L'IDENTITE A L'ERE DE LA MONDIALISATION  de Manuel CASTELLS *
publié dans la revue El Pais (Madrid) et traduit dans Courrier International n°382 (26 février -4 mars 1998)
* auteur de "la Société en réseaux" , Ed. Fayard , 1998

La résurgence des identités comme principes essentiels de vie personnelle et de mobilisation sociale à l'ère de la mondialisation, d'Internet et des médias est l'un des plus grands paradoxes de notre époque. D'un bout à l'autre de la planète, alors que s'unifient les marchés des capitaux et que s'uniformisent les usages d'une petite élite cosmopolite, les gens revendiquent de plus en plus vigoureusement  leurs racines historiques, territoriales, culturelles, ethniques, religieuses. les mouvements sociaux qui s'opposent  à la globalisation sont essentiellement des mouvements fondés sur l'identité.Le fondamentalisme religieux , qu'il soit chrétien, musulman, hindou, juif ou même bouddhiste, est probablement  la forme la plus importante de contestation sociale contre la pensée unique par le nombre de personnes qu'il mobilise, son influence dans la société et la radicalité de ses  positions. le nationalisme, le régionalisme, le localisme, l'ethnicité constituent eux aussi des tranchées, depuis lesquelles les gens réaffirment leur autonomie et essaient de défendre leur existence.
Si nous voulons apprendre à décrypter le nouveau monde sociopolitique de cette fin de millénaire, nous devons le ragrder avec un esprit ouvert et comprendre que les langages de l'identité peuvent être parlés avec des accents qui  nous plaisent (du moins à moi) , comme dans le cas du mouvement de libération du Chiapas, ou avec des accents  qui nous répugnent (du moins à moi) , comme dans le cas des milices aux Etas Unis . Vu d''Europe, il semble étrange que ces groupes , qui comptent des dizaines de milliers  de militants armés de matériel de guerre , se soulèvent , au nom d'une nation américaine retranchée dans les communautés locales, contre la mondialisation menée  par Washington , les multinationales, les Nations unies,. leur princioal ennemi est, de fait, le gouvernement fédéral, et c'est lui qui est la cible de leurs critiques et de leurs attaques armées.
Qui veut comprendre aujourd'hui la politique doit commencer par se pencher non pas sur l'économie ou la géopolitique, mais sur l'identité religieuse, nationale, régionale et ethnique de chaque société.
En Espagne, l'essor du nationalisme de gauche aux éléections régionales de Galice de l'automne dernier marque la fin de l'hégémonie  des options centralistes. la Catalogne et le Pays Basque se sont consolidés en tant que "nationalités" pleinement reconnues par la Constitution. Le nationalisme galicien s'affirme. Les Canaries pourraient connaître une évolution similaire, tout comme de façon différente et spécifique , d'autres régions d'Espagne. L'ancrage culturel et territorial de la dynamique  sociale et politique  est un processus irréversible , qui se fera en dépit  de l'opposition des appareils ou des institutions. Au moment où tout le monde s'inquiète de voir ressurgir  le problème fondamental de l'Espagne (à savoir : sur quelles bases de coexistence interculturelle et internationale construit-elle son existence ? ) , il semble utile de réfléchir sur le pourquoi et le comment de le (re) naissance des identités collectives, au dessus ou au dessous des Etats-nations hérités du passé. Et si c'est un phénomène mondial, alors pourquoi cela arrive-t-il maintenant ?
Première réponse : la construction de la vie , des institutions et de la politique autour des identités collectives est historiquement la règle, et non l'exeception. L'exception , en fait, ce sont les sociétés forgées à partir des Etats-nations qui ont surgi à la faveur du capitalisme et de l'étatisme à l'époque industrielle et qui se sont étendus  à toute la planète dans leur expression coloniale.
Le libéralisme aussi bien que le marxisme, idéologies dominantes de ce siècle, avaient (et ont toujours) en horreur la tradition, la religion, les racines historiques et territoriales.Ils aspiraient à les dissoudre et à uniformiser l'humanité pour bâtir  un monde de citoyens ou de prolétaires sans frontières. Un monde organisé par le marché et la raison dans le capitalisme libéral ; par l'Etat et le développement des forces productives dans le marxisme. la Révolution française a fait table rase des cultures populaires, religieuses et nationales qui existaient sur le territoire français. L'Etat napoléonien et l'école laïque de Jules Ferry ont fait le reste. Quant au socialisme scientifique , Maxime Gorki, l'intellectuel bolchévique par excellence, a dit en 1922 ce que toute le monde pensait tout bas :
"le peuple russe des villes et des villages, bêtes à demi-sauvages, stupides, qui font presque peur, mourra pour que puisse surgir une nouvelle race humaine." Staline qui était géorgien, essaya de remédier au problème en bâtissant un Etat fédéral en apparence . En fait, il ne fit qu'aggraver la situation. ce sont les mouvements nationalistes , y compris celui qui conduit par Eltsine en Russie pendant la perestroïka, qui ont causé l'effondrement de l'Union soviétique.
On peut dire que les nationalismes et autres courants identitaires ont ressurgi à la faveur du déclin historique des grands édifices politico-idéologiques de ce siècle. D'une part, l'étatisme s'est désintégré, dans sa version soviétique, mais aussi dans les Etats issus de mouvements de libération nationale, dans une bonne partie du "tiers-monde" . Ainsi , on peut démontrer que le fondamentalisme musulman est une réaction à l'échec économique et politique du nationalisme arabe.
D'autre part, dans le modèle occidental, avec le débordement de l'Etat-nation  par le nouveau capitalisme mondial et les nouvelles technologies de communication universelles, les travailleurs se retrouvent privés de tout instrument de contrôle social et les citoyens dépourvus de représentation dans les principales instances de décision. En vertu de quoi on assiste à un mouvement de repli sur les valeurs fondamentales, non négociables et non solubles dans les flux mondiaux de capitaux et d'informations.
Mon Dieu, ma culture, ma nation, mon ethnie, ma ville, mon quartier existent, que cela plaise ou non !
Depuis ces tranchées identitaires, qui rassurent et apportent un peu de chaleur humaine (mais qui oppriment aussi, bien entendu), on peut réorganiser la vie et trouver de nouvelles formes de relations avec ce monde devenu subitement  incontrôlable et imprévisible. D'aucuns le regretteront, y verront un retour à la société primitive, une forme de tribalisation. mais les faits sont là.
Oublié le temps où les classes, les citoyens, les Etats , ou des entités encore plus abstraites , comme les destins universels, étaient les piliers autour desquels s'organisait la société.A  l'ère de l'information, les gens construisent ce qu'ils sont et ce qu'ils ressentent à partir de leur expérience et de leurs codes culturels. Certains éternels comme Dieu. D'autres historiques, comme la nation ; géographiques comme le territoire ; biologico-historiques, comme être femme; personnels, comme être homosexuel; électifs, comme être écologiste, vivre en harmonie avec la nature et avec les généraltions futures. A partir de ces identités, on peut reconstruire la citoyenneté, les droits sociaux du travailleur et la soidarité universelle avec notre espèce et avec la planète. Mais en partant de cultures et d'individus concrets . Certes ,les identités qui ne communiquent pas dégénèrent en tribus ou s'exacerbent sous forme de fondamentalismes, de sources potentielles de totalitarisme et de terreur.
Etablir des passerelles entre les identités, favoriser leur coexistence dans le cadre d'institutions pluriculturelles où les individus et les collectivités sont égaux devant la loi, voilà la façon de faire la démocratie à l'ère de l'information. Au train où vont les choses, nous pourrions engendrer un monde constitué de tribus identitaires et de marchés mondiaux, doté d'institutions politiques et sociales dénuées de pouvoir et vides de sens. mais peut-être pouvons nous aussi construire une fédération libre de cultures historiques qui canaliseraient  les flux mondiaux de richesses et d'information via les réseaux d'institutions démocratiques transnationales. C'est nous qui bâtirons le futur. A condition de ne pas oublier que "nous" est la première personne . Du pluriel.



