous êtes à la pêche au bord d'un lac ; il permet à votre conjoint ou à votre enfant de court-circuiter les obstacles traditionnels (secrétaires, assistants) et de vous joindre en pleine réunion professionnelle.

b. Le bureau au foyer : interpénétration ou confusion ?

De manière tout aussi symptomatique, le téléspectateur du dimanche soir ne "zappe" plus seulement entre le film de TF1 et celui de France 2 ; il saute aussi du film de l'une de ces deux chaînes à l'émission "Capital" de M6. Or regarder Capital est déjà une façon de travailler. Dix ans auparavant, le téléspectateur aurait systématiquement refusé d'anticiper ainsi la reprise du travail du lundi matin, dont la simple perspective suffisait déjà à gâcher les derniers plaisirs du dimanche soir.

Combien d'autres exemples illustrent cette interpénétration entre vies privée et professionnelle ? L'arrivée de l'ordinateur domestique en fait évidemment partie. Le retard accumulé dans l'équipement des ménages en ordinateurs domestiques ne peut s'expliquer uniquement par des arguments de prix. Pendant les dix dernières années, l'imaginaire du consommateur ne se trouvait tout simplement pas en adéquation avec l'immatériel de l'ordinateur domestique, objet évocateur de travail et dont il était par là même hors de question de doter son foyer.

Aujourd'hui, l'avènement du consommateur-entrepreneur stimule et multiplie les produits à usage mixte, mobilisables dans la vie professionnelle comme dans la vie privée. S'agit-il d'une réelle interpénétration entre vies professionnelle et privée ou bien plutôt d'une confusion ? J’espère qu'il ne s'agit pas d'une confusion.

3. Conclusion

a. Le retour à une "consommation-coproduction"

Arrivant au terme du temps qui m'est imparti, je lance une idée provocante mais susceptible d'encourager la progression du débat. Je pense que nous retournons actuellement à une logique de consommation-coproduction et que nous tournons le dos à la logique de consommation-destruction d'hier. On a longtemps haï la consommation. Les économistes ont un jour décidé que production rimait avec création et consommation avec destruction. Le consommateur-entrepreneur s'inscrit en revanche dans une logique de consommation-coproduction. Il se fait acteur de sa propre consommation, et ce du fait même de notre nouvelle société post-salariale qui l'incite à se prendre lui-même en charge.

Cette consommation-coproduction explique notamment le succès du bricolage, du jardinage, des loisirs "créatifs", ainsi que le retour en force des repas à préparer soi-même (qui n'est nullement incompatible avec le maintien des aliments déjà préparés), etc.

b. De l'individu à la personne

La consommation-coproduction témoigne - et je m'excuse auprès des philosophes pour employer approximativement des termes scientifiques - du passage de l'individu à la personne. Si nous demeurerons dans une consommation individuelle et non de masse, la consommation hyper-individualisée, qui séparait et opposait les consommateurs les uns aux autres, n'en a pas moins vécu. Elle cédera la place à une pratique faisant appel au consommateur comme une personne, ne cherchant pas à le distinguer à tout prix des autres mais à le rencontrer et à s'inscrire dans son projet.

c. La consommation future : un retour vers le passé

La consommation des années 2000 va ainsi probablement se caractériser par un retour du sur-mesure, par opposition à la prolifération des produits. Notons que le bricolage est une déclinaison de cette consommation-coproduction qui permet de faire du sur-mesure. Le client choisit lui-même le modèle qu'il développera mais en confie la réalisation à un tiers. Il choisit plusieurs objets déterminés et demande ensuite au guichet l'adresse d'un artisan qui effectuera les travaux pour son compte. Le bricolage devient maîtrise d'œuvre, tout en restant, littéralement, du bricolage.

La notion de consommateur-entrepreneur pose un grand nombre de questions. Les anciens modes de consommation étaient essentiellement centripètes. Le consommateur-entrepreneur obéit plutôt à une logique centrifuge. Chacun devient porteur de son projet et l'assume.

La consommation de demain se caractérisera indubitablement par un retour à des habitudes passées. Levi's propose aujourd'hui aux Etats-Unis des jean's sur mesure, tout comme les couturières d'autrefois. Les prises de mesures par scanner et la numérisation des commandes facilitent, paradoxalement, cette démarche. De la même manière, l'interpénétration entre vies professionnelle et privée constitue également un retour en arrière. La société rurale et artisanale vivait en effet une véritable fusion entre ces deux univers.

La société semble adapter son mode de consommation à ce qui semble aujourd'hui se dessiner comme la fin d'une parenthèse : la fin d'une société salariale extrêmement cohérente, celle que nous avons connue autour des 30 Glorieuses. La fin de cette période signale peut-être le retour de certains éléments antérieurs. C'est un retour en arrière, certes, mais il n'y a pas lieu de s'en attrister.

Jean-Claude RUANO-BORBALAN

Le résumé des comportements de consommateurs que nous venons d'entendre est extrêmement fécond. Il a suscité chez moi deux réflexions. Ce discours interprète-t-il les comportements de consommation de toute la société ou bien repose-t-il sur une étude des seules couches urbaines, les plus engagées dans les phénomènes actuels de mondialisation et qui se prêtent le mieux aux imaginaires évoqués ? En outre, comment définit-on aujourd'hui un imaginaire collectif ? S'agit-il de l'imaginaire des consommateurs ou bien de celui des publicitaires ? Nous pourrons répondre à ces questions à l'issue de l'intervention de Dominique Desjeux.

Les échelles d'observation de la consommation

Dominique DESJEUX
Professeur d'anthropologie à la Sorbonne
Visiting Professor à Canton (Chine) et Tampa (USA)

L'analyse de la consommation fait l'objet de multiples débats. Pour la plupart d'entre elles, ces controverses n'ont pas pour origine des hypothèses et des conceptions radicalement contradictoires. Elles proviennent le plus souvent du fait que les observateurs n'étudient pas, en réalité, les mêmes choses : ils analysent le phénomène consommation à des niveaux différents. La question des échelles d'observation apparaît dès lors comme un élément-clé de l'approche de la consommation en particulier, des phénomènes sociaux en général. Ayant la double fonction de chercheur et de consultant, j'ai pu prendre la mesure de ce décalage et essayer d'en tirer les conséquences conceptuelles et pratiques.

En tant que chercheur en sciences humaines (anthropologie, micro-sociologie, voire macro-sociologie), je suis amené à me poser la question du statut de la consommation dans la compréhension de notre société. Dans cette perspective la consommation ne se réduit pas aux comportements d'achat et aux rapports marchands. Elle ne se réduit pas non plus aux "styles de vie" (ou "sociostyles") décrits par Bernard Cathelat dés la fin des années soixante dix, ni à l'éphémère et au vide de Gilles Lipovetsky. Les consommateurs ne sont pas considérés ici comme étant dans un vide social. Ils ont un ancrage dans la société au-delà de leurs émotions et de leurs sentiments esthétiques. De plus la consommation s'inscrit dans le processus de production économique. Les consommateurs participent aussi de ce système d'action, production, échange et consommation que ce soit comme inclus ou comme exclus. Enfin la consommation représente un enjeu dans le jeu plus large de la compétition sociale, de la distinction statutaire entre groupes, de la construction des liens sociaux et des processus d'exclusion.

En tant que professionnel de l'enquête de terrain sur les processus de décision en général, j'aborde la question de façon un peu différente. Avec l'équipe d'Argonautes, nous avons travaillé pour le compte de nombreuses organisations. Les principales demandes sont venues de sociétés ou ministères comme EDF, Nestlé, France Télécom, La Poste, Leclerc, Motorola, le ministère de l'Équipement, le ministère de l'Agriculture, Pernod-Ricard, Promodes, Total, etc.. Les questions portent sur l'élucidation des conditions sociales d'acquisition d'un bien ou d'un service. Elles sont surtout stratégiques : comment positionner un produit, bien ou service, au sein de la concurrence nationale ou internationale ; comment aborder le choc de la dérégulation ; comment mieux évaluer l'impact des changements dans la vie quotidienne sur le comportement des usagers ou des consommateurs.

Avec les entreprises, nous n'abordons pas la consommation uniquement pour elle-même (comme le font les professionnels du marketing, dont c'est le travail). Une partie des analyses cherche à montrer, quand cela est possible, que le comportement du consommateur ou de l'usager fait partie d'un système d'action concret plus large, qui entre en interaction avec le jeu des acteurs de l'entreprise, voire avec celui de la filière professionnelle. La décision d'achat est vue comme un des moments possibles de l'itinéraire qui conduit le consommateur à acquérir un objet ou un service. Nous abordons donc d'abord la consommation sous l'angle de son usage social, pratique et symbolique dans l'univers domestique avant de l'analyser comme un choix individuel d'achat. Une enquête que nous avons menée sur la façon dont les enfants "manipulent" leur parents, est un bon exemple pour montrer que l'achat des produits pour enfants est une construction sociale : dans la cour de récréation, où se construit une part de la demande ; à la maison, où les enfants font pression sur les parents pour que l'objet désiré soit mis sur la liste des courses ; dans la grande surface, où ils accompagnent l'adulte afin de le "marquer" ; enfin, ils développent diverses stratégies de négociation, de séduction, de chantage, pour obtenir le coca ou éviter le camembert.

Cette confrontation entre recherches universitaires et études applicables m'a amené à un certain nombre de réflexions sur l'importance des échelles d'observation dans la compréhension du comportement des consommateurs et sur celle de la dynamique sociale des décisions des consommateurs. Nous retiendrons trois façons d'aborder la consommation, à travers différentes disciplines des sciences humaines et sociales :

1. La consommation comme achat individuel, entre l'arbitrage conscient et les motivations inconscientes (économie et la psychologie).

L'analyse de l'offre et de la demande est un des domaines traditionnels de la théorie économique néoclassique et de la psychologie des motivations, ainsi que de leur application à l'analyse des décisions d'achat des consommateurs, à travers le marketing. Le modèle explicatif dominant est celui de la rationalité individuelle du consommateur. Cette rationalité est limitée, et ce pour plusieurs raisons possibles : un accès inégal à l'information, les motivations inconscientes de l'acheteur, ou même son appartenance de groupe. Dans tous les cas, l'appartenance sociale et les valeurs ne sont que des variables dépendantes de l'individu, c'est-à-dire la "personne" du psychologue, le "consommateur" du marketing, le "sujet" du philosophe ou "l'agent" de l'économiste.

Dans ce contexte, la diffusion d'une innovation ramenée à son processus d'achat s'explique le plus souvent à partir d'un modèle psychosociologique appelé "paradigme épidémiologique", et décrivant la diffusion du produit suivant la même courbe que celle du développement d'une maladie contagieuse. L'adoption d'un bien ou d'un service est décrite comme un processus psychologique, en terme d'attitudes, de la plus favorable à la plus défavorable au changement. Les individus sont classés en "pionniers" (les premiers à adopter), "innovateurs", "majorité précoce" et "retardataires" (les derniers à adopter), ou "réfractaires". Les "innovateurs" et les "pionniers" peuvent être caractérisés suivant des variables socio-démographiques classiques en terme de niveau scolaire ou de niveau social, mais toujours dépendantes du comportement individuel et des motivations des acteurs.

Toutes ces explications fonctionnent et sont légitimes, si on considère qu'elles sont un découpage parmi d'autres de la réalité, celui de l'individu et de ses calculs. Elles postulent que la société est d'abord une "collection" d'individus, supposés libres et rationnels, dont le comportement agrégé explique le tout de la société. A l'inverse, toute approche qui postule un conditionnement social sera classée comme "déterministe", "relativiste" ou "holiste".

Le point important ici est que les deux échelles d'observation choisies, micro-individuelle ou macro-sociale, sont confrontées à un angle mort : celui de l'observation des interactions sociales entre acteurs. En effet, étant pour une part fondées sur des approches quantitatives et les statistiques fonctionnant sur le principe des corrélations, elles sont dans l'impossibilité d'observer des interactions sociales concrètes, en face à face notamment, ainsi que les mécanismes sociaux qui leur sont liés (rapports de pouvoir, constructions sociales du sens). Les arbitrages cognitifs de décision d'achat que met en évidence l'approche micro-individuelle ne nécessitent pas d'observation des interactions avec d'autres acteurs : ainsi, une consommatrice, pour choisir entre une salade prête à l'emploi et une salade toute prête, va "arbitrer" entre le prix, la fraîcheur perçue, la facilité d'achat et l'acceptation sociale de la salade "industrielle" par sa famille ou son mari. L'approche macro-sociale montrera de son côté (comme le fait Pierre Bourdieu) que les membres des classes populaires préféreront Le beau Danube bleu à L'art de la fugue, là aussi sans avoir à observer les interactions entre acteurs.