La société en réseaux. L'ère de l'information
CASTELLS (Manuel), TOURAINE (Alain), DELAMARE (Philippe)
FAYARD, 1998, 613 pages), bibliographie, index, tableaux

Manuel Castells, sociologue, entame avec "L'ère de l'information" le premier volume d'une série de trois sur la société de l'information. Dans sa préface, Alain Touraine qualifie cet ouvrage de : "le plus important publié sur cet immense sujet depuis le travail pionnier de Robert Reich : "L'Economie mondialisée".
Quatre thèmes sont traités :
- la nouvelle révolution technique qui vient des Etats-Unis, de la Silicon Valley, et a pu se développer grâce à la connaissance et à l'adaptabilité des entreprises ; l'économie et la société en ont été transformées.
- la mondialisation de l'économie qui s'explique en partie seulement par le progrès de la technologie,
- les effets conjugués de cette révolution et de l'économie mondialisée sur les conditions de travail et la vie sociale : il apparait clairement que les entreprises utilisant les nouvelles technologies sont les plus en pointe avec un lien fort entre la technologie et l'organisation du travail. L'auteur insiste alors sur la différence flagrante entre les travailleurs qualifiés et les non-qualifiés, ces derniers devant suivre une "rééducation générale et professionnelle" afin de voir leurs perspectives d'avenir s'ouvrir,
- enfin, la prédominance des médias sur la culture se traduit par la différence qui s'accroit entre ceux qui savent utiliser l'information pour atteindre des objectifs précis, et ceux qui subissent l'information.
Manuel Castells se livre à une analyse brillante de la société en réseau, des transformations et des mutations qui nous entourent.
Par la multiplicité de ses connaissances et la synthèse qu'il en fait, son livre est une aide précieuse afin de mieux appréhender "l'ère de l'information".



Un face à face décapant sur un nouveau contrat social entre Manuel Castells (Université de Berkeley) et Jacques Attali dans un entretien à Libération :
http://www.liberation.com/multi/cahier/articles/980612/po980612.html