Les sciences humaines comme l'anthropologie, la micro-sociologie ou la macro-sociologie, qui sont moins familières, pour les décideurs des grandes organisations, que l'économie et la psychologie, proposent d'autres approches, soit à une autre échelle d'observation, soit suivant un autre découpage de la réalité. La décision d'adopter ou d'acheter un bien ou un service peut donc s'analyser soit à l'échelle microsociale (suivant deux découpages principaux : celui des interactions sociales ou celui des jeux institutionnels), soit à l'échelle macro-sociale (celle des appartenances sociales, dont les classes sociales sont une des modalités).

2. La société de consommation, de la valeur d'usage à la valeur d'échange dans le jeu de la compétition sociale (approche historique).

Les historiens étudient l'apparition de la société de consommation, quand l'achat de biens de consommation sort de son univers d'usage pour rentrer dans un univers marchand d'abord lié à la compétition sociale, puis à la mode, comme moteur de l'économie de marché. La "marchandisation" des biens et des services, comme l'eau au 19ème siècle, qui de bien gratuit devient un bien marchand, est le signe des débuts de la société de consommation. C'est aussi le début de l'organisation bureaucratique de la société en Europe décrit par Max Weber.

• Curialisation, mode et compétition sociale

Les historiens, depuis les travaux de Norbert Elias, semblent d'accord pour noter l'importance d'un phénomène de "curialisation" de l'aristocratie à la sortie du Moyen-âge, en France et en Angleterre. Avec la concentration du pouvoir politique, l'aristocratie se trouve contrainte de vivre à la cour, d'Elizabeth I pour l'Angleterre, de Louis XIV pour la France. Le débat porte sur l'importance de la curialisation dans le développement de la société de consommation et sur la place de la consommation dans la compétition sociale, celle de la distinction entre statuts.

Les historiens vont montrer qu'une forte compétition sociale va se développer, soit autour de l'achat de vêtements et de meubles pour l'Angleterre tudorienne de la fin du 16ème siècle, soit autour de la cuisine et des repas pour la cour du roi soleil au 17ème. La consommation marchande "compétitive" est certes encore réservée à un petit nombre, celui de l'aristocratie, mais la bourgeoisie s'est déjà placée dans la compétition comme le montre Le bourgeois gentilhomme de Molière. Grant McCracken montre même que cette concurrence pour le statut va se traduire par une transformation dans les valeurs culturelles : la "patine" des objets (ce dépôt qui recouvre avec le temps les meubles, les tableaux ou la vaisselle), qui représentait la valeur de base du statut social et de l'identité, va se trouver renversée par une nouvelle valeur, la nouveauté. C'est le début de la mode, un des grands moteurs de l'économie de marché et des processus de hiérarchisation sociale qui vont se diffuser à travers toute l'Europe à partir de la Renaissance.

Le 18ème siècle en Angleterre voit le début de la différenciation des styles (On parlera alors de "style George I", puis "George II", etc.). Ce sont aussi les premières campagnes publicitaires, avec le lancement de magazines de modes pour les vêtements, les poupées ou la vaisselle, les premières publicités dans la presse et le développement du métier de colporteur. Le nombre de consommateurs devient très important. Pour Colin Campbell le deuxième changement est culturel. Le 18ème siècle se caractérise par la montée d'une nouvelle conception du moi, lié au mouvement romantique anglais et à la révolution française, fondée sur l'importance de l'émotion et de l'esthétique, évolution qui va favoriser la montée du consumérisme, comme le protestantisme avait, selon Max Weber, favorisé le développement du capitalisme. Le 19ème est surtout le siècle d'une innovation clé : les grands magasins. Ils révolutionnent les pratiques d'achat et permettent le développement concomitant de la société industrielle.

Un historien comme Grant McCracken va donc distinguer deux périodes : celle qui précède le 16ème siècle, où domine une consommation non marchande, et celle qui va se développer à partir de la Renaissance sur la base d'une consommation marchande, qui deviendra de plus en plus de "masse".

• Accélération de la consommation et violence symbolique

Les années de l'immédiat après guerre sont marquées par un nouveau changement brutal de la consommation comme le montre pour la France Kristin Ross. Elle montre que comme l'univers de la production à l'usine, l'univers de la production domestique va être rationalisé entre 1945 et 1970 suivant des principes d'hygiène, d'efficacité et de propreté (notamment la salle de bain et la cuisine grâce au développement de l'électricité). C'est la grande époque du salon des arts ménagers.

L'accélération de la consommation introduit des changements dans les habitudes quotidiennes, les rapports familiaux, les relations sociales. Ces changements sont porteurs de violences latentes, c'est-à-dire de tensions invisibles et intériorisées par les acteurs sans que l'on sache à l'avance l'expression sociale qu'elles prendront. C'est en partie ce phénomène que nous observons actuellement à Canton en Chine, avec mon collègue Zheng Lihua, en travaillant sur les espaces du logement, sur la place des objets suivant les pièces et sur leurs usages entre les membres de la famille et le réseau amical. L'arrivée en masse des objets électriques (réfrigérateurs, micro-ondes, stérilisateurs), de l'eau courante, de l'électricité et des objets techniques de la communication (télévision, téléphone, ordinateur, courrier électronique, agenda électronique, téléphones mobiles et pagers), associée à la mise en place d'un phénomène de mode, est porteur de forts changement dans les rapports entre générations et sexes. Ceci se traduit notamment par un mouvement de décohabitation entre générations. Les couples "aisés" cherchent à vivre entre eux, sans la belle mère ou la famille élargie, ce qui correspond à une remise en cause du fonctionnement familial et du système de "sécurité sociale" qu'il pouvait représenter.

• Consommation de masse et fin des classes sociales ?

La perspective marketing constate aujourd'hui une infidélité à la marque ou l'inexistence de lien entre l'achat d'un produit et l'appartenance de classe sociale. En effet, la plupart des produits, à part les produits de luxe, peuvent être achetés par plusieurs classes sociales. Le marketing en conclut que les classes sociales ont disparu, que le consommateur est inconstant et volatile, ce qui n'est rien moins qu'évident, ni comme constat, ni surtout comme explication.

Il y a là confusion entre une question légitime (comment vendre un produit au segment le plus large possible, et donc à plusieurs classes sociales?) et une question sociologique (comment analyser les différenciations sociales?). Cette confusion porte sur l'assimilation de trois problèmes différents :

  • l'instabilité dans le choix d'une marque par rapport à une autre, pour le même produit (par exemple "le manège à bijoux" Leclerc par rapport à d'autres marques) ;
  • la variabilité des achats d'un produit, par rapport à d'autres produits (l'achat du produit bijoux paraît plutôt constant, mais avec une menace qui pèse sur les points de vente traditionnels, ceux des bijoutiers) ;
  • une inconstance des comportements de consommation qui serait associée à la disparition éventuelle des classes sociales.

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    La dernière publicité de Leclerc en 1997 joue à la fois sur la dimension "sacrée" du produit (emploi du ton noir et de la dorure), et sur la "démocratisation" de l'achat de bijoux en or qu'il permet, avec l'image de l'enseigne Leclerc. C'est bien un produit multi-classes, mais son acquisition n'a pas le même sens selon l'appartenance sociale : accéder au sacré pour les classes populaires, profiter de la diminution du prix de l'or pour les classes plus favorisées.

    • Du postmodernisme au marketing des tribus

    On ne peut donc se contenter de constater la variabilité des comportements de choix entre des marques pour conclure à la fin des classes sociales et préconiser le marketing des tribus comme méthode générale d'analyse du comportement des consommateurs. Cette remarque méthodologique n'est pas en soi une critique du marketing quand il se limite à comprendre les arbitrages des consommateurs sans interpréter pour autant l'évolution de la société. Elle est davantage une critique du postmodernisme, comme approche globale de la société. Les "post modernes" considèrent en effet que la consommation, l'émotion, l'esthétique ou l'illusion de la communication virtuelle sont les grands facteurs explicatifs des sociétés contemporaines. La production économique, les classes sociales, la matérialité des objets, les calculs ordinaires ou les routines de la vie quotidienne (c'est-à-dire ce qui fait la vie quotidienne des consommateurs) sont considérés comme partie négligeable.

    La première faiblesse des auteurs postmodernes est que la plupart ne réalisent pas d'études empiriques. Ils s'appuient le plus souvent soit sur leur "feeling", soit sur la publicité, voire sur les résultats des études marketing publiées dans les magazines. Ceci les conduit à développer, sur un mode esthétisant souvent stimulant, des conclusions sur Le temps des tribus, pour reprendre un des livres les plus significatifs de Michel Maffesoli, ou sur l'esthétisation de la société et les styles de vie volatils.

    La deuxième faiblesse du postmodernisme est d'avoir généralisé un moment "romantique", celui de la jeunesse, pour en faire une caractéristique générale de la société. La société ne serait ni individualiste, ni structurée en classe, mais organisée en petits groupes émotionnels et provisoires. Or cette approche n'est pertinente que pour deux catégories spécifiques : d'un côté, les adolescents et une partie des jeunes, et de l'autre une fraction limitée des adultes qui s'occupent la nuit dans les bars ou les "rallyes" à la recherche d'une forme de transgression sociale éphémère et émotionnelle, parce qu'ils sont seuls ou en période d'instabilité. Les consommateurs représentés dans les publicités du whisky Clan Campbell (pour les adultes) et celle des Tam-tams (pour les adolescents) renvoient très clairement à ce type de population. La vision postmoderne de l'individu a donc fortement imprégné l'imaginaire des publicitaires.

    Le postmodernisme a compris l'importance de la consommation comme une des formes de "l'expressionnisme" contemporain, mais sans voir que la consommation continuait à jouer un rôle important dans le jeu social (celui de la hiérarchie et de la compétition), et dans celui de la production économique, sans voir qu'elle ne se limitait pas à l'expression du "self". La consommation s'inscrit aussi dans des usages et des structures, dans une logique sociale, qui dépassent les acteurs et leurs intentions, comme le montrent l'anthropologie et la macro-sociologie.

    3. Consommation, lien social et hiérarchies sociales (anthropologie et macro-sociologie).

    L'économie, la psychologie et le marketing traitent de la consommation comme un comportement d'achat. L'histoire cherche à repérer les débuts de la société de consommation comme compétition et comme mode. Pour l'anthropologie, la consommation est a-historique. L'homme a, de tous temps, été un consommateur.

    A l'échelle d'observation micro-sociale, consommer c'est d'abord créer du lien social, c'est construire une trame sociale. Comme l'évoque le titre du livre de Jean-Claude Kaufmann La trame conjugale, les objets (ici la machine à laver) sont constitutifs de la construction du couple en particulier, et de la famille en général. L'anthropologue Mary Douglas et l'économiste Baron Isherwood écrivaient dès 1979, dans The World of Goods : "Les économistes présupposent que nous désirons les objets d'abord pour des raisons individuelles et psychologiques. Les anthropologues présupposent que nous cherchons à obtenir des objets pour donner, pour partager, pour remplir des obligations sociales. Dire que consommer c'est d'abord par rapport aux autres remet sur ses pieds l'ensemble de la question de la consommation". Pour ces deux auteurs la consommation n'est pas en premier lieu une aliénation, comme pour Jean Baudrillard, ni seulement un moyen de distinction sociale, comme pour Pierre Bourdieu. Elle est un mécanisme d'échange inhérent au fonctionnement de toute société. Consommer c'est d'abord échanger.

    Mais pour Mary Douglas l'accès aux objets n'est pas égal entre les groupes sociaux. Ce qui varie entre les riches et les pauvres, à la fin des années soixante dix en Grande Bretagne, c'est le degré d'accumulation suivant trois niveaux de possession : une "petite échelle" (small scale) définie par une proportion importante du revenu consacrée aux dépenses alimentaires ; une "échelle moyenne" caractérisée par une forte consommation de technologies domestiques avancées ; et une "grande échelle" marquée par d'importantes dépenses consacrées à l'acquisition d'informations venant du secteur tertiaire, y compris la formation scolaire, et par une faible proportion de revenu consacrée aux dépenses alimentaires. C'est à ce niveau de consommation que l'on utilise le plus de services tertiaires dont la fonction est d'être des marqueurs sociaux.

    Nous retrouvons en partie ces distinctions aujourd'hui en France, à partir du croisement de résultats qualitatifs et de données quantitatives : plus on est pauvre, plus les dépenses d'énergie sont importantes dans le budget du ménage, soit autour de 15 % pour un budget de dépense tournant autour de 2 000 F par mois, contre 4% pour des dépenses situées entre 8 000 et 20 000 F par mois (grande échelle de consommation). Il apparaît également que les plus pauvres sont surtout intéressés par les services en face à face, à l'inverse des populations aisées qui recherchent plutôt des services automatisés. Pour les groupes favorisés, c'est le temps qui est une ressource rare, d'où l'intérêt pour l'automatisation, qui limite les contacts sociaux et les pertes de temps liées aux rituels d'interaction qui leur sont associés. Au contraire, les plus pauvres peuvent avoir besoin de retarder une coupure de courant ou d'échelonner un paiement : ils sont donc plus prêts à discuter leur problème en face à face pour tenter d'améliorer leur capacité de négociation. D'autres de nos enquêtes montrent que les groupes plus favorisés sont aussi plus demandeurs de "services électroniques" ou de formations personnelles en dehors du marché de la formation permanente.

    L'approche macro-sociologique est à la base des travaux pionniers de Pierre Bourdieu sur le lien entre école, consommation et différenciation sociale. Dans La distinction il montre, à la suite des travaux de Maurice Halbwachs (La classe ouvrière et les niveaux de vie, en 1913) ou de Thorstein Veblen sur la consommation ostentatoire aux USA (1899), comment les goûts personnels sont aussi des produits sociaux : la consommation représente un analyseur du jeu social de la distinction.

    Ces approches, qui rejoignent en partie aujourd'hui celle plus descriptive des "mode de vie" proposée par Yannick Lemel et Alain Degenne, indiquent que partir d'un seul objet acheté n'a pas de sens social. C'est la "somme" des objets, des techniques et des services possédés par un ménage qui permet de comprendre le lien entre consommation, appartenance sociale et différenciation sociale.

    4. Une lecture anthropologique de la consommation

    L'analyse des différentes approches de la consommation m'a amené à une lecture anthropologique de la différence et de l'identité des sciences de l'homme, de la vie et de la société en terme d'échelles d'observation. Comme j'ai travaillé pour comprendre les différences ou les points communs culturels entre le Corps des mines en France et le système ethnique au Congo, ou la façon d'habiter en Chine par rapport à la France ou aux USA, de même j'aborde avec un point de vue interculturel les différences entre disciplines.

    • L'observation discontinue d'une réalité continue

    Le point de vue défendu est celui d'un "relativisme méthodologique". Il s'agit ici d'un relativisme "bien tempéré". La plus forte protection contre un relativisme absolu, où tout se vaudrait, est d'accepter que la réalité existe en dehors de la conscience du chercheur, qu'il est possible de l'objectiver par une enquête empirique, mais toujours à partir d'un point de vue d'observation relatif. C'est ce point de vue d'observation qui définit les échelles macro-scopiques, micro-sociales, micro-individuelles et biologiques que nous retrouverons ci-dessous.

    En postulant l'existence d'échelles d'observation, je choisis donc un point de vue descriptif, qui part d'un moment particulier dans le processus de production des connaissances et des formes de recueil de l'information (statistiques, archives, interviews, observations de pratiques). Si la réalité est globale ou complexe, l'observation ne peut pas être globale, ni sa présentation trop complexe. Ceci explique ma division en quatre échelles, alors que la réalité est un continuum. L'observation des comportements humains ne peut être que discontinue même si chacun se crée sa propre unité personnelle.

    Mais si je postule que toute observation empirique globale est impossible, je n'affirme pas que les rapprochements entre échelles sont impossibles, bien au contraire. Le rapprochement est le propre de la recherche. Mais ce ne sont que des rapprochements. Chaque échelle a son autonomie d'analyse et donc d'interprétation. Je ne suppose pas non plus résolue la question des schémas cognitifs qui structurent notre regard au moment de l'observation : j'en fait une variable dépendante de l'échelle d'observation. Je ne suppose donc pas que je suis hors échelle. Je propose une approche micro-sociale de la connaissance, dans laquelle cette dernière est considérée comme un itinéraire, comme un processus interactionniste.

    • Quatre échelles d'observation (schéma 1)

    En étudiant la consommation, et tout particulièrement pour la consommation alimentaire, j'ai distingué quatre échelles :

    - L'échelle macro-sociale est celle où les acteurs comme sujets et comme "calculateurs" intentionnels disparaissent du champ de l'observation au profit des grandes régularités de classes, de sexes, de générations ou de cultures. C'est celle de Pierre Bourdieu ou de Mary Douglas pour les classes sociales, celle des styles de vie et des modes de vie. C'est une des échelles les plus utilisées pour comprendre les comportements d'achat des consommateurs par le marketing, par la psychologie et l'économie, ou plus généralement par la macro-sociologie. C'est à cette échelle que sont agrégés les comportements des consommateurs : on sait par exemple que 56% des Français changent de slip tous les jours alors que 94% des Françaises déclarent mettre une petite culotte propre tous les jours, ou que le taux d'équipement des ménages en réfrigérateur est de 99 %.

    - L'échelle micro-sociale est celle des interactions entre acteurs, l'angle mort des approches statistiques : depuis l'interaction en face à face, jusqu'aux relations au sein d'une organisation en passant par les jeux institutionnels. C'est l'échelle de l'ethnologie en général et de la sociologie des organisations. Elle est en train de se développer aux USA et en Grande Bretagne depuis le milieu des années quatre vingt comme "anthropologie appliquée à la consommation", et en France comme "ethno-marketing" ou anthropologie de la consommation. C'est une approche encore peu mobilisée pour comprendre le comportement des consommateurs, en comparaison de la montée relative de la sémiologie. Elle est plus centrée sur les pratiques et les usages que sur les motivations.

    Elle représente moins de 5% du budget total des études marketing en France contre 80% pour les études quantitatives, le reste étant alloué aux diverses études de tests de produits ou de campagnes publicitaires, sur un total de 4 Milliards de francs. Ce constat limite la portée de l'affirmation selon laquelle le débat entre approches qualitative et quantitative est un faux débat : c'est en tout cas un vrai débat... budgétaire.

    - La troisième échelle est micro-individuelle. C'est la plus utilisée pour comprendre le comportement des consommateurs en micro-économie et en psychologie. Cette dernière se divise en approches cognitive (celle de l'arbitrage des consommateurs), biologique (celle des besoins), ou psychanalytique (celle des choix inconscients ou de la dimension symbolique des produits). C'est aussi celle du goût comme le rappelle Matty Chiva. Cette échelle est centrée sur l'individu. Les approches peuvent être qualitatives ou quantitatives.

    - Dans certains domaines, comme celui de l'alimentation ou de l'ergonomie, il est indispensable d'ajouter une quatrième échelle, qui correspond au niveau biologique : dans le cas des comportements alimentaires, elle renvoie aux processus de nutrition (données bio-chimiques, physiologiques et les métabolismes alimentaires).

    • La méthode des "itinéraires" (schéma 2)

    La méthode des itinéraires, que nous avons mis au point à Argonautes, se situe à l'échelle micro-sociale des interactions. Elle éclaire sur ce qui influence les choix au-delà de la biologie, des motivations et ou des effets des structures sociales. Elle permet d'aborder la décision d'acheter un produit ou un service comme un processus dans le temps, comme la cristallisation d'une série d'interactions sociales au sein de la famille, avec les amis ou avec les relations professionnelles, et non pas comme un processus d'arbitrage entre des préférences utilitaires ou symboliques.

    En partant plus des pratiques des acteurs, que de leurs motivations ou de leurs intentions, elle permet de reconstruire ce qui "conditionne" les choix des acteurs, c'est-à-dire les structures du quotidien. Elle recherche au sein de ces structures, les marges de manœuvre des acteurs, la part de routine et de changement qui organise les usages domestiques.

    Nous recherchons les usages prescrits, permis ou interdits selon les objets ou les pièces de la maison, selon que ces différents espaces sont classés en intime, privé ou public. Par exemple il est "prescrit" en France de ranger le papier-toilette dans les cabinets ou la salle de bain. Il est "permis" de le ranger dans la cuisine. Il est "interdit" de le ranger ou de l'utiliser dans le salon, sauf forte contrainte d'espace. En Chine ou au Danemark il est "permis" de l'utiliser et de le ranger dans le salon pour des usages variés. Aux USA, la cuisine ou la chambre à coucher ne sont pas classées dans les espaces intimes comme elles le sont en France ou en Chine. De même le réfrigérateur est en libre accès pour la famille, certains amis ou des voisins proches. En France, son accès est "interdit" à toute personne non intime.

    La technique de recueil de l'information consiste à choisir un objet ou un service, et à le suivre tout au long d'un itinéraire dont les contours sont reconstitués a posteriori. L'itinéraire compte 6 à 7 étapes, comprenant (pour une enquête sur l'achat de produits alimentaires) : le processus de décision à la maison, lié le plus souvent à une occasion d'usage du produit ; le moyen de déplacement (bus, à pieds, voiture, vélo, métro, moto) ; le lieu de l'achat (grande surface, commerce de proximité) ; le stockage à la maison (placard, garde manger, "frigidaire") ; la préparation culinaire, le repas, puis les déchets ou les restes. Toutes ces pratiques varient en fonction des cycles de vie, et des grands clivages sociaux déjà évoqués.

    Ainsi nous avons pu observer comment les enfants font pression sur les parents en essayant de faire inscrire ce qu'ils souhaitent sur la liste des courses, ou combien la routine jouait un rôle important au moment de la constitution de la liste dans la cuisine. Le moyen de transport, comme le vélo aux Pays Bas et en Chine ou la voiture aux USA, indique la fréquence des courses et influe sur la nature des achats. Le lieu de stockage permet de comprendre la place du "packaging" : par exemple si la bouteille qui contient la sauce, qui est en général rangée en France et aux USA dans la porte du frigidaire, est trop grosse, ceci peut bloquer son achat. La cuisine est le lieu stratégique de l'apprentissage des secrets culinaires entre génération et entre sexes. Le moment du repas, la pièce utilisée et les manières de table varient en fonction des jours de la semaine : les repas plus formels sont plutôt le soir ou le samedi en France, au contraire des repas informels avec un seul plat, parfois assis sur la moquette ou avec un plateau face à la télévision le dimanche soir.

    A cette échelle d'observation il est difficile de mettre au jour les effets de classes sociales, sinon sous forme d'indices. En revanche, il est possible de repérer des stratégies pour l'établissement ou la remise en cause des frontières entre sexes et âges sur la répartition des activités domestiques comme la cuisine, le ménage, le bricolage ou le jardinage. Il est aussi possible de repérer des évolutions des formes de la communication familiale, avec par exemple la mise en place de plusieurs lignes téléphoniques et l'apparition des "Tam-tams" ; ou d'observer la gestion de la distance amicale ou sociale que chacun veut établir, en fonction du choix des objets de la communication : il est plus "agressif" d'envoyer un recommandé à un ami qu'à son percepteur ; écrire une lettre d'amour sur ordinateur peut être considéré comme un jeu par des jeunes et comme blessant par des adultes. Il est aussi possible de montrer la "vie sociale des objets", notamment au moment des déménagements ou de l'installation des jeunes : par exemple comment un réfrigérateur va circuler des parents aux enfants pour transiter par Emmaüs ou terminer sur une décharge. C'est un exemple de consommation non marchande d'objets matériels.

    L'intérêt de l'approche par itinéraires est donc de rappeler, sans en éliminer l'existence, que les choix des consommateurs ne se limitent pas à des arbitrages, mais qu'ils s'inscrivent dans des jeux sociaux stratégiques, émotionnels et symboliques.

    Conclusion

    Pour comprendre le développement des biens et services, il faut les considérer non pas de façon isolée, mais comme un ensemble, comme un système d'approvisionnement de chaque famille, organisé par l'appartenance sociale. En d'autres termes, les choix de consommation dépendent du capital réseau des acteurs sociaux, de sa nature et de son fonctionnement, des normes du groupe d'appartenance, des occasions d'échanger socialement, et du territoire social et matériel dans lesquels ils s'insèrent. Les objets s'intègrent dans une structure sociale qui leur préexiste, et c'est cette structure qu'il faut reconstruire.

    Questions de la salle

    Jean-Claude RUANO-BORBALAN

    Outre les rapports complexes entre la sorcellerie et les réfrigérateurs que nous avons eu le plaisir d'entendre détailler, il est clair que la question des échelles appartient aux questions épistémologiques fondamentales des sciences sociales. Les questions de territoire et de liens sociaux qu'elle soulève sont extrêmement intéressantes.

    L'existence d'un lien entre consommation et violence m'a notamment paru constituer une piste de réflexion intéressante. Par ailleurs, je solliciterais volontiers des explications sur l'existence d'une macro-psychologie ! La parole est maintenant à la salle.

    De la salle

    Je ne sais à quel orateur adresser ma question. Je voudrais simplement savoir si l'on considère que la société des consommateurs (ou société de consommation) présente une dimension religieuse. L'acte d'achat est vénéré comme un totem ou une idole. La société de consommation laisse croire à ses membres que le fait d'acheter va les changer et va même changer la nature humaine. La publicité s'est employée à diffuser ce regard. Cette problématique a-t-elle déjà été étudiée ?

    Dominique DESJEUX

    Je n'ai pas étudié ce volet de la publicité. Je suis toutefois frappé par le lien entre consommation et religion. Les civilisations chrétiennes reposent toutes sur un même acte fondateur : la consommation du corps du Christ. Or ces mêmes sociétés ont toujours été les plus opposées à la notion de consommation. Je n'en sais toutefois pas plus.

    Robert ROCHEFORT

    Je rebondirai sur cette réponse car l'approche de Dominique Desjeux et la mienne présentent une différence fondamentale, notamment sur l'extension de la notion de consommation. J'estimerais que la consommation ne s'appréhende pas par le biais de "l'ingurgitation", soit le rapport final au produit, mais bien par le biais du rapport marchand au produit. Je me rapproche donc d'une logique économique.

    Il est, toutefois, intéressant d'objectiver les deux rapports, malgré les différences considérables qui les séparent. Nous pouvons ainsi relever que la proportion d'aliments jetés et non consommés est, dans nos sociétés riches, considérable.

    Je crois pour ma part que la tradition chrétienne n'apparente pas l'Eucharistie à une consommation puisqu'il ne s'agit pas d'une marchandisation. Cette analyse me permet de pousser plus loin la problématique du rapport à la religion. Votre question, en tant que telle, renvoie à des notions trop fondamentales pour que je puisse y répondre adéquatement. En revanche, je constate que, parmi les sociétés occidentales, la France est celle qui refuse avec la plus grande énergie la marchandisation de la religion ; les Etats-Unis sont, inversement, le pays où le rapport à la religion se prête le plus facilement à la marchandisation.

    La France connaît depuis très peu de temps seulement une tentative d'utilisation de certains symboles religieux dans la publicité. Considérons en effet que les anciennes publicités telles que le "Chaussée aux moines" faisaient plus appel à l'humour qu'à la religion. De même, lorsqu'une marque automobile invoque le bouddhisme ou lorsque le New Age, tendance très récente en France, est exploité par France Télécom, l'on peut difficilement y voir une véritable instrumentation de la religion.

    L'ensemble des courants culturels qui ont marqué la France avant l'avènement de l'économie (socialisme, catholicisme français, esprit républicain, etc.) ont, tous, constitué des idéologies fondamentalement anti-économiques. Elles ont ainsi cimenté un barrage face aux tentatives de marchandisation de la religion.

    A l'inverse, les Etat-Unis connaissent un fort taux d'instrumentation économique de la religion. Les magasins d'alimentation biologique déclinent ainsi toute la panoplie de produits et services connexes (compléments alimentaires, manuels de bien-être, cours de relaxation, bâtonnets d'encens, etc.) jusqu'à la prise en charge par un groupe quasi-religieux, le tout dans la même boutique ayant pignon sur rue et qui se situe même souvent - c'est intéressant en termes de classes sociales - dans des quartiers "branchés" et à forte population étudiante. C'est notamment le cas à proximité des universités de Boston ou de San Francisco.

    Jean-Claude RUANO-BORBALAN

    Il existe tout de même une manière empirique et qualitative d'appréhender les rapports de la consommation à la religion. Il s'agit notamment des cas où l'Eglise catholique, ou toute autre institution religieuse, s'émeut du contenu d'une publicité. En réalité, ces manifestations sont très rares, eu égard à la fréquence de l'utilisation des images religieuses dans la publicité.

    De la salle

    Ma question a été mal interprétée. Peut-être l'ai-je mal formulée. Ne pensez-vous pas que la société a aboli le pêché consistant à consommer et qu'elle stipule, désormais, que le salut viendra de la consommation ? Ce que, autrefois, seule la grâce divine pouvait nous donner, nous devons désormais l'attendre de la consommation, qui nous rend beau, séducteur, etc.

    Jean-Claude RUANO-BORBALAN

    Je pense que votre question avait bien été comprise. Si vous voulez parler de la notion d'imaginaire et des éléments iconographiques mobilisés en renfort de la vente de produits, il est évident que ceux-ci se réfèrent à un fond culturel qui, en France et en Occident, réserve une large place à la religion. A propos de la nature religieuse des rapports de l'individu à la consommation ou de son imaginaire de consommation, je ne dispose pas d'étude particulière à vous recommander. Toutefois, les travaux des sociologues des religions concluent tous à la non-existence de fonctionnements de type religieux dans les comportements de consommation. Cette non-existence n'est, bien sûr, que formelle car, à l'intérieur même de la société, le religieux s'est dilué dans ses fonctions. Ainsi l'aspect émotionnel, qui évoque pour un sociologue la communion d'individus, fait aujourd'hui partie des éventails de comportements de consommation : matchs de football, etc. Un certain nombre de formes de consommation s'apparente ainsi à la pratique religieuse mais ce rapprochement n'est qu'implicite.

    De la salle

    Ma question s'adresse plutôt à Monsieur Rochefort. Par manque de temps probablement, vous avez à mon sens négligé deux aspects propres au consommateur-entrepreneur.

    Le premier a trait à l'extension du nombre de repas pris au restaurant. Il est notamment dû à la généralisation de l'exercice d'une activité professionnelle parmi les ménagères. Par ailleurs, il semble que l'on invite ses amis ou sa famille plus volontiers au restaurant qu'à la maison. Dès lors, quels changements ce phénomène induit-il en matière de lien social afférent aux dépenses ?

    Le second aspect, qui me paraît tout aussi fondamental, a trait à la propriété des appartements et aux changements de comportement qu'induit la généralisation du statut de propriétaire : la participation aux assemblées de copropriétaires implique, pour chacun, l'adoption d'un comportement de décideur, qui doit se mobiliser sitôt qu'il faut réaménager la cage d'escalier, effectuer des travaux sur le toit, etc. Quels changements ces deux éléments peuvent-ils impliquer dans votre logique ?

    Robert ROCHEFORT

    Vous semblez estimer que tout, dans notre vie quotidienne, nous transforme progressivement en gestionnaire d'une petite PME, qui porte comme nom notre famille, notre logement, etc. Ces mutations supposent donc, à vous entendre, l'acquisition de compétences déterminées (notamment en droit de la copropriété). Ma réponse à votre intervention ne peut être que positive. J'ai effectivement abordé ce thème trop rapidement par manque de temps.

    Effectivement, ce que vous exposez est, empiriquement, à la base de la formation du consommateur-entrepreneur. Plus conceptuellement, je soulignerais que notre vie privée fait de plus en plus appel à des compétences d'ordre professionnel mais que, inversement, notre vie professionnelle fait de plus en plus souvent appel à des compétences de type privé. Pour étayer ce raisonnement, j'ai évoqué les éléments les moins banals, les plus édifiants et je n'ai pu être exhaustif. Vous avez raison de me signaler les deux éléments que je n'ai pas évoqués mais ceux-ci s'intégraient, de façon sous-jacente, dans mon raisonnement. Je constate tout comme vous une augmentation progressive de la complexité du quotidien, qui n'est d'ailleurs pas uniquement liée à la consommation. Elle est également liée, par exemple, aux rapports à l'Etat, à travers la fiscalité, la gestion des systèmes de retraites, etc. La consommation s'intègre aussi dans cette logique.

    L'extension du nombre de repas pris au restaurant signifie - pour ne pas s'en tenir aux éléments les plus évidents de la question - que le consommateur, pour un nombre de plus en plus grand de pratiques sociales et économiques, dispose du choix entre la sous-traitance et la fabrication par lui-même. Des motivations rationnelles le poussent à privilégier, selon les cas, l'une des deux options. Nous trouvons ici combinées les deux dimensions du consommateur d'aujourd'hui : il est pressé, souhaite gagner du temps et opte pour la restauration rapide ; parallèlement, c'est aussi la recherche du plaisir qui le pousse à opter pour la restauration. C'est ce dernier élément notamment qui explique le succès de la restauration thématique en France.

    Dominique Desjeux a très pertinemment souligné que l'analyse d'un produit seul tend à repousser dans l'oubli les catégories sociales. Néanmoins, certains produits ont acquis une telle force qu'ils sont aujourd'hui capables de transgresser les questions d'appartenance sociale, même si ceci ne fait nullement obstacle à l'utilisation d'une grille de lecture articulée autour des classes.

    Il ne sera donc pas iconoclaste d'affirmer qu'une paire de chaussures "Nike" est plus facile à acquérir pour un fils de cadre supérieur que pour un jeune homme résidant dans une banlieue défavorisée. Il reste que ladite paire de chaussures "Nike" intéresse aussi bien le fils de cadre supérieur que le jeune résident de banlieue ! Lorsque ce dernier se résignera à acheter une paire de chaussures de sports à 50 francs auprès du hard discounter le plus proche, alors une véritable fracture sociale s'installera dans les comportements de consommation.

    Pour vous répondre, je pense que votre intervention est juste sur ses deux points. Nous aurions pu les mentionner. Il est incontestable que le consommateur-entrepreneur amène avec lui une dimension de complexité. Il fait également naître la possibilité du "switch" permanent : restauration ou préparation, livraison du repas à domicile, etc. Le consommateur oscille en permanence entre différentes options, selon les intérêts du moment.

    Dominique DESJEUX

    J'aimerais aborder les objets de consommation et leur différenciation sociale et culturelle. Voir des Chinois manger chez Mac Donald's, des ménagères du seizième arrondissements faire des achats chez Tati ou un nombre de consommateurs de plus en plus grand opter pour la carte de crédit implique-t-il nécessairement une convergence et une homogénéisation des cultures ?

    Toutes mes observations démontrent le contraire. Je ne prétends pas avoir systématiquement raison. Toutefois, il me semble qu'un même objet ne revêt pas le même sens pour tous ses acheteurs. Le lien social et la culture jouent dans l'acquisition un rôle non négligeable. J'ai réalisé bon nombre d'enquêtes sur les jeunes, notamment dans les banlieues. On évoque beaucoup une culture jeune universelle : je pense pour ma part que la généralisation des pagers de type Tam Tam parmi les jeunes Chinois ne rend pas nécessairement ces derniers si proches des jeunes Français.

    Les jeunes que nous avons rencontrés en France se distinguaient notamment par l'adhésion à deux tendances : la tendance Hip Hop et la tendance Techno. Les premiers traitent les seconds de "bourgeois" ; les seconds se moquent des chaussures Nike des premiers. Autour de ces objets et de ces modes se développent des phénomènes d'appartenance et de stigmatisation sociale.

    Toutes ces observations me poussent à penser que le marketing (une discipline qui, au demeurant, me passionne) fait une impasse totale sur le lien social. Il raisonne à partir d'individus mais jamais à partir de groupes sociaux. Ces derniers existent pourtant bel et bien.

    Si les producteurs en tenaient mieux compte, ils comprendraient pourquoi les marques souffrent, dans les années 90, d'une si forte instabilité. Le consommateur n'est pas devenu, par essence, infidèle ; il s'agit plutôt de périodes d'instabilité qui frappent, épisodiquement, des groupes de consommateurs. Les consommateurs entre 20 et 30 ans constituent une catégorie sociale importante. Soumis à une pression forte du groupe, ils changent de marque sitôt qu'ils changent de département, de région, d'université, etc. Or la mobilité s'accroît parmi les jeunes. Avant de taxer le client d'infidèle, réfléchissons sur la fidélité d'un réseau social tout entier vis-à-vis d'une marque. Cet angle de recherche permet d'éviter la "psychologisation" ou "l'économisation" totale de l'étude du comportement des consommateurs, ces procédés ne s'avérant efficace que lorsque la consommation est, elle-même, en bonne santé !

    Jean-Claude RUANO-BORBALAN

    Je vous remercie tous pour votre participation à cette soirée. La prochaine conférence du Carré Seita aura pour thème "La motivation", au travail comme dans l'Education.

    Je vous invite à vous référer au livre de Robert Rochefort, "le consommateur-entrepreneur", paru aux éditions Odile Jacob. Par ailleurs, nous salons la naissance des éditions "Sciences humaines". Trois livres sont déjà parus sous ce label : un livre d'introduction aux Sciences humaines rédigé par Jean-François Dortier ; "Eduquer et former", un livre dans lequel sont consignés un grand nombre d'articles sur ces deux questions ; enfin, un ouvrage consacré à "L'identité" vient également de paraître. Nous serons heureux de répondre à toutes vos questions sur les activités des éditions Sciences humaines.

    Je vous remercie.

    Paris, le 16 mars 1